Celui-ci affectait de rester étranger à toute cette affaire. Il continuait à courir les fêtes et les réceptions à la cour. Lorsqu'on faisait allusion à son mariage, il haussait les sourcils d'un air étonné, puis s'exclamait d'un ton méprisant et dédaigneux :
– Ah ! oui ! en effet !
Durant cette dernière semaine, Angélique ne le vit pas une seule fois. Par billets brefs que transmettait Molines, il lui dictait ses ordres. Elle devait partir à telle date. Il la rejoindrait tel jour. Il arriverait avec l'abbé et Molines. Le mariage aurait lieu aussitôt. Angélique s'exécutait en épouse docile. On verrait plus tard à faire changer de ton à ce blanc-bec. Après tout, elle lui apportait une fortune et elle ne lui avait pas brisé le cœur en le séparant de la petite de Lamoignon. Elle lui ferait comprendre que, si elle avait dû agir un peu brutalement, tous deux n'en trouvaient pas moins leur intérêt dans cette affaire et que sa bouderie à lui était ridicule.
Soulagée et déçue à la fois de ne pas le voir, Angélique s'efforça de ne pas trop penser à son « fiancé ». Le « problème Philippe » plantait une épine au sein de sa joie et, quand elle réfléchissait, elle s'apercevait qu'elle avait peur. Mieux valait donc ne pas réfléchir.
*****
Les voitures couvrirent en moins de trois jours la distance séparant Paris de Poitiers. Les chemins étaient assez mauvais, défoncés par les pluies printanières, mais il n'y eut pas d'incident, à part un essieu brisé un peu avant d'arriver à Poitiers. Les voyageurs restèrent vingt-quatre heures dans cette ville. Le surlendemain, dans la matinée, Angélique commença à reconnaître les lieux. On passa non loin de Monteloup. Elle se retint de ne pas y courir, mais les enfants étaient fatigués et sales. On avait dormi la nuit précédente dans une mauvaise auberge infestée de puces et de rats. Pour trouver quelque confort, il fallait gagner le Plessis.
Un bras passé autour des épaules de ses petits garçons, Angélique respirait avec délices l'air pur des campagnes en fleurs. Elle se demandait comment elle avait pu vivre autant d'années dans une ville comme Paris. Elle poussait des cris de joie et nommait les hameaux qu'elle traversait et dont chacun lui rappelait une anecdote de son enfance. Depuis plusieurs jours, elle avait fait à ses fils des descriptions détaillées de Monteloup et des jeux merveilleux auxquels on pouvait s'y livrer. Florimond et Cantor connaissaient le souterrain qui lui avait servi jadis de caverne de sorcière et le grenier aux coins enchantés. Enfin le Plessis surgit au loin, blanc et secret au bord de son étang. Il parut à Angélique, qui avait connu les demeures somptueuses et les palais parisiens, plus petit que l'image gravée dans sa mémoire. Quelques domestiques se présentèrent. Malgré l'abandon dans lequel les seigneurs du Plessis laissaient leur château de province, celui-ci était bien entretenu grâce aux soins de Molines. Un courrier, expédié une semaine auparavant, avait fait rouvrir les fenêtres et l'odeur fraîche des cires à reluire combattait celle de moisi embusquée dans les tapisseries. Mais Angélique n'éprouva pas le plaisir qu'elle escomptait. Ses sensations paraissaient subitement atténuées. Peut-être aurait-il fallu qu'elle pleurât ou se mît à danser, à crier, à embrasser Florimond et Cantor. Faute de pouvoir faire tout cela, elle se sentait une âme morte. Incapable de supporter l'excessive émotion de ce retour, elle était tellement saisie qu'elle n'avait aucune réaction.
Elle s'enquit du lieu où ses enfants pourraient se reposer, s'occupa elle-même de leur installation et ne les quitta qu'après les avoir vus, baignés et vêtus de douillettes propres, s'installer devant une collation de laitages et de gâteaux apportés par les paysans. Alors elle se fit conduire à la chambre de l'aile nord qu'elle s'était fait préparer, la chambre du prince de Condé.
Il lui fallut encore accepter les services de Javotte et répondre aux salutations des deux valets qui apportaient les cuves d'eau bouillante dans la salle de bains attenante. Distraitement, devant leur français malhabile, elle répondit en patois. Ils béèrent de surprise en entendant cette grande dame de Paris, dont les atours, pour sûr, leur paraissaient extravagants, s'exprimer dans leur jargon comme si elle l'avait parlé dès le berceau.
– Mais c'est vrai ! leur dit Angélique en riant. Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Angélique de Sancé. Et toi, Guillot, je me souviens que tu es du village de Maubuis, près de Monteloup.
Le nommé Guillot, avec lequel elle avait fait jadis quelques débauches de mûres et de cerises, aux beaux jours de l'été, eut un sourire extasié.
– C'est donc vous, Madame, qui avez épousé not' maît' ?
– C'est moi, en effet.
– Ben, ça va faire plaisir à tout le monde. On se demandait un peu qui était la nouvelle maîtresse.
Ainsi les gens du pays n'étaient même pas au courant. Ou plutôt ce qu'ils savaient était erroné, car on la croyait déjà mariée.
– Dommage que vous ayez pas attendu d'être cheu nous, continua Guillot en hochant sa tête hirsute. On aurait fait de si belles noces !
Angélique n'osa pas désavouer Philippe en disant à ce lourdaud de Guillot que le mariage devait avoir lieu au Plessis même et qu'elle comptait bien en ce qui la concernait, sur des réjouissances qui lui permettraient de revoir toute la contrée.
– Il y aura quand même des fêtes, promit-elle.
Ensuite, elle bouscula un peu Javotte pour hâter sa toilette. Lorsque la petite femme de chambre se fut retirée, Angélique, enveloppée dans sa robe de chambre de soie, revint vers le milieu de la pièce.
*****
Le décor n'avait pas changé depuis plus de dix ans. Mais Angélique ne le voyait plus avec ses yeux éblouis de petite fille et elle trouvait terriblement démodés les lourds meubles de bois noir d'inspiration hollandaise, et le lit aux quatre colonnes massives. La jeune femme se dirigea vers la fenêtre et l'ouvrit. Elle demeura effrayée en constatant l'étroitesse du rebord où, jadis, elle grimpait si agilement.
« Je suis devenue trop grasse, jamais je ne pourrai aller jusqu'à la tourelle », se désola-t-elle. On vantait d'habitude son corps élancé... Angélique, ce soir-là, mesura amèrement la marche implacable du temps. Non seulement elle n'avait plus la légèreté nécessaire, mais la souplesse lui manquait, et elle risquait tout bonnement de se rompre le cou. Après avoir réfléchi, elle prit le parti de rappeler Javotte.
– Javotte, ma fille, tu es mince, petite et plus souple qu'un roseau. Tu vas tâcher de monter sur ce rebord et de te rendre jusqu'à la tourelle d'angle. Et tâche de ne pas tomber !
– Bien, Madame, répondit Javotte qui serait passée par le trou d'une aiguille pour plaire à sa maîtresse.
Penchée à la fenêtre, Angélique suivit avec anxiété la progression de la jeune fille le long de la gouttière.
– Regarde à l'intérieur de la tourelle. Y vois-tu quelque chose ?
– Je vois quelque chose de sombre, une boîte, répondit aussitôt Javotte. Angélique ferma les yeux et dut s'appuyer au chambranle.
– C'est bien. Prends-la et apporte-la-moi avec précaution.
Quelques instants plus tard, Angélique tenait dans ses mains le coffret du moine Exili. Une croûte de terreau, agglomérée par l'humidité, le recouvrait. Mais c'était du bois de santal, et ni les bêtes, ni la moisissure n'avaient pu l'attaquer.
– Va, dit Angélique d'une voix blanche à Javotte. Et ne bavarde pas sur ce que tu viens de faire. Si tu tiens ta langue, je te donnerai une coiffe et une robe neuve.
– Oh ! Madame, avec qui voulez-vous que je bavarde ? protesta Javotte. Je ne comprends même pas la langue de ces gens-là.
Elle regrettait fort d'avoir quitté Paris. Avec un soupir, elle s'en fut rejoindre Barbe, afin de s'entretenir avec elle des gens de connaissance et du sieur David Chaillou en particulier.
Angélique nettoya le coffret. Elle eut beaucoup de peine à faire jouer le ressort rouillé. Enfin, le couvercle se souleva, et, sur le lit de feuillets, apparut l'ampoule de poison couleur d'émeraude. Après l'avoir contemplée, elle referma le coffret. Où allait-elle le dissimuler en attendant l'arrivée de Philippe et l'heure de le lui remettre en échange de l'anneau nuptial ? Elle le glissa dans le même secrétaire d'où elle l'avait retiré avec tant d'étourderie, quinze ans auparavant. « Si j'avais su ! se dit-elle. Mais peut-on, à treize ans, mesurer la portée de ses actes ? »
La clef du secrétaire à l'abri dans son corsage, elle continua de regarder autour d'elle avec désespoir. Ces lieux ne lui avaient causé que chagrins. À cause du larcin qu'elle avait commis, Joffrey, son seul amour, avait été condamné, et leur vie détruite !... Elle se contraignit à se reposer. Puis, dès qu'un pépiement de jeunes voix sur la pelouse lui eut appris que ses enfants étaient réveillés, elle les rejoignit, les fit monter avec Barbe, Javotte, Flipot et Pied-Léger, dans une vieille carriole qu'elle conduisit elle-même. Et tout le monde s'en fut joyeusement à Monteloup.
Le soleil déclinait et jetait une lumière safranée sur les grands prés verts où paissaient les mulets. Les travaux d'assèchement des marais avaient transformé le paysage.
Le domaine des rivières sous leurs arceaux de verdure semblait avoir reculé plus loin vers l'ouest.
Mais, en franchissant le pont-levis, où les dindons se pavanaient comme autrefois, Angélique constata que le château de son enfance n'avait pas changé. Le baron de Sancé, malgré l'aisance relative dont il jouissait maintenant, n'avait cependant pas apporté à la vieille bâtisse toutes les réparations nécessaires. Le donjon, les remparts à créneaux demeuraient croulants sous leur revêtement de lierre, et l'entrée principale restait toujours celle de la cuisine.
"Le chemin de Versailles Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "Le chemin de Versailles Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Le chemin de Versailles Part 2" друзьям в соцсетях.