– Si mon humble approbation peut vous être de quelque réconfort, Madame, je vous l'accorde.

Ce fut au tour d'Angélique de sourire. Elle s'entendrait toujours avec Molines. Cette certitude lui donna le courage d'affronter la discussion du contrat.

– Madame, reprit-il, il s'agit d'être précis. M. le marquis m'a bien fait comprendre que les enjeux sont graves. C'est pourquoi je vais vous exposer les quelques conditions auxquelles vous devez souscrire. Vous m'exposerez ensuite les vôtres. Puis je rédigerai le contrat et en ferai lecture devant les deux parties. Tout d'abord, madame, vous vous engagerez à jurer sur le crucifix que vous connaissez la cachette de certain coffret dont M. le marquis désire s'assurer la possession. Ce n'est qu'à la suite de ce serment que les écritures prendront quelque valeur...

– Je suis prête à le faire, affirma Angélique en étendant la main.

– Dans quelques instants, M. du Plessis va se présenter avec son aumônier. En attendant, clarifions la situation. Étant convaincu que Mme Morens est possesseur d'un secret qui l'intéresse hautement, M. le marquis du Plessis-Bellière acceptera d'épouser Mme Morens, née Angélique de Sancé de Monteloup, contre les avantages suivants : le mariage accompli, c'est-à-dire immédiatement après la bénédiction nuptiale, vous vous engagez à vous dessaisir dudit coffret en présence de deux témoins qui seront sans doute l'aumônier ayant béni le mariage et moi-même, votre humble serviteur. D'autre part, M. le marquis exige de pouvoir disposer librement de votre fortune.

– Oh ! pardon ! dit vivement Angélique. M. le marquis disposera de tout l'argent qu'il voudra et je suis prête à fixer le chiffre de la rente que je lui verserai annuellement. Mais je resterai seule propriétaire et gérante de mon avoir. Je m'oppose même à ce qu'il y participe de quelque façon que ce soit car je ne tiens pas à avoir travaillé durement pour me retrouver sur la paille, même avec un beau nom. Je connais le génie dilapidatoire des grands seigneurs !

Sans sourciller, Molines ratura quelques lignes et en écrivit d'autres. Il demanda ensuite à Angélique de lui faire un exposé aussi détaillé que possible des diverses affaires dont elle s'occupait... Assez fièrement, elle mit l'intendant au courant de ses entreprises, heureuse de pouvoir soutenir la discussion avec ce vieux renard et de lui indiquer les personnages importants près desquels il pourrait vérifier ses dires. Cette précaution n'offusqua pas la jeune femme, car, depuis qu'elle se débattait dans les arcanes de la finance et du commerce, elle avait appris à considérer que toute parole n'est valable que dans la mesure où elle est appuyée par des faits contrôlables. Elle nota dans ses yeux un éclair d'admiration lorsqu'elle lui eut expliqué sa position à la Compagnie des Indes et comment elle y était parvenue.

– Avouez que je ne me suis pas mal débrouillée, monsieur Molines, conclut-elle.

Il hocha la tête.

– Vous n'avez pas démérité. Je reconnais que vos combinaisons ne me semblent pas maladroites. Tout dépend évidemment de ce que vous avez pu engager au départ.

Angélique eut un petit rire amer et dur.

– Au départ ?... Je n'avais RIEN, Molines, moins que rien. La pauvreté dans laquelle nous vivions à Monteloup n'était rien en regard de celle que j'ai connue après la mort de M. de Peyrac.

Pour avoir prononcé ce nom, ils demeurèrent un long moment silencieux. Comme le feu baissait, Angélique prit une bûche dans le coffre placé près de l'âtre et la posa sur les tisons.

– Il faudra que je vous parle de votre mine d'Argentières, dit enfin Molines du même ton paisible. Elle a beaucoup contribué au soutien de votre famille, ces dernières années, mais il est juste que, maintenant, vous puissiez toucher, ainsi que vos enfants, l'usufruit de cette production.

– La mine n'a donc pas été mise sous scellés et attribuée à d'autres, comme tous les biens du comte de Peyrac ?

– Elle a échappé à la rapacité des contrôleurs royaux. À l'époque, elle représentait votre dot d'alors. Sa situation de propriété est demeurée assez ambiguë...

– Comme toutes les choses dont vous vous occupez, maître Molines, dit Angélique en riant. Vous avez le génie de pouvoir servir plusieurs maîtres.

– Que non pas ! protesta l'intendant d'un air pincé. Je n'ai pas plusieurs maîtres, Madame. J'ai plusieurs affaires.

– Je saisis la nuance, maître Molines. Parlons donc de l'affaire du Plessis-Bellière fils. Je souscris aux engagements que l'on me demande concernant le coffret. Je suis prête à étudier le chiffre de rente nécessaire à M. le marquis. En échange de ces avantages, je demande le mariage et d'être reconnue marquise souveraine des terres et titres appartenant à mon époux. Je demande également à être présentée à ses parents et connaissances comme sa femme légitime. Je demande aussi que mes deux fils trouvent accueil et protection dans la maison de leur beau-père. Enfin, je voudrais être au courant des valeurs et biens dont il dispose.

– Hum !... Là, Madame, vous risquez de ne découvrir que de bien minces avantages. Je ne vous cacherai pas que mon jeune maître est fort endetté. Il possède, avec cet hôtel parisien, deux châteaux, l'un en Touraine qui lui vient de sa mère, l'autre en Poitou. Mais les terres des deux châteaux sont hypothéquées.

– Auriez-vous mal géré les affaires de votre maître, monsieur Molines ?

– Hélas ! Madame ! M. Colbert lui-même, qui travaille quinze heures par jour pour rétablir les finances du royaume, ne peut rien contre l'esprit de prodigalité du roi, lequel met tous les calculs de son ministre en défaut. De même, M. le marquis engloutit ses revenus, déjà fort diminués par le faste de monsieur son père, en campagnes guerrières ou frivolités de cour. Le roi lui a fait don à plusieurs reprises de charges intéressantes qu'il eût pu faire fructifier. Mais il s'empressait de les revendre pour payer une dette de jeu ou acheter un équipage. Non, Madame, l'affaire du Plessis-Bellière n'est pas pour moi une affaire intéressante. Je m'en occupe par habitude... sentimentale. Permettez-moi de rédiger vos propositions, madame.

Pendant quelques instants, on n'entendit dans la pièce que les grattements de la plume qui répondaient aux crépitements du feu.

« Si je me marie, pensait Angélique, Molines deviendra mon intendant. C'est curieux ! Je n'avais jamais imaginé cela. Il essaiera sûrement de mettre ses longs doigts dans mes affaires. Il faudra que je me méfie. Mais, au fond, c'est très bien ainsi. J'aurai en lui un conseiller excellent. »

– Puis-je me permettre de vous suggérer une clause supplémentaire ? demanda Molines en relevant la tête.

– À mon avantage ou à celui de votre maître ?

– À votre avantage.

– Je croyais que vous représentiez les intérêts de M. du Plessis ?

Le vieillard sourit sans répondre et ôta ses lunettes. Puis il s'appuya contre le dossier de son fauteuil et posa sur Angélique ce regard animé et pénétrant qu'il posait déjà sur elle dix ans auparavant lorsqu'il lui disait : « Je crois vous connaître, Angélique, et je vous parlerai autrement qu'à votre père... »

– Je pense, dit-il, que c'est une très bonne chose que vous épousiez mon maître. Je ne croyais pas vous retrouver jamais. Vous êtes là, contre toute vraisemblance, et M. du Plessis se trouve dans l'obligation de vous épouser. Rendez-moi cette justice, madame, que je ne suis pour rien dans les circonstances qui vous ont amenée à une telle union. Mais il s'agit maintenant que cette union soit une réussite : dans l'intérêt de mon maître, dans le vôtre et, ma foi, dans le mien, car le bonheur des maîtres fait celui des serviteurs.

– Je suis de votre avis, certes, Molines. Quelle est donc cette nouvelle clause ?

– Que vous exigiez la consommation du mariage...

– La consommation du mariage ? répéta Angélique en ouvrant des yeux de pensionnaire à peine sortie du couvent.

– Mon Dieu, Madame... J'espère que vous comprenez ce que je veux dire ?

– Oui... je comprends, balbutia Angélique en reprenant ses esprits. Mais vous m'avez surprise. Il est bien évident qu'en épousant M. du Plessis...

– Ce n'est pas évident du tout, Madame. En vous épousant, M. du Plessis ne fait pas un mariage d'inclination. Je dirai même qu'il fait un mariage forcé. Vous étonnerais-je beaucoup en vous confiant que les sentiments que vous inspirez à M. du Plessis sont loin de ressembler à de l'amour et se rapprocheraient plutôt de la colère et même de la rage ?

– Je m'en doute, murmura Angélique avec un haussement d'épaules qui se voulait désinvolte.

Mais, en même temps, la peine l'envahit. Elle s'écria avec violence :

– Et puis après ?... Que voulez-vous que ça me fasse qu'il ne m'aime pas ! Tout ce que je demande, c'est son nom, ce sont ses titres. Le reste m'est indifférent. Il peut bien me mépriser et aller coucher avec des filles de basse-cour si cela lui fait plaisir. Ce n'est pas moi qui courrai après lui !

– Vous auriez tort, Madame. Je crois que vous connaissez mal l'homme que vous allez épouser. Pour l'instant, votre position est très forte, c'est pourquoi vous le croyez faible. Mais, ensuite, il faudra que vous le dominiez d'une façon quelconque. Sinon...

– Sinon ?...

– Vous serez HORRIBLEMENT MALHEUREUSE.

Le visage de la jeune femme se durcit, et elle dit, les dents serrées :

– J'ai déjà été horriblement malheureuse, Molines. Je n'ai pas l'intention de recommencer.

– C'est pourquoi je vous propose un moyen de défense. Écoutez-moi, Angélique, je suis assez vieux pour vous parler crûment. Après votre mariage, vous n'aurez plus de pouvoir sur Philippe du Plessis. L'argent, le coffret, il possédera tout. L'argument du cœur n'a aucune valeur pour lui. Il faut donc que vous arriviez à le dominer par les sens.