– Le roi n'a jamais eu entre les mains de tels documents. Il n'a jamais su vraiment jusqu'où pouvait aller la traîtrise des grands.
Elle s'interrompit pour saluer le carrosse de Mme d'Albret, puis reprit avec beaucoup de douceur :
– Il n'y a pas encore cinq années, Philippe, que M. Fouquet a été condamné...
– Et après ? Où voulez-vous en venir ?
– À ceci : que le roi, de longtemps encore, ne pourra voir avec tendresse les noms de telles ou telles personnes accolés à celui de M. Fouquet.
– Il ne les verra pas. De tels documents ont été détruits.
– Pas tous.
Le jeune homme se rapprocha d'elle sur la banquette de velours. Elle avait rêvé d'un tel geste pour un baiser d'amour, mais l'heure n'était manifestement pas à la galanterie. Il lui saisit le poignet et le broya dans sa main fine dont les jointures blanchirent. Angélique se mordit les lèvres de douleur, mais son plaisir fut le plus fort. Elle préférait mille fois le voir ainsi, violent et grossier, que lointain, fuyant, inattaquable dans la retraite de son dédain. Sous le fard léger dont il se maquillait, le visage du marquis du Plessis était livide. Il lui saisit le poignet.
Elle reçut en plein visage son haleine musquée.
– Le coffret avec le poison..., souffla-t-il. C'est donc vous qui l'aviez pris !
– Oui, c'est moi.
– Petite garce ! J'ai toujours été certain que vous saviez quelque chose. Mon père ne le croyait pas. La disparition de ce coffret l'a torturé jusqu'au seuil de la mort. Et c'était vous ! Et vous avez encore ce coffret ?
– Je l'ai toujours.
Il se mit à jurer entre ses dents. Angélique pensait que c'était une chose magnifique de voir ces belles lèvres fraîches débiter un tel chapelet de jurons.
– Lâchez-moi, dit-elle, vous me faites mal.
Il s'écarta lentement, mais avec un éclair dans le regard.
– Je sais, dit Angélique, que vous voudriez bien me faire plus de mal encore. Me faire mal jusqu'à ce que je me taise à jamais. Mais vous n'y gagneriez rien, Philippe. Le jour même de ma mort, mon testament doit être remis au roi, qui y trouvera les révélations nécessaires et l'indication de la cachette où se trouvent les documents.
Avec des petites grimaces, elle décollait de son poignet la chaîne d'or dont les doigts de Philippe avaient incrusté les maillons dans sa chair.
– Vous êtes une brute, Philippe, dit-elle sur un ton léger.
Puis elle affecta de regarder par la portière. Maintenant, elle était très calme.
*****
Au-dehors, le soleil couchant avait fini de traîner ses ors à travers les arbres. Le carrosse était revenu vers le bois de Boulogne. Il faisait clair encore, mais la nuit n'allait pas tarder à tomber.
Angélique se sentit pénétrée par l'humidité. Avec un frisson, elle se tourna de nouveau vers Philippe.
Il était aussi blanc et immobile qu'une statue, mais elle remarqua que sa moustache blonde était mouillée de sueur.
– J'aime le prince, dit-il, et mon père était un honnête homme. Je pense qu'on ne peut pas faire cela... Combien d'argent voulez-vous en échange de ces documents ? J'emprunterai, s'il le faut.
– Je ne veux pas d'argent.
– Que voulez-vous alors ?
– Je vous l'ai dit il y a un instant, Philippe. Je veux que vous m'épousiez.
– Jamais ! fit-il en reculant.
Le dégoûtait-elle à ce point ? Il y avait eu pourtant entre eux plus que des échanges mondains. N'avait-il pas recherché sa compagnie ? Ninon elle-même en avait fait la remarque.
Ils demeurèrent silencieux. Ce ne fut que lorsque l'équipage se fut rangé devant la porte cochère de l'hôtel du Beautreillis qu'Angélique se rendit compte qu'elle était revenue à Paris. Il faisait maintenant tout à fait sombre. La jeune femme ne voyait plus le visage de Philippe. C'était mieux ainsi.
Elle eut l'audace d'interroger d'un ton mordant :
– Eh bien, marquis, où en êtes-vous de vos méditations ?
Il bougea et parut s'éveiller d'un mauvais songe.
– C'est entendu, madame, je vous épouserai ! Veuillez vous présenter demain soir à mon hôtel de la rue Saint-Antoine. Vous y discuterez avec mon intendant les termes du contrat.
Angélique ne lui tendit pas la main. Elle savait qu'il la refuserait.
*****
Elle dédaigna la collation que lui présentait le valet de chambre et, contrairement à son habitude, ne monta pas chez les enfants, mais gagna directement le refuge familier de son bureau chinois.
– Laisse-moi, dit-elle à Javotte qui se présentait pour la dévêtir. Lorsqu'elle fut seule, elle souffla les chandelles, car elle avait peur d'apercevoir son reflet dans une glace.
Elle demeura longtemps immobile, appuyée dans l'encoignure sombre de la fenêtre. Du beau jardin, lui venaient, à travers l'ombre, des senteurs de fleurs nouvelles. Le fantôme noir du Grand Boiteux au masque de fer la guettait-il ? Elle refusait de se retourner, de regarder en elle-même. « Tu m'as laissée seule ! Alors, que pouvais-je faire ? » criait-elle au fantôme de son amour. Elle se disait que bientôt elle serait marquise du Plessis-Bellière, mais il n'y avait aucune joie dans son triomphe. Elle ressentait seulement une brisure de son être entier, un effondrement.
« Ce que tu as fait là est ignoble, affreux !... »
Des larmes coulaient sur ses joues, et, le front appuyé aux vitraux où une main sacrilège avait effacé les armes du comte de Peyrac, elle pleurait à petits coups en se jurant que ces larmes de faiblesse étaient les dernières qu'elle verserait jamais. Chapitre 19
Lorsque, le lendemain dans la soirée, Mme Morens se présenta à l'hôtel de la rue Saint-Antoine, elle avait retrouvé un peu de fierté. Elle avait décidé de ne pas compromettre par des scrupules tardifs les suites d'un acte qu'elle avait eu tant de mal à accomplir. « Le vin est tiré, il faut le boire », aurait dit maître Bourjus. La tête haute, elle entra dans un grand salon qu'éclairait seul le feu de l'âtre. Il n'y avait personne. Elle eut le temps de rejeter sa mante, de se démasquer et de tendre ses doigts à la flamme. Bien qu'elle se défendit de toute appréhension, elle se sentait les mains froides et le cœur battant.
Quelques instants plus tard, une portière se souleva et un vieil homme modestement vêtu de noir s'approcha d'elle et la salua profondément. Angélique n'avait pas songé un seul instant que l'intendant des Plessis-Bellière ne pouvait être que le sieur Molines. En le reconnaissant, elle poussa un cri de surprise et lui saisit spontanément les deux mains.
– Monsieur Molines !... est-ce possible ? Quelle... oh ! que je suis heureuse de vous revoir.
– Vous m'honorez beaucoup, Madame, répondit-il en s'inclinant derechef. Veuillez prendre place dans ce fauteuil, je vous prie.
Lui-même s'assit près de l'âtre devant un petit guéridon sur lequel étaient disposées des tablettes, une écritoire et une coupe à sable.
Tandis qu'il taillait une plume, Angélique, encore stupéfaite par cette apparition, l'examinait. Il avait vieilli, mais ses traits restaient fermes, son regard rapide et inquisiteur. Seuls, ses cheveux qu'il coiffait d'une calotte de drap noir étaient devenus tout à fait blancs. À son côté, Angélique ne pouvait s'empêcher d'évoquer la silhouette robuste de son père qui, tant de fois, était venu s'asseoir au foyer de l'intendant huguenot pour deviser et préparer l'avenir de sa nichée.
– Pouvez-vous me donner des nouvelles de mon père, monsieur Molines ?
L'intendant souffla sur les petits débris de la plume d'oie.
– M. le baron est en bonne santé, Madame.
– Et les mulets ?
– Ceux de la dernière saison viennent bien. Je crois que ce petit commerce donne satisfaction à M. le baron.
*****
Aux côtés de Molines, Angélique était assise comme jadis, jeune fille pure, un peu intransigeante, et si droite. C'était Molines qui avait négocié son mariage avec le comte de Peyrac. Aujourd'hui, elle le revoyait apparaître, mais cette fois sur les pas de Philippe. Comme une araignée tissant des fils patients, Molines s'était toujours trouvé mêlé à la trame de sa vie. C'était rassurant de l'avoir retrouvé. N'était-ce pas le signe que le présent renouait avec le passé ? La paix de la terre natale, la force puisée au sein du patrimoine familial, mais aussi les soucis de l'enfance, les efforts du pauvre baron pour caser sa progéniture, les inquiétantes générosités de l'intendant Molines...
– Vous souvenez-vous ? demanda-t-elle rêveusement. Vous étiez là, le soir de mes noces à Monteloup. Je vous en voulais beaucoup. Et pourtant, j'ai été magnifiquement heureuse, grâce à vous.
Le vieillard lui jeta un regard par-dessus ses grosses lunettes d'écaillé.
– Sommes-nous ici pour nous perdre en considérations émouvantes sur votre premier mariage, ou pour négocier les accords du second ?
Les joues d'Angélique s'empourprèrent.
– Vous êtes dur, Molines.
– Vous aussi, vous êtes dure, Madame, si j'en crois les moyens employés pour convaincre mon jeune maître de vous épouser.
Angélique respira profondément, mais son regard ne se détourna pas. Elle sentait que le temps n'était plus où, fillette intimidée, jeune fille pauvre, elle regardait avec crainte le tout-puissant intendant Molines qui tenait entre ses mains le sort de sa famille. Elle était une femme d'affaires que M. Colbert ne dédaignait pas d'entretenir et dont les raisonnements lucides désarçonnaient le banquier Pennautier.
– Molines, vous m'avez dit un jour : « Quand on veut atteindre un but, on doit accepter de payer un peu de sa personne. » Ainsi, dans cette affaire, je crois que je vais perdre quelque chose d'assez précieux : l'estime de moi-même... Mais tant pis ! J'ai un but à atteindre. Un mince sourire étira les lèvres sévères du vieillard.
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