Angélique poussa un soupir excédé.

– Oh ! Philippe, vous qui avez fréquenté le salon de Ninon, je ne peux comprendre comment vous n'y avez pas acquis un peu le sens de la conversation. Avec vos « pourquoi » et vos airs éberlués vous finissez par donner à vos interlocuteurs l'impression qu'ils sont complètement stupides.

– Peut-être le sont-ils, fit-il avec un demi-sourire.

À cause de ce sourire, Angélique, qui avait envie de le battre, fut envahie par un attendrissement absurde. Il souriait... Pourquoi souriait-il si rarement ? Elle avait l'impression qu'elle seule pourrait jamais parvenir à le comprendre et à le faire sourire ainsi.

« Un sot », disaient les uns. « Une brute », disaient les autres. Et Ninon de Lenclos : – Quand on le connaît bien, on s'aperçoit qu'il est beaucoup moins bien qu'il n'en a l'air – quand on le connaît mieux, on s'aperçoit qu'il est beaucoup mieux qu'il n'en a l'air... C'est un noble... Il n'appartient qu'au roi et à lui-même...

« À moi aussi, il m'appartient », pensa Angélique farouchement. Elle enrageait. Que fallait-il donc pour faire sortir ce garçon de sa nonchalance ? L'odeur de la poudre ? Eh bien ! il aurait la guerre, puisqu'il la voulait. Elle bouscula nerveusement Chrysanthème qui mordillait les glands de son manteau, puis fit un effort pour dominer son irritation et dit d'un ton enjoué :

– S'il ne s'agit que de redorer votre blason, Philippe, pourquoi ne m'épouseriez-vous pas ? J'ai beaucoup d'argent et qui ne risque pas d'être hypothéqué à la suite de mauvaises récoltes. Ce sont des affaires saines et solides et qui ne feront qu'augmenter.

– Vous épouser ? répéta-t-il.

Sa stupeur était sincère. Il éclata d'un rire désagréable.

– Moi ? Épouser une chocolatière ! fit-il avec un suprême dédain.

Angélique rougit violemment. Ce Philippe aurait toujours l'art de la bouleverser de honte et de colère. Elle dit, les yeux étincelants :

– Ne dirait-on pas que je propose d'unir ma roture à un sang royal ? N'oubliez pas que je me nomme Angélique de Ridoué de Sancé de Monteloup. Mon sang est aussi pur que le vôtre, mon cousin, et plus ancien, car ma famille descend des premiers Capétiens, tandis que, par les hommes, vous ne pouvez vous honorer que d'un quelconque bâtard d'Henri II.

Sans sourciller, il la considéra assez longuement, et un subtil intérêt parut s'éveiller dans son regard pâle.

– Oh ! vous m'avez déjà dit quelque chose de ce genre-là, jadis. Je m'en souviens. C'était à Monteloup, dans votre forteresse croulante. Une petite horreur mal peignée et en guenilles m'attendait au pied de l'escalier pour me faire remarquer que son sang était plus ancien que le mien. Oh ! c'était vraiment très drôle et ridicule.

Angélique se revit dans le couloir glacé de Monteloup, les yeux levés vers Philippe. Elle se souvint combien ses mains étaient froides, sa tête brûlante, son ventre douloureux tandis qu'elle le regardait descendre le grand escalier de pierre. Tout son jeune corps, travaillé par le mystère de la puberté, avait tremblé devant l'apparition du bel adolescent blond. Elle s'était évanouie.

Lorsqu'elle était revenue à elle, dans le grand lit de sa chambre, sa mère lui avait expliqué qu'elle n'était plus une petite fille et qu'un phénomène nouveau s'était accompli en elle. Que Philippe eût été mêlé ainsi aux premières manifestations de sa vie de femme, la troublait encore après tant d'années. Oui, comme il le disait, c'était ridicule, mais cela ne manquait pas de douceur.

Elle le regarda d'un air incertain et s'efforça de sourire. Comme ce soir-là, elle se sentait prête à trembler devant lui. Elle murmura d'un ton bas et suppliant :

– Philippe, épousez-moi. Vous aurez tout l'argent que vous voudrez. Je suis de sang noble. On oubliera vite mon commerce. D'ailleurs beaucoup de gentilshommes, à l'heure actuelle, ne pensent pas déchoir en s'occupant d'affaires. M. Colbert m'a dit...

Elle s'interrompit. Il ne l'écoutait pas. Peut-être pensait-il à autre chose... ou à rien. S'il lui avait demandé : « Pourquoi voulez-vous m'épouser ? » elle lui aurait crié : « Parce que je vous aime ! » Car, à ce moment-là, elle découvrait qu'elle l'aimait du même amour nostalgique et naïf dont elle avait paré son enfance. Mais il ne posait aucune question. Alors, elle reprit, maladroite, envahie de désespoir :

– Comprenez-moi... je veux retrouver mon milieu, avoir un nom, un grand nom... Être présentée à la cour... à Versailles...

Ce n'était pas ainsi qu'il aurait fallu parler. Elle regretta aussitôt cet aveu, espéra qu'il n'avait pas entendu. Mais il murmura avec un mince sourire :

– On pourrait tout de même considérer le mariage autrement que comme une affaire d'argent !

Puis, du même ton qu'il eût repoussé une main tendant une bonbonnière :

– Non, ma chère, non vraiment...

Elle comprit que sa décision était irrévocable. Elle avait perdu.

Au bout de quelques instants, Philippe lui signala qu'elle n'avait pas répondu au salut de Mlle de Montpensier.

Angélique s'aperçut que le carrosse était revenu vers les allées du Cours-la-Reine, maintenant très animées.

Elle commença à répondre machinalement aux saluts qu'on lui adressait. Il lui semblait que le soleil s'était éteint et que la vie avait pris un goût de cendre. Que Philippe fût assis près d'elle et qu'elle se trouvât ainsi désarmée l'accablait. Il n'y avait donc plus rien à faire ?... Ses arguments, sa passion glissaient sur lui comme sur une carapace lisse et glacée. On ne peut pas forcer un homme à vous épouser quand il ne vous aime ni ne vous désire et que son intérêt s'arrange aussi bien d'une autre solution. Seule, la peur pourrait peut-être le contraindre. Mais quelle peur réussirait à courber le front de ce dieu Mars ?

– Voici Mme de Montespan, reprit Philippe. Elle est avec sa sœur l'abbesse et Mme de Thianges. Ce sont vraiment de radieuses créatures.

– Je croyais Mme de Montespan en Roussillon. Elle avait supplié son mari de l'emmener afin d'échapper à ses créanciers.

– Si j'en crois la housse de son carrosse, les créanciers se sont laissé attendrir. Avez-vous remarqué combien le velours est beau ? Mais pourquoi ce noir ? C'est une couleur sinistre.

– Les Montespan portent encore le petit deuil de leur mère.

– Très petit deuil. Hier, Mme de Montespan a dansé à Versailles. C'était la première fois que l'on se divertissait un peu depuis la mort de la reine mère. Le roi a invité Mme de Montespan.

Angélique fit effort pour demander si cela signifiait que la disgrâce de Mlle de La Vallière était proche. Elle ne soutenait qu'avec peine cette conversation mondaine. Cela lui était bien égal que M. de Montespan fût cocu et que son audacieuse amie devînt la maîtresse du roi.

– M. le prince vous fait signe, dit encore Philippe.

De quelques coups d'éventail, Angélique répondit aux moulinets de canne que le prince de Condé lui adressait par la portière de son carrosse.

– Vous êtes bien la seule femme à laquelle monseigneur adresse encore quelque galanterie, constata le marquis avec un petit ricanement dont on ne savait s'il était moqueur ou admiratif. Depuis la mort de sa douce amie, Mlle Le Vigean, au carmel du faubourg SaintJacques, il a juré qu'il ne demanderait plus aux femmes qu'un plaisir charnel. C'est lui qui m'en a fait confidence. Mais, quant à moi, je me demande ce qu'il pouvait leur demander auparavant.

Et, après un bâillement poli :

– Il ne souhaite plus qu'une chose : retrouver un commandement. Depuis qu'il sait qu'il y a des idées de campagne dans l'air, il ne manque pas un jour la partie du roi et il acquitte ses pertes en pistoles d'or.

– Quel héroïsme ! ricana brusquement Angélique, que le ton lassé et précieux de Philippe commençait à exaspérer. Jusqu'où ce parfait courtisan ne se traînera-t-il pas pour rentrer en grâce ?... Quand on pense qu'il fut un temps où il a essayé d'empoisonner le roi et son frère !

– Que dites-vous là, madame ? protesta Philippe, indigné. Que le prince ait été en rébellion contre M. Mazarin, il ne le nie pas lui-même. Sa haine l'a entraîné plus loin qu'il n'aurait voulu. Mais, attenter aux jours du roi, jamais cette idée n'a pu l'effleurer. Voilà bien les propos inconsidérés des femmes !

– Oh ! ne faites pas l'innocent, Philippe. Vous savez aussi bien que moi que cela est vrai, puisque c'est dans votre propre château que le complot s'est tramé. Il y eut un silence, et Angélique comprit qu'elle avait visé juste.

– Vous êtes folle ! dit Philippe d'une voix altérée.

Angélique se tourna subitement vers lui. Avait-elle donc trouvé si vite le chemin de sa peur, de son unique peur ?...

Elle le vit pâle, tendu, ses yeux la guettant avec une expression enfin attentive. Elle dit à voix basse :

– J'étais là. Je les ai entendus. Je les ai vus. Le prince de Condé, le moine Exili, la duchesse de Beaufort, votre père, et bien d'autres encore vivants et qui pour l'heure font benoîtement leur cour à Versailles. Je les ai entendus se vendre à M. Fouquet.

– C'est faux !

Fermant à demi les yeux, elle récita :

– Moi Louis II, prince de Condé, je donne à Mgr Fouquet l'assurance de n'être jamais à aucune autre personne qu'à lui, de lui remettre mes places, fortifications et autres, toutes les fois...

– Taisez-vous ! cria-t-il avec horreur.

– Fait au Plessis-Bellière, le 20 septembre 1649.

Avec jubilation, elle le voyait pâlir de plus en plus :

– Petite sotte, dit-il en haussant les épaules avec mépris. Pourquoi exhumez-vous ces vieilles histoires ? Le passé est le passé. Le roi lui-même refuserait d'y ajouter foi.