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Nantie de ces piètres renseignements sentimentaux, Angélique retrouva en son salon ce même Philippe énigmatique. Il venait, mais l'intrigue ne progressait pas. Angélique finit par se demander s'il ne venait pas pour Marie-Agnès ; cependant, sa jeune sœur s'étant retirée chez les carmélites du faubourg Saint-Jacques pour préparer ses Pâques, il continua de se présenter fréquemment. Elle sut un jour qu'il se vantait de boire chez elle le meilleur rossoli de tout Paris. Peut-être ne venait-il que pour la seule dégustation de cette fine liqueur qu'elle préparait elle-même à grand renfort de fenouil, anis, coriandre, camomille et sucre macérés dans de l'eau-de-vie. Angélique avait la fierté de ses talents ménagers, et aucun appât ne lui paraissait négligeable. Mais elle fut blessée à cette pensée. Ni sa beauté, ni sa conversation n'attiraient donc Philippe ?
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Quand vinrent les premiers jours du printemps, elle se sentit désespérée, d'autant plus qu'un carême rigoureux l'affaiblissait. Elle s'était trop enthousiasmée en secret à l'idée d'épouser Philippe pour avoir le courage d'y renoncer. En effet, devenue marquise du Plessis, elle serait présentée à la cour, elle retrouverait sa terre natale, sa famille, et régnerait sur le beau château blanc qui avait ravi sa jeunesse.
Rendue nerveuse par des alternatives d'espoir et de découragement, elle brûlait d'aller consulter la Voisin pour se faire confirmer son avenir. L'occasion lui en fut fournie par Mme Scarron, qui se présenta un après-midi chez elle.
– Angélique, je viens vous chercher, car il faut absolument que vous m'accompagniez. Cette folle d'Athénaïs s'est mis en tête d'aller demander je ne sais quoi à une devineresse diabolique, une nommée Catherine Monvoisin. Il me semble que nous ne serons pas trop de deux femmes pieuses pour prier et lutter contre les maléfices qui vont peut-être s'abattre sur cette malheureuse imprudente.
– Vous avez parfaitement raison, Françoise, s'empressa de dire Angélique.
Flanquée de ses deux anges gardiens, Athénaïs de Montespan, trépidante et nullement émue, pénétra dans l'antre de la sorcière. C'était une fort belle maison du faubourg du Temple, la sorcière enrichie ayant déménagé du galetas sinistre où longtemps le nain Barcarole avait introduit de furtives silhouettes. Maintenant, on allait presque ouvertement chez elle.
Elle recevait en général ses pratiques sur une sorte de trône, et drapée dans un manteau brodé d'abeilles d'or. Mais, ce jour-là, Catherine Monvoisin, que la fréquentation du grand monde ne détournait pas de ses fâcheuses habitudes, était ivre à tomber. Dès le seuil du parloir où elles furent introduites, les trois femmes comprirent qu'on ne pourrait rien tirer de la pythonisse.
Celle-ci, après les avoir contemplées longuement d'un regard trouble, finit par descendre de son siège en titubant et fronça sur Françoise Scarron horrifiée, dont elle saisit la main.
– Vous alors, dit-elle, vous alors ! Vous avez une destinée peu ordinaire. Je vois la Mer, et puis la Nuit, et puis surtout le Soleil. La Nuit, c'est la misère. On sait ce que c'est ! Il n'y a rien de plus noir ! Comme la Nuit ! Mais le Soleil, c'est le roi. Voilà, ma belle, le roi vous aimera, et même il vous épousera.
– Mais vous vous trompez ! s'écria Athénaïs, furieuse. C'est moi qui suis venue vous demander si le roi m'aimerait. Vous confondez tout.
– Vous fâchez pas, ma p'tite dame, protesta l'autre d'une voix pâteuse. J'suis pas si saoule que je puisse confondre la destinée de deux personnes. Chacun la sienne, pas vrai ? Passez-moi votre main. Chez vous aussi, il y a le Soleil. Et puis, la Chance. Oui, vous aussi, le roi vous aimera. Mais, par exemple, il ne vous épousera pas.
– La peste soit de la pocharde ! marmonna Athénaïs en retirant sa main avec rage.
Mais la Voisin entendait donner à chacune pleine mesure. Elle s'empara d'office de la main d'Angélique, roula des yeux, hocha la tête.
– Une destinée prodigieuse ! La Nuit, mais surtout le Feu, le Feu qui domine tout.
– Je voudrais savoir si je vais épouser un marquis ?
– J'peux pas vous dire s'il est marquis, mais je vois deux mariages. Là, ces deux petits traits. Et puis six enfants...
– Seigneur !...
– Et puis... des liaisons !... Une, deux, trois, quatre, cinq...
– Ce n'est pas la peine, protesta Angélique en voulant retirer sa main.
– Attendez donc !... C'est ce Feu qui est surprenant. Il brûle toute votre vie... jusqu'à la fin. Il est si violent qu'il cache le Soleil. Le roi vous aimera, mais vous ne l'aimerez pas à cause de ce Feu...
Dans le carrosse qui les ramenait, Athénaïs ne décolérait pas.
– Cette femme ne vaut pas le premier sol de tout l'argent qu'on lui donne. Je n'ai jamais entendu pareil ramassis de sottises. Le roi vous aimera !... Le roi vous aimera !... Elle raconte la même chose à tout le monde !
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Ce fut par Mlle de Parajonc qu'Angélique apprit la nouvelle. Elle ne s'y attendait pas, et mit un certain temps à démêler la vérité dans le jargon de la vieille précieuse. Celle-ci vint la voir à son habitude, vers l'heure du souper, jaillissant de la nuit brumeuse comme une sombre chouette, ébouriffée de multiples rubans, lés yeux fixes et guetteurs. Charitablement, Angélique lui offrit quelques galettes au coin du feu. Philonide l'entretint longuement de leur voisine, Mme de Gauffray, qui venait de « sentir le contrecoup de l'amour permis », c'est-à-dire qu'après dix mois de mariage elle avait mis au monde un beau garçon. Puis elle s'étendit sur les malaises de « ses chers souffrants ». Angélique crut qu'elle parlait de ses vieux parents, mais il s'agissait seulement des pieds de Mlle de Parajonc. Les « chers souffrants » avaient des cors. Enfin, après avoir coupé les cheveux en quatre et les sentiments en huit, après avoir déclaré en regardant la pluie battre les carreaux : « Le troisième élément tombe », Philonide, toute au plaisir d'annoncer la nouvelle, décida de parler comme tout le monde :
– Savez-vous que Mme de Lamoignon va marier sa fille ?
– Grand bien lui fasse ! La petite n'est pas belle, mais elle a assez d'argent pour s'établir brillamment.
– Comme toujours, vous voyez juste aussitôt, ma très chère. C'est bien en effet la dot seule de cette petite noiraude qui put tenter un aussi beau gentilhomme que Philippe du Plessis.
– Philippe ?
– Vous n'en aviez ouï aucun écho ? interrogea Philonide, dont les yeux attentifs clignèrent.
Angélique s'était ressaisie. Elle dit en haussant les épaules :
– Peut-être... Mais je n'y avais pas attaché d'importance. Philippe du Plessis ne peut s'abaisser à épouser la fille d'un président, haut placé il est vrai, mais d'origine roturière.
La vieille fille ricana.
– Un paysan de mes domaines me disait souvent : L'argent ne se ramasse qu'à terre et, pour le ramasser, il faut se baisser. Chacun sait que le petit du Plessis est toujours en difficulté. Il joue gros jeu à Versailles et, pour l'équipement de sa dernière campagne, il a dépensé une fortune ; il traînait derrière lui un train de dix mulets portant sa vaisselle d'or et je ne sais quoi encore. La soie de sa tente était si brodée que les Espagnols la repéraient de leurs tranchées et l'avaient prise pour cible... Je reconnais d'ailleurs que ce charmant insensible est furieusement beau...
Angélique la laissait monologuer. Après une première réaction d'incrédulité, elle se sentait découragée. Ce dernier seuil à franchir pour se retrouver enfin dans la lumière du Roi Soleil : le mariage avec Philippe, s'écroulait. Elle avait toujours su, d'ailleurs, que ce serait trop difficile et qu'elle n'aurait pas la force suffisante. Elle était usée, à bout... Elle n'était qu'une chocolatière et ne pourrait se maintenir plus longtemps au niveau de la noblesse, qui ne l'accueillerait jamais. On la recevait, on ne l'accueillait pas... Versailles !... Versailles !... L'éclat de la cour, le rayonnement du Roi-Soleil ! Philippe ! Beau dieu Mars inaccessible !... Elle retomberait au niveau d'un Audiger. Et ses enfants ne seraient jamais gentilshommes... Toute à ses pensées, elle ne se rendait pas compte du temps écoulé. Le feu s'éteignait dans la cheminée, la chandelle fumait.
Angélique entendit Philonide interpeller aigrement Flipot, qui se tenait de garde près de la porte :
– Inutile, ôtez le superflu de cet ardent.
Comme Flipot restait bouche bée, Angélique traduisit d'un ton las :
– Laquais, mouche la chandelle.
Philonide de Parajonc se levait, satisfaite.
– Ma chère, vous semblez rêveuse. Je vous laisse à vos muses...
Chapitre 18
Cette nuit-là, Angélique ne put fermer l'œil. Au matin, elle assista à la messe. Elle en sortit très calme. Pourtant, elle n'avait pris aucune décision et lorsque, dans l'après-midi, l'heure du Cours arriva et qu'elle monta dans son carrosse, elle ne savait pas encore ce qu'elle allait faire.
Mais elle avait apporté un soin particulier à sa toilette. Tapotant ses failles et ses soies, elle se gourmanda tout à coup dans la solitude de la voiture. Pourquoi avait-elle étrenné aujourd'hui cette robe nouvelle à trois jupes alternées, couleur de marron dinde, de feuille morte et de tendre verdure ? Une broderie arachnéenne d'or, soulignée de perles, recouvrait comme d'un réseau de ramures étincelantes la première jupe, le manteau de robe et le corsage. Les dentelles du col et des manches nouées de vert reproduisaient le dessin des broderies. Angélique les avait tout spécialement fait exécuter par les ateliers d'Alençon, sur un projet de M. de Moyne, ornemaniste des maisons royales. Angélique avait tout d'abord réservé cette toilette, austère et somptueuse à la fois, pour les réunions de grandes dames telles que celles qu'offrait Mme d'Albret, où les propos mondains ne se voulaient pas trop frivoles. Angélique savait que sa robe lui allait admirablement au teint et aux yeux, bien qu'elle la vieillît un peu. Mais pourquoi l'avait-elle mise pour se rendre au Cours ? Espérait-elle éblouir l'implacable Philippe ou, par la sévérité de sa mise, lui inspirer confiance ?... Elle s'éventa nerveusement pour atténuer la bouffée de chaleur qui lui montait aux joues.
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