– Dès qu'elle aura reçu les premiers soins, je la ferai transporter à mon hôtel. En attendant, il faut aller chercher le Grand Matthieu.
Un quart d'heure plus tard, Flipot galopait vers le Pont-Neuf, en sifflant parfois pour se faire reconnaître des rôdeurs. Angélique avait déjà eu recours au Grand Matthieu lors d'un accident de Florimond, renversé par un carrosse. Elle savait que l'empirique possédait un remède quasi miraculeux pour arrêter le sang. Il savait aussi, à l'occasion, lorsqu'on le lui recommandait, s'envelopper d'un manteau couleur de muraille... et de discrétion. Il vint aussitôt et soigna sa jeune patiente avec l'énergie et l'habileté d'une longue pratique, tout en monologuant à son habitude :
– Ah ! petite dame, pourquoi n'avoir pas usé à temps de cet électuaire de chasteté que le Grand Matthieu vend sur le Pont-Neuf ? Il est fait de camphre, de réglisse, de semences de vignes et de fleurs de nénuphars. Il suffit d'en prendre matin et soir deux ou trois draghmes en buvant par-dessus un verre de petit-lait dans lequel on aura éteint un morceau de fer rougi au feu... Petite dame, crois-moi, il n'y a rien de meilleur pour réprimer les trop grandes ardeurs de Vénus, que l'on paie si cher...
Mais la pauvre Marie-Agnès était bien incapable d'écouter ces tardives recommandations. Les joues diaphanes, les paupières frappées de mauve, le visage amenuisé dans ses opulents cheveux noirs, elle ressemblait à une douce figure de cire privée de vie. Enfin Angélique put constater que l'hémorragie paraissait s'arrêter, tandis qu'un peu de rose revenait aux joues de sa jeune sœur.
Grand Matthieu s'en alla, laissant à Angélique une tisane que la malade devait boire toutes les heures « pour remplacer le sang qu'elle avait perdu ». Il recommandait qu'on attendît quelques heures avant de la bouger. Lorsqu'il fut parti, Angélique vint s'asseoir près de la petite table où un crucifix noir à piédestal projetait sur le mur une ombre gigantesque. Peu d'instants après, Raymond la rejoignit et s'assit de l'autre côté de la table.
– Je pense qu'au petit matin nous pourrons la faire transporter chez moi, dit Angélique, mais il est préférable d'attendre un peu qu'elle ait repris des forces.
– Attendons, approuva Raymond.
Il penchait son profil mat, peut-être un peu moins maigre que jadis, dans l'attitude de la méditation. Ses cheveux noirs et plats retombaient sur le rabat blanc de sa soutane. Sa tonsure s'était un peu élargie sous les premières atteintes de la calvitie, mais il n'avait guère changé.
– Raymond, comment as-tu su que j'habitais l'hôtel du Beautreillis et que j'y vivais sous le nom de Mme Morens ?
Le jésuite eut un geste vague de sa belle main blanche.
– Il m'était facile de me renseigner, de te reconnaître. Je t'admire, Angélique. La terrible affaire dont tu as été victime est désormais bien lointaine.
– Pas si lointaine encore, dit-elle avec amertume, puisque je ne peux pas encore me montrer au grand jour. Bien des nobles de plus petite naissance que moi me regardent comme une chocolatière parvenue, et je ne pourrai jamais retourner à la cour, ni aller à Versailles.
Il lui jeta un regard pénétrant. Il connaissait toutes les façons de tourner les difficultés mondaines.
– Pourquoi n'épouses-tu pas un grand nom ? Tu ne manques pas de soupirants, et ta fortune, sinon ta beauté, peut tenter plus d'un gentilhomme. Tu retrouverais ainsi nom et titres nouveaux.
Angélique pensa subitement à Philippe, et elle se sentit rougir à cette nouvelle idée. L'épouser ? Marquise du Plessis-Bellière ?... Ce serait merveilleux...
– Raymond, pourquoi n'ai-je pas songé plus tôt à cela ?
– Parce que tu n'as peut-être pas encore réalisé que tu étais veuve et libre, répliqua-t-il avec fermeté. Tu as aujourd'hui tous les moyens d'accéder à un haut rang d'une façon honnête. C'est une position qui a bien des avantages, et je peux t'y aider de tout mon crédit.
– Merci, Raymond. Ce serait merveilleux, répéta-t-elle rêveusement. Je viens de si loin, Raymond, tu ne peux pas savoir. De toute la famille, c'est moi qui suis tombée le plus bas, et pourtant on ne peut pas dire que les destinées de chacun de nous aient été si brillantes. Pourquoi avons-nous si mal tourné ?
– Je te remercie de ce « nous », fit-il avec un sourire bref.
– Oh ! c'est une façon de mal tourner aussi que de se faire jésuite. Souviens-toi, notre père n'était pas enchanté. Il eût préféré te voir possesseur d'un bon et solide bénéfice ecclésiastique. Josselin, lui, a disparu en Amérique. Denis, le seul militaire dé la famille, a la réputation d'une tête brûlée et d'un mauvais joueur, ce qui est plus grave. Gontran ? N'en parlons pas. Il s'est déclassé pour la joie de barbouiller la toile comme un artisan. Albert est page chez le maréchal de Rochant. Il fait l'amour avec le chevalier, à moins qu'il ne soit réservé aux charmes replets de la maréchale. Et Marie-Agnès...
Elle se tut, écouta le souffle presque imperceptible qui venait de l'alcôve, et reprit plus bas :
– Il faut dire que toute jeune elle était déjà enragée et se roulait dans la paille avec les gars du pays. Mais, à la cour, je crois qu'elle a essayé tout le monde. A-t-on idée de qui était le père de cet enfant ?
– Je pense qu'elle n'en a pas idée elle-même, dit assez crûment le jésuite. Mais, ce que je voudrais te voir surtout éclairer, c'est s'il s'agit d'un avortement ou d'une naissance clandestine. Je frémis à la pensée qu'elle ait pu laisser un petit être vivant entre les mains de cette Catherine Monvoisin.
– Elle est allée chez la Voisin ?
– Je le crois. Elle a balbutié ce nom.
– Qui n'y va pas ? fit Angélique en haussant les épaules. Dernièrement, le duc de Vendôme y est allé, déguisé en Savoyard, afin de tirer de cette femme quelques révélations au sujet d'un trésor que M. de Turenne aurait caché. Et monsieur, frère du roi, l'a fait venir à SaintCloud pour qu'elle lui montre le diable. Je ne sais si elle y a réussi, mais il l'a payée comme s'il l'avait vu. Devineresse, faiseuse d'anges, marchande de poisons, elle a beaucoup de talents...
Raymond écoutait sans sourire ces racontars. Il ferma les yeux et soupira profondément.
– Angélique, ma sœur, je suis épouvanté, dit-il avec lenteur. Le siècle où nous vivons est le témoin de mœurs si infâmes, de crimes si atroces, que les temps futurs en frémiront. En cette seule année, plusieurs centaines de femmes se sont accusées à mon confessionnal de s'être débarrassées de leur fruit. Ceci n'est rien : c'est le dénouement courant qu'entraîné la licence des mœurs, des adultères. Mais près de la moitié de mes pénitents confessent avoir empoisonné l'un des leurs, avoir cherché à faire disparaître par des pratiques démoniaques celui ou celle qui les gênait. Sommes-nous donc encore des barbares ? En ébranlant les barrières dé la foi, les hérésies nous ont-elles révélé le fond de notre nature ? Il y a un désaccord terrible entre les lois et les goûts. Et c'est à l'Église de retrouver la voie dans ce désordre...
Angélique écoutait avec surprise les confidences du grand jésuite.
– Pourquoi me racontes-tu cela à moi, Raymond ? Je suis peut-être une de ces femmes qui...
Le regard du religieux revint vers elle. Il parut l'examiner, puis secoua la tête.
– Toi, tu es comme le diamant, dit-il, une pierre noble, dure, intransigeante... mais simple et transparente. J'ignore quelles fautes tu as pu commettre au cours de ces années où tu as disparu, mais je suis convaincu que, si tu les as commises, c'est que, bien souvent, tu ne pouvais faire autrement. Tu es comme les vrais pauvres gens, ma sœur Angélique, tu pèches sans le savoir, contrairement aux riches et aux grands...
Une gratitude naïve envahissait le cœur d'Angélique à l'énoncé de ces surprenantes paroles où elle discernait comme un appel de la Grâce et l'expression d'un pardon venu de plus haut.
La nuit était paisible. Une odeur d'encens flottait dans la cellule, et l'ombre de la croix qui veillait entre eux, au chevet de leur sœur en danger, parut à Angélique, pour la première fois depuis de longues années, douce et rassurante.
D'un mouvement spontané, elle glissa à genoux sur les dalles.
– Raymond, veux-tu m'entendre en confession ?
Chapitre 17
La guérison de Marie-Agnès se poursuivit à l'hôtel du Beautreillis de façon satisfaisante. Cependant, la jeune fille restait dolente et peu enjouée. Elle semblait avoir oublié son rire cristallin qui faisait l'enchantement de la cour, et ne montrait de son caractère que le côté exigeant et impulsif. Au début, elle ne manifesta aucune reconnaissance pour les gentillesses d'Angélique. Mais, comme elle reprenait des forces, Angélique en profita pour lui envoyer une bonne gifle à la première occasion. Désormais, Marie-Agnès décréta qu'Angélique était la seule femme avec laquelle elle pourrait jamais s'entendre. Elle eut des grâces câlines pour venir se blottir près de sa sœur en ces soirées d'hiver où, près du feu, on pouvait s'attarder en jouant de la mandoline ou en brodant un ouvrage. Toutes deux échangeaient leurs impressions sur les personnes qu'elles connaissaient et, comme elles avaient la langue acérée et l'esprit vif, elles riaient parfois à gorge déployée de leurs trouvailles.
Guérie, Marie-Agnès ne semblait aucunement décidée à quitter « son amie Mme Morens ». On ignorait qu'elles étaient proches parentes. Cela les amusait. La reine s'informa de la santé de sa fille d'honneur. Marie-Agnès fit répondre qu'elle se portait bien, mais qu'elle allait entrer au couvent. Cette boutade était plus sérieuse qu'elle n'en avait l'air. Marie-Agnès refusait assez farouchement de voir quiconque, mais se plongeait dans les épîtres de Saint Paul et suivait Angélique aux offices.
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