Toutes deux, se cachant leurs misères anciennes, sentaient néanmoins le rapprochement que créaient entre elles ces destins troublés, et elles se voyaient avec grand plaisir. Une autre amie de voisinage qu'Angélique fréquentait assidûment était la charmante marquise de Sévigné.
Celle-ci aussi, comme Mme Scarron, se gardait de l'amour, qui l'avait trop longtemps meurtrie, mais alors que Françoise avait remplacé cette passion par une ambition aussi démesurée que secrète, Mme de Sévigné, selon son propre aveu, « avait rempli son cœur d'amitié ». C'était un enchantement que de passer quelques heures près d'elle et plus encore de recevoir ses lettres vivantes et pleines d'esprit.
Angélique allait chez elle pour entendre parler de Versailles, où la marquise se rendait parfois sur l'invitation expresse du roi, qui aimait sa compagnie. Elle contait avec beaucoup de feu et d'entrain les divertissements qu'on y donnait : courses de bague, ballets, comédie, feux d'artifice, promenades. Et, quand elle voyait trop de regrets dans les yeux d'Angélique, elle s'écriait :
– Ne vous désolez pas, ma très chère. Versailles, c'est le royaume du Désordre, la cohue est telle que, quand il y a fête, les courtisans sont enragés, car le roi ne prend aucun soin d'eux. L'autre soir, MM. de Guise et d'Elbeuf n'avaient quasi pas un trou où se mettre à couvert. Ils ont dû aller dormir à l'écurie.
Mais Angélique était persuadée que MM. de Guise et d'Elbeuf préféraient encore coucher à l'écurie plutôt que d'être exclus des fastes de Versailles, et elle n'avait pas tort. Ce château royal, dont tout le monde s'entretenait, et qu'elle se refusait de connaître avant de pouvoir s'y présenter dans tout son éclat, avait pris aux yeux d'Angélique le lustre merveilleux d'un mirage. Il était devenu le but à la fois unique et invraisemblable de son ambition. Aller à Versailles ! Mais une chocolatière, même la plus riche de Paris, pouvait-elle trouver sa place au sein de la cour du Roi-Soleil ? Elle se persuadait que cela se produirait un jour. Elle était déjà arrivée à tant de choses !
Louis XIV dépensait des sommes folles pour l'embellissement de Versailles.
– Il se pique de la beauté de sa maison comme une belle de son visage, disait encore Mme de Sévigné.
*****
Lorsque la reine mère mourut d'un cancer, le roi, qui s'était évanoui à son chevet, courut à Versailles. Il y resta trois jours, errant parmi les allées de tilleuls, les bosquets de buis taillés en boule et le peuple de marbre des déesses et des dieux. Versailles mit un baume sur la blessure cuisante. Il put verser des larmes, évoquer avec douceur l'auguste présence de celle qui avait fait de lui un roi et qu'il revoyait dans ses atours noirs éclairés de guimpes ou de dentelles, avec le magnifique cordon de perles qui lui sautait jusque sur les genoux, sa belle croix de diamants, et ses petites mains admirables. Il s'attarda dans l'appartement où il l'avait reçue et qui était orné des deux choses qu'Anne d'Autriche préférait : des bouquets de jasmin amples comme des buissons et des bibelots de Chine en filigrane d'or et d'argent. À Versailles, au moins, il n'avait pas fait pleurer sa mère.
Vers le même temps, Mme de Montespan perdit également sa mère et ce deuil, joint à celui de la cour, retint un moment au logis la folle Poitevine. Elle vint plus souvent chez Angélique, fuyant les créanciers et les ennuis de son ménage. Sa gaieté se nuançait d'un tourment secret. Elle parla de son enfance. Son père était un homme de plaisir et sa mère une bigote. De sorte que l'une étant à l'église pendant le jour et l'autre en partie fine la nuit, ces deux époux ne se voyaient guère. On ne savait comment ils avaient trouvé le moyen de faire quelques enfants. Athénaïs parlait aussi de la cour, mais avec des réticences et une impatience mal dissimulée : la reine était une sotte et La Vallière une malheureuse imbécile. Quand donc le roi se déciderait-il à la répudier ? Il ne manquait pas de personnes prêtes à prendre sa place... On disait que Mme de Roure et Mme de Soissons avaient été voir la Voisin pour empoisonner La Vallière.
On parlait beaucoup de poison dans Paris, et pourtant il n'y avait plus guère, au Marais, que de très vieilles dames pour se faire apporter, au moment du repas, la crédence, petite armoire contenant des coupes pleines de pierres de crapaudine ou de cornes de licorne, et aussi le « languier », sorte de salière d'or ou d'argent où reposaient des langues de serpents. Toutes ces choses étaient destinées à combattre les effets du poison. La nouvelle génération affectait de mépriser ces pratiques. Cependant, bien des gens mouraient mystérieusement et les médecins trouvaient leurs viscères brûlés par un feu corrosif. Apparemment quelqu'un leur avait donné, selon l'expression du policier Desgrez, « un coup de pistolet dans un bouillon ».
Angélique avait pour voisine la marquise de Brinvilliers. Celle-ci habitait rue Charles-V, à deux pas. Ce fut pourtant par hasard qu'Angélique se retrouva devant cette femme qu'elle avait assaillie du côté de la porte de Nesle, au temps où elle faisait partie de la bande de Calembredaine.
Mme de Brinvilliers ne la reconnut pas, du moins Angélique l'espéra, mais cette dernière se sentit extrêmement gênée tout au long de la visite, en songeant au bracelet d'or qui reposait dans un coffret près du poignard de Rodogone-l'Égyptien. Mme Morens était venue chez la fille du lieutenant de police, M. d'Aubrays, pour lui adresser une requête. M. d'Aubrays était mort récemment, mais son fils avait repris sa fonction, et Angélique espérait que Mme de Brinvilliers voudrait bien intervenir près de son frère. Il s'agissait d'obtenir la libération d'un pauvre gueux, emprisonné pour mendicité et que Mme Morens, qui l'avait connu autrefois, désirait prendre à son service. Le gueux en question était Pied-Léger.
*****
Un jour qu'Angélique passait en carrosse place du Pilori, elle avait aperçu, exposé au carcan, le long visage aux yeux tristes de Pied-Léger.
Son sang ne fit qu'un tour, car Pied-Léger était un innocent que son épuisant métier de coureur avait rendu infirme et réduit à la misère. Même à la tour de Nesles, jamais Angélique ne l'avait vu voler. C'était à peine s'il mendiait, et Calembredaine trouvait juste de le nourrir et de l'abriter sans lui demander contrepartie. Angélique fit arrêter sa voiture et sauta à terre. Sans souci des badauds, elle interpella le condamné :
– Pied-Léger, mon ami, que fais-tu là-haut ?
– Oh ! c'est toi, marquise des Anges, répondit le malheureux. Est-ce que je le sais, ce que je fais là ? Le sergent des pauvres m'a ramassé. Et puis, ils m'ont mis dans leur clocher. Savoir pourquoi, c'est une autre affaire.
– Patiente un peu, je reviens te délivrer.
Afin de ne pas perdre de temps en démarches vaines, Angélique courut directement chez M. d'Aubrays. Elle obtint que l'enquête sur le garçon fût rapide et la libération signée le lendemain. Mme de Brinvilliers invita Angélique à sa prochaine réunion. Elle y verrait toutes sortes de gens charmants, entre autres le chevalier de Sainte-Croix. Nul n'ignorait que ledit chevalier était l'amant en titre de la dame...
*****
Pied-Léger, revêtu d'une livrée fort belle, fut nommé valet de chambre de Florimond et de Cantor. Il ne pouvait pas faire grand-chose, mais il était doux et bon et savait raconter des histoires aux enfants. On ne lui en demandait pas plus. Ce n'était pas le premier revenant de la tour de Nesle qu'Angélique accueillait à l'hôtel du Beautreillis.
Les autres, les irréductibles mendiants, éclopés, vagabonds, avaient vite appris le chemin de sa demeure où, trois fois par semaine, les attendaient une soupe chaude, du pain et des vêtements. Cette fois, Angélique n'avait pas demandé à Cul-de-Bois de la débarrasser de ses gueux. Recevoir les pauvres entrait dans ses attributions de grande dame, et elle aurait voulu pouvoir les abriter tous.
Alors que la familiarité d'un Audiger commençait à lui devenir odieuse en lui rappelant sa condition humiliée de servante, les pauvres restaient ses frères, ses « frangins », et elle ne craignait pas, en baissant la voix pour ne pas être entendue de ses valets, de « jaspiner bigorne » avec eux. Les gueux éclataient alors de leur grand rire effrayant, ce rire qu'elle connaissait si bien...
Pouvait-elle oublier la tour de Nesle, l'odeur du ragoût qui bouillonne dans la marmite, les petites vieilles rongeant les cadavres de rats apportés par l'Espagnol, la danse monstrueuse du père Hurlurot et de la mère Hurlurette, le chant de la vielle, les grands rires, les grands cris, les râles ?...
Elle ouvrait sa porte. Et, dans les matins gelés de l'hiver, ces matins silencieux de neige où l'haleine pourrie des gueux se condensait en nuages opaques, elle voyait ceux-ci se porter vers elle comme des fauves.
– Les pauvres sont terribles, disait Monsieur Vincent.
Oui, ils étaient terribles. Mais Angélique savait comment détresse et méchanceté peuvent mordre à même la chair, à même le cœur. Elle aussi avait été entraînée dans le flot purulent. La vieille voix chaleureuse qui avait éveillé ce siècle à la charité, la voix de Monsieur Vincent, trouvait en elle un écho.
« Les pauvres... qui ne savent où aller ni que faire, qui errent dans la solitude de leur misère et qui déjà se multiplient, hélas !... c'est là mon poids et ma douleur ! »
À genoux sur les dalles, elle leur lavait les pieds, elle pansait leurs plaies. Eux seuls, avec ses deux enfants, avaient le pouvoir de ranimer la source de l'amour dans son cœur endurci.
*****
Peu après l'incident de Pied-Léger, elle revit Pain-Noir. Le vieux ne changeait pas. Il était toujours bardé de ses coquilles, de ses chapelets de faux pèlerin. Tandis qu'elle pansait l'éternel ulcère qui lui rongeait la jambe :
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