Quelqu'un venait ?... Non ! C'était le silence. Les enfants dormaient dans leur appartement, sous la garde de servantes dévouées. Elle leur avait rendu la maison de leur père. Angélique se couchait dans son lit magnifique. Elle avait froid. Elle touchait sa chair lisse et ferme, et la caressait avec une sorte de tristesse. Aucun homme vivant n'eût pu contenter son désir. Elle était seule pour la vie !

*****

Cette partie du Marais où se trouvait l'hôtel du Beautreillis était tout encombrée de vestiges moyenâgeux, car il occupait l'emplacement de l'hôtel Saint-Pol qui avait été, sous Charles VI et Charles VII, la résidence préférée des rois. Construit pour le souverain et ses princes, l'hôtel Saint-Pol avait groupé de nombreuses habitations que reliaient des galeries séparées par des cours et des jardins, et où se trouvaient l'oisellerie, la ménagerie, les terrains de jeu et de tournoi. Les grands vassaux avaient leurs hôtels personnels dans le voisinage immédiat du roi. Ces hôtels, fort beaux, tel celui de Sens ou de Reims, mêlaient encore leurs pignons et leurs tourelles aiguës aux nouvelles résidences. Partout, la pierre médiévale, tourmentée et tordue comme une flamme, survivait et montait à l'assaut des belles façades conçues par Mansart ou Perrault.

C'est ainsi qu'au fond de son jardin Angélique possédait un très vieux puits, dentelé et ajouré comme une pièce d'orfèvrerie. Après avoir monté les trois marches circulaires qui le rehaussaient, on pouvait s'asseoir sur la margelle et rêver à loisir, sous le dôme de fer forgé, en caressant d'un doigt des salamandres sculptées et des chardons de pierre moussue. Un soir où la jeune femme se promenait, la lune étant pleine et la soirée tiède, elle trouva près du puits un grand vieillard aux cheveux blancs qui tirait de l'eau. Elle reconnut le domestique qui montait le bois et s'occupait des chandelles. Il était déjà à l'hôtel du Beautreillis lorsqu'elle s'y était installée. C'était lui dont le prince de Condé disait qu'il avait servi l'ancien propriétaire.

Angélique avait rarement parlé à ce vieil homme. Les autres domestiques le désignaient sous le nom de « grand-père ». Elle lui demanda comment il s'appelait.

– Pascalou Arrengen, not' dame, pour vous servir.

– Voilà un nom qui dit bien d'où tu viens. Tu es gascon pour le moins, ou béarnais ?

– J'suis d'Bayonne, not' dame. J'suis basque, pour tout dire.

Elle passa sa langue sur ses lèvres et se demanda si elle allait parler. Le vieux avait tiré le seau du puits. L'eau éclaboussait la margelle et brillait sous la lune.

– Est-ce vrai que celui qui a fait bâtir cet hôtel était de là-bas, du Languedoc ?

– Pour sûr qu'il en était... de Toulouse !

– Comment s'appelait-il ?

Elle voulait entendre son nom, goûter la douceur amère de le sentir vivant encore dans le souvenir d'un pauvre homme qui l'avait approché et peut-être aimé. Mais le vieillard se signa précipitamment et regarda autour de lui avec effroi.

– Chut ! faut pas prononcer son nom. Il est maudit !

Le cœur d'Angélique saigna.

– Alors, c'est donc vrai ? interrogea-t-elle encore en continuant à jouer son personnage. On dit qu'il a été brûlé comme sorcier...

– On le dit.

Le vieux la regardait avec une attention extrême. Ses yeux pâles paraissaient interroger, comme s'il eût hésité sur le bord d'une confidence.

Soudain, il se mit à sourire et ses rides s'imprégnèrent d'une malice sournoise.

– On le dit... mais ce n'est pas vrai.

– Pourquoi ?

– C'est un autre, un déjà mort qu'on a brûlé en place de Grève.

Cette fois, le cœur d'Angélique se mit à frapper dans sa poitrine comme un tambour.

– Comment le sais-tu ?

– Parce que je l'ai revu.

– Qui cela ?

– Lui... le comte maudit.

– Tu l'as revu ? Où cela ?

– Ici... Une nuit... dans la galerie du bas... je l'ai vu.

Angélique soupira et ferma les yeux avec lassitude. Quelle folie de chercher un espoir dans les divagations d'un pauvre valet qui avait cru voir un fantôme ! Desgrez avait raison de dire qu'il ne fallait jamais parler de LUI, qu'il ne fallait jamais penser à LUI.

Mais le vieux Pascalou était lancé.

– C'était une nuit, peu après le bûcher. Je dormais dans l'écurie sur la cour et j'étais seul parce que le concierge lui-même était parti. Moi, j'étais resté. Où voulez-vous que j'aille ? J'ai entendu du bruit dans la galerie et j'ai reconnu son pas. Un rire muet fendit la bouche édentée.

– Qui ne reconnaîtrait son pas ?... Le pas du Grand Boiteux du Languedoc !... J'ai allumé ma lanterne et je suis entré. Le pas marchait devant moi, mais je ne voyais personne parce que la galerie fait un coude. Cependant, quand je suis arrivé au tournant, je l'ai vu ! Il s'appuyait à la porte de la chapelle et se tournait vers moi...

La peau d'Angélique se contracta dans un long frisson.

– Tu l'as reconnu ?

– Je l'ai reconnu comme un chien reconnaît son maître, mais je n'ai pas vu son visage. Il portait un masque... Un masque d'acier noir... Tout à coup, il s'est enfoncé dans le mur et je ne l'ai plus vu.

– Oh ! va-t'en, gémit-elle, tu me fais mourir de peur.

Le vieillard la regarda avec surprise, passa sa manche sous son nez, prit son seau et s'éloigna docilement.

*****

Angélique regagna sa chambre dans un état de panique indescriptible. Voilà donc pourquoi, entre ces murs, elle se sentait oppressée tour à tour de joie et de douleur. C'était parce que le fantôme de Joffrey de Peyrac les hantait. Joffrey de Peyrac... fantôme ! Quel triste destin pour lui qui n'était que vie, qui adorait la vie sous toutes ses formes et dont le corps était si merveilleusement dressé aux voluptés !

Elle laissa tomber sa tête entre ses mains et crut qu'elle allait pleurer.

C'est alors que, du sein de la nuit, naquit un chant, un chant céleste et délicieux qui ressemblait à celui des anges lorsqu'ils se répandent au-dessus des campagnes le soir de Noël.

Angélique crut d'abord à une hallucination. Mais, en s'approchant du couloir, elle distingua nettement une voix d'enfant qui chantait.

Prenant un bougeoir, elle se dirigea vers la chambre de ses fils. Doucement, elle souleva la tenture et s'arrêta, charmée par le tableau qu'elle avait sous les yeux.

Une veilleuse de vermeil éclairait doucement l'alcôve où couchaient les petits garçons. Debout sur le grand lit, Cantor, en chemise blanche, ses mains grassouillettes jointes sur son ventre et les yeux levés, chantait, pareil à un angelot du paradis. Sa voix était d'une pureté extraordinaire, mais sa diction de bébé accrochait les mots de la façon la plus touchante :

C'est le zour de la Noël


Que Zésus est né.


Il est né dans une étable,


Dessus la paille ;


Il est né dedans un coin,


Dessus le foin.

Florimond, accoudé sur son oreiller, l'écoutait avec un plaisir visible.

Un léger bruit tira Angélique de sa contemplation. Elle vit Barbe à ses côtés qui essuyait deux larmes attendries.

– Madame ne savait pas que notre trésor chantait si bellement ? chuchota la servante. Je voulais en faire la surprise à madame. Mais il est farouche. Il ne veut chanter que pour Florimond.

De nouveau, la joie remplaçait la peine dans le cœur d'Angélique. L'âme des troubadours était passée en Cantor. Il chantait. Joffrey de Peyrac n'était pas mort, puisqu'il revivait en ses deux fils. L'un lui ressemblait, l'autre aurait sa voix... Déjà, elle décidait de faire donner des leçons à Cantor par M. Lulli, le musicien du roi.

Chapitre 15

Ainsi Angélique organisait sa vie dans ce beau quartier où la fine fleur de Paris se rencontrait. On construisait beaucoup de maisons claires, aux façades légèrement inclinées. Les jardins et les cours des hôtels particuliers créaient, parmi ces constructions pressées, des îlots de verdure où se mêlaient les odeurs contrastées des orangers, côté jardin, et des écuries, côté cour.

Mme Morens avait deux carrosses, six chevaux, deux palefreniers, quatre laquais. Son personnel se complétait de deux valets de chambre, d'un maître queux, d'un clerc, de plusieurs servantes et d'un nombre illimité de chambrillons et de marmitons. Elle aurait pu parachever avec son personnage de dame du Marais en se rendant à l'église avec un laquais portant le coussin, un autre la queue et le troisième le sac brodé où l'on mettait le livre à prier Dieu.

Mais Angélique allait rarement à l'église et pour ainsi dire jamais. Elle en éprouvait un grand déplaisir, car cela nuisait à sa réputation. Mais l'asile de Dieu était pour elle le lieu des tourments. Elle se souvenait qu'elle avait commis un crime, vécu en fille. Elle revoyait le bûcher de la place de Grève, le crucifix levé du moine Bécher... Soulevée d'une nausée physique, elle se retrouvait sur le parvis des églises, parmi les mendiants affalés sur les marches...

Elle avait dû renoncer à accompagner ses amies aux offices et était pour son entourage un sujet d'étonnement. Sa vie chaste et son irréligiosité bouleversaient, en un temps où l'on ne connaissait que la conversion de la chair ou celle de l'hérésie, mais non de la foi en Dieu.

Mme Scarron avait entrepris secrètement de la ramener à la piété. Angélique lui paraissait une proie plus facile que la charmante Ninon, dont la pensée libre s'étayait sur une philosophie puisée aux sources grecques et se traduisait par une vie scandaleuse. Angélique avait fréquemment l'occasion de rencontrer la veuve Scarron soit aux réunions graves de l'hôtel d'Aumont, soit aux réceptions plus agitées des Montespan. Au retour, Françoise lui proposait de l'accompagner. Elles revenaient à pied, amicalement, l'une et l'autre ayant gardé de la pauvreté le goût de marcher à travers les rues et de dédaigner l'esclavage du carrosse. Était-ce ce passé misérable, au cours duquel elles s'étaient rejointes furtivement, près de l'âtre de la mère Cordeau, qui les liait si sûrement ? Angélique redoutait et aimait Mme Scarron pour une même raison : c'est qu'elle savait remarquablement écouter les confidences. Par sa voix harmonieuse, sa compréhension nuancée, son intérêt qui n'était pas feint, elle donnait au cœur le plus fermé le désir de s'épancher, et Angélique tremblait sans cesse de laisser échapper un mot imprudent. De son côté, Mme Scarron se souvenait qu'elle était née dans une prison ; qu'à douze ans, à La Rochelle, elle allait chercher une assiette de soupe chez les jésuites et que, plus tard, chez sa tante de Navailles, à peine mieux traitée qu'une servante, elle voyageait sur l'un des mulets portant la litière de sa cousine.