De plus, M. le prince craignait un peu que l'écho de cette partie sensationnelle ne parvînt aux oreilles de Sa Majesté. Celle-ci n'aimait pas beaucoup les excentricités trop retentissantes. M. le prince décida de se retirer à Chantilly. Angélique resta seule en face de son rêve exaltant. Avec un plaisir sans mélange, elle entreprit d'orner son hôtel de tout ce qui se faisait de plus nouveau. Ébénistes, orfèvres et tapissiers furent convoqués. Elle fit faire par M. Boulle des meubles aux bois translucides, rehaussés d'ivoire, d'écaillé, de bronze doré. Son lit sculpté, les sièges et les murs de sa chambre furent tendus d'un satin blanc vert à grandes fleurs d'aurore. Dans son boudoir, la table, le guéridon et le bois des sièges étaient recouverts d'un très bel émail bleu. Le plancher de ces deux pièces était de marqueterie, et d'un bois si odoriférant que le parfum en pénétrait les vêtements de ceux qui le foulaient.

Elle fit venir Gontran pour peindre le plafond du grand salon. Elle achetait mille choses, des bibelots de Chine, des tableaux, du linge, de la vaisselle d'or et de cristal.

Le cabinet, qui lui servait aussi d'écritoire, passait pour une pièce rare, d'école italienne et était presque le seul meuble ancien de l'hôtel. Il était d'ébène, émaillé de rubis rosés, de rubis rouge cerise, de grenats et d'améthystes.

Dans sa fièvre de dépenses, elle fit également l'acquisition d'une petite haquenée blanche pour Florimond, afin qu'il pût galoper à travers les allées du jardin, qu'elle avait fait garnir d'orangers en caisses.

Cantor eut deux grands dogues sévères et doux qu'il pouvait atteler à un petit carrosse de bois doré dans lequel il prenait place.

Elle-même sacrifia à la mode de la saison en s'offrant un de ces petits chiens d'appartement à longs poils qui faisaient fureur. Elle l'appela Chrysanthème. Florimond et Cantor, qui avaient le goût des grosses bêtes féroces, méprisaient franchement cette miniature échevelée.

Enfin, pour parachever son installation, elle décida d'offrir un grand souper suivi d'un bal. Cette fête consacrerait la nouvelle situation de Mme Morens, non plus chocolatière au faubourg Saint-Honoré, mais devenue l'une des dames de qualité du Marais. À l'occasion de ce souper, elle se souvint d'Audiger. Le maître d'hôtel lui serait d'un précieux conseil. Angélique s'avisa qu'elle ne l'avait pas vu depuis trois mois. Elle avait bien un peu négligé ses affaires durant ce temps mais, heureusement, elle avait pu dépenser sans remords, car deux de ses navires étant revenus sans encombre d'une première campagne aux Indes Orientales, elle avait vu brusquement doubler ses bénéfices.

*****

Angélique savait que le duc alors comte de Soissons avait accompagné le roi en Roussillon, et pensait qu'Audiger avait fait partie de sa suite. Elle s'étonnait cependant que son associé, toujours si empressé et respectueux, eût quitté Paris sans lui dire adieu. À tout hasard, elle lui fit porter un mot où elle lui demandait de ses nouvelles et disait qu'elle serait heureuse de le voir.

Il parut dès le lendemain, la mine sombre et puritaine.

– Que pensez-vous de mon palais ? fit Angélique en l'accueillant gaiement. N'est-ce pas l'un des plus beaux hôtels de Paris ?

– À vrai dire, je n'en pense rien, répondit Audiger d'une voix caverneuse.

Angélique eut une moue déçue.

– Vous voilà encore fâché ! Voyons, n'êtes-vous pas heureux de ma réussite ?

– Il y a réussite et réussite, dit le maître d'hôtel, fort raide. Je m'incline devant celle qui est le fruit du travail et de l'intelligence. Mais ne m'a-t-on pas dit que vous aviez gagné votre hôtel au jeu ?

– C'est exact.

– Et ne m'a-t-on pas dit qu'en échange de la mise le prince de Condé, qui était votre partenaire, vous demandait d'être sa maîtresse ?

– C'est encore exact.

– Qu'auriez-vous fait si vous aviez perdu ?

– J'aurais été sa maîtresse, Audiger ! Vous savez aussi bien que moi qu'une dette de jeu est sacrée.

Le rond visage du maître d'hôtel devint écarlate, et il prit une aspiration profonde. Angélique se hâta d'ajouter :

– Mais je n'ai pas perdu ! Et maintenant, je suis propriétaire de cette magnifique demeure. Est-ce que cela ne valait pas le risque d'être... coquette ?

– Semez graine de coquette et vous récolterez des cocus, dit sombrement Audiger.

– Vos réflexions sont stupides, mon pauvre ami. Regardez donc la réalité en face. Je n'ai pas perdu et vous n'êtes pas cocu... pour la bonne raison que nous ne sommes pas mariés. Ne l'oubliez donc pas si souvent !

– Comment l'oublierais-je ? gémit-il d'une voix altérée. Je me consume en y songeant. Angélique. (Il tendit vers elle ses deux mains.) Angélique, marions-nous, je vous en supplie, marions-nous pendant qu'il est encore temps.

– Encore temps ?... répéta-t-elle avec surprise.

Elle se tenait debout sur la dernière marche de l'escalier, d'où elle l'avait interpellé lorsqu'elle était venue à sa rencontre.

Sa petite main ornée de bagues reposait sur la rampe de pierre ouvragée. Elle portait une robe d'intérieur de velours noir qui avivait sa carnation ambrée. Au cou, un collier de perles.

Dans ses cheveux bouclés, aux reflets d'or, la mèche de cheveux blancs, recroquevillée comme une rose d'argent, mettait un autre bijou, émouvant... Sa personne était l'image d'une jeune veuve trop frêle pour vivre, ainsi isolée, au sein d'un grand hôtel à demi désert. Mais ses yeux verts refusaient toute clémence. D'un lent regard, ils englobèrent le décor grandiose du vestibule aux mosaïques de pierre dure, les hautes fenêtres ouvertes sur la cour, le plafond à caissons, garni de chiffres qu'on n'avait pu effacer.

– Encore temps ? répéta-t-elle à voix plus basse, comme pour elle-même. Oh ! non vraiment, je ne crois pas.

Avec la sensation d'avoir reçu un soufflet, Audiger mesura l'abîme qui le séparait d'elle. Le malheureux ne comprenait pas par quelle implacable évolution la modeste servante du Masque-Rouge s'était métamorphosée en cette grande dame dédaigneuse. Il ne voyait en elle qu'une ambitieuse.

Dans sa naïve bonhomie dépourvue d'instinct, le maître d'hôtel ne pouvait deviner quelle tragique silhouette se dressait, ici même, derrière la jeune femme solitaire : celle de Joffrey de Peyrac, comte de Toulouse, l'époux chéri qui avait été brûlé comme sorcier en place de Grève et qui, même mort, demeurait le maître incontesté de ces lieux. Connaissant la noblesse, ses dents acérées, sa sottise invétérée et sa morgue, il était persuadé que la pauvre enfant se briserait contre des barrières infranchissables et lui reviendrait un jour pantelante, humiliée, mais enfin assagie. D'ailleurs, n'avait-elle pas souhaité le revoir, ne l'avait-elle pas appelé, prenant conscience enfin de sa folie et désireuse d'un conseil amical et prudent tel que seul il pouvait lui en donner ?

– Vous m'avez écrit, dit-il plein d'espoir, que vous désiriez me voir ?

– Oh ! oui, Audiger, s'exclama-t-elle, heureuse d'une diversion. Figurez-vous que j'ai très envie de donner un grand souper, et je voudrais que vous vous occupiez de dresser la table et de guider les valets pour le service.

Il rougit. Elle sentit son erreur, essaya de se rattraper.

– N'est-ce pas naturel que je fasse appel à vous ? Vous êtes le plus parfait maître d'hôtel que je connaisse et nul mieux que vous ne sait plier les serviettes pour leur donner toutes sortes de formes curieuses et nouvelles...

Audiger passait par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Il avait simultanément envie d'injurier Angélique, de la rouer de coups, de partir en silence, de lui obéir et de se faire sauter la cervelle. Avec amertume, il se disait qu'il n'y a que les femmes pour rendre un homme ridicule, quel que soit le parti qu'il adopte.

Il choisit cependant le plus digne.

– Je suis désolé, mais ne comptez pas sur moi, fit-il d'une voix rauque.

Et avec un grand salut il la planta là.

*****

Elle dut se passer de lui. Mais la fête que Mme Morens donna en son hôtel du Beautreillis fut cependant un grand succès.

Les gens les mieux titrés de Paris ne dédaignèrent pas d'y paraître. Mme Morens dansa avec Philippe du Plessis-Bellière, éblouissant dans un costume de satin bleu pervenche. La robe d'Angélique, en velours bleu roi, sou tachée d'or, s'accordait avec la tenue de son partenaire. Ils formaient le couple le plus magnifique de l'assemblée. Angélique eut la surprise de voir le froid visage s'émouvoir d'un sourire, tandis que, tenant haut sa main, il la guidait pour un « branle » à travers le grand salon.

– Aujourd'hui, vous n'êtes plus la baronne de la Triste Robe, dit-il.

Elle garda cette parole en son cœur avec le sentiment jaloux d'un bien précieux, infiniment rare. Le secret de son origine les faisait complices. Il se souvenait de la petite sarcelle grise dont la main avait tremblé dans celle d'un beau cousin.

« Que j'étais sotte ! » se disait-elle en souriant, penchée, rêveuse, sur son passé d'adolescente.

*****

Son installation terminée, Angélique eut une dépression morale soudaine. La solitude de sa maison princière l'accabla. L'hôtel du Beautreillis signifiait trop de choses pour elle. Cette demeure qui n'avait jamais été habitée et qui, pourtant, semblait imprégnée de souvenirs, lui semblait vieillie par une longue peine.

« Les souvenirs de ce qui aurait dû être », songeait-elle. Assise, au cours des douces nuits printanières, devant le feu ou devant la croisée, elle laissait passer les heures. Son activité coutumière la désertait. Elle était en proie à un mal qu'elle ne pouvait comprendre. Car son corps de jeune femme était solitaire, tandis que son esprit et son cœur subissaient la présence d'un fantôme. Il lui arrivait de se lever subitement, et, tenant un chandelier, d'aller jusqu'au seuil guetter, dans l'ombre de la galerie, elle ne savait quoi...