M. Jomerson se mit à hurler que les spectateurs n'avaient pas le droit d'intervenir et que, si cela continuait, il ferait évacuer la salle. On le calma en lui faisant remarquer qu'il n'était pas au Palais, mais chez Mlle de Lenclos. On attendait la décision d'Angélique.
– Je continue, dit-elle.
Et elle distribua les cartes. Le président respira. Il avait beaucoup perdu et espérait qu'un coup du sort allait, dans la seconde suivante, le payer au centuple de ses imprudences. Jamais on n'avait vu un joueur tenir la mise aussi longtemps que cette dame. Si Mme Morens s'accrochait, elle était fatalement perdue, et ce serait tant mieux pour les autres. C'était bien d'une femme de s'accrocher ainsi ! Heureusement, elle n'avait pas de mari à qui rendre des comptes, sinon le pauvre homme aurait pu déjà se préparer à faire venir son intendant pour connaître ce dont il disposait en argent liquide.
Sur ces entrefaites, le président Jomerson dut abattre un jeu lamentable et quitta la partie fort penaud.
Angélique menait toujours. On l'entourait, et des gens qui étaient sur le point de partir ne se décidaient pas à s'en aller, restaient debout sur un pied, le cou tendu. Pendant quelques tours, l'égalité se maintint. En ce cas, Angélique touchait la mise proposée, mais aucun joueur n'était éliminé. Puis M. de Thianges perdit et quitta la table en s'épongeant. La soirée avait été rude ! Qu'allait dire sa femme en apprenant qu'il leur fallait payer à Mme Morens, la chocolatière, le revenu de deux années ? À condition qu'elle gagnât, naturellement ! Dans le cas contraire, elle devrait payer au prince de Condé le double de la somme qu'elle avait gagnée. On avait le vertige rien que d'y songer ! Cette femme était folle ! Elle courait à sa ruine. Au point où elle en était arrivée, aucun joueur, même le plus fou, n'aurait eu la hardiesse de continuer.
– Arrêtez-vous, mon amour ! suppliait le petit duc à l'oreille d'Angélique. Vous ne pouvez plus gagner.
Angélique tenait la main posée sur le paquet de cartes. C'était une petite brique lisse et dure qui lui brûlait la paume.
Elle fixa un regard attentif sur le prince de Condé. La partie pourtant ne dépendait pas seulement de lui, mais du SORT.
LE SORT se trouvait devant elle. Il avait pris le visage du prince de Condé, ses yeux de feu, son nez d'aigle, ses dents blanches et carnassières que découvrait un sourire. Et ce n'étaient plus des cartes qu'il tenait entre ses mains, mais un petit coffret où brillait une ampoule verte de poison.
Autour de lui, il n'y avait que ténèbres et silence.
Puis le silence se brisa comme verre sous le choc de la voix d'Angélique :
– Je continue.
Ce coup-là, il y eut encore égalité. Villarceaux se mit aux fenêtres. Il appelait les passants, leur criant qu'il fallait monter, qu'on n'avait jamais vu partie aussi sensationnelle depuis celle où son aïeul avait joué sa femme et son régiment, au Louvre, avec le roi Henri IV. On s'entassait dans le salon. Les valets eux-mêmes étaient montés sur des chaises pour suivre de loin le combat. Les chandelles fumaient. Personne ne se souciait de les moucher. Il faisait une chaleur étouffante.
– Je continue, répéta Angélique.
– Égalité.
– Encore trois tours à égalité et ce sera le « choix de la mise ».
– Le coup suprême du hoca... Un coup qu'on ne voit que tous les dix ans !
– Tous les vingt, mon cher.
– Une fois par génération.
– Souvenez-vous du financier Tortemer qui avait demandé son blason à Montmorency.
– Lequel avait demandé la flotte entière de Tortemer.
– C'est Tortemer qui a perdu...
– Continuez-vous, madame ?
– Je continue.
Un remous faillit renverser la table et écrasa à demi les deux joueurs sur leurs cartes.
– Sacrebleu ! jura le prince en cherchant sa canne. Je vous jure que je vous assomme tous si vous ne nous laissez pas respirer. Ecartez-vous, que diable !...
La sueur ruisselait sur le front d'Angélique. La chaleur seule en était cause. Elle n'éprouvait aucune anxiété. Elle ne pensait ni à ses fils, ni à tous les efforts qu'elle avait fournis et qu'elle était sur le point d'anéantir.
En vérité, tout lui semblait parfaitement logique. Trop d'années elle avait lutté contre le SORT par des moyens de taupe besogneuse. Voici qu'elle rencontrait le sort face à face, sur son terrain, dans sa folie. Elle allait le saisir à la gorge, le poignarder. Elle aussi était folle, dangereuse et inconsciente, comme LE SORT lui-même. Ils étaient à égalité !
– Égalité.
Il y eut une rumeur, puis des cris.
– Le choix de la mise ! Le choix de la mise !
Angélique attendit que le désordre fût un peu calmé pour demander, d'une voix sage d'écolière, en quoi consistait exactement ce coup suprême du hoca.
Tout le monde se mit à parler à la fois. Puis le chevalier de Méré vint s'installer près des joueurs et d'une voix tremblante leur expliqua la chose. Au cours de cette dernière manche, les joueurs repartaient à zéro. Dettes et gains précédents étaient annulés. En revanche, chacun posait la mise, c'est-à-dire non pas ce qu'il offrait, mais ce qu'il réclamait. Et cela devait être énorme. On cita des exemples : ainsi le financier Tortemer, au siècle dernier, avait réclamé les titres de noblesse d'un Montmorency, et l'on répéta que le grand-père de Villarceaux avait accepté, s'il perdait, de céder sa femme et son régiment à l'adversaire.
– Puis-je encore me retirer ? demanda Angélique.
– C'est votre droit le plus strict, madame.
Elle demeura immobile et le regard rêveur. On aurait entendu voler une mouche. Depuis plusieurs heures. Angélique avait « mené le jeu ». En ce suprême coup, la chance allait-elle l'abandonner ?
Son regard parut s'éveiller et se mit à briller avec une intensité presque farouche. Cependant, elle sourit.
– Je continue.
Le chevalier de Méré avala sa salive et dit :
– Pour « le choix de la mise », la phrase réglementaire est celle-ci : Partie acceptée. Si je gagne je demande...
Angélique inclina docilement la tête, et toujours souriante, répéta :
– Partie acceptée, monseigneur. Si je gagne, je vous demande votre hôtel du Beautreillis.
Mme Lamoignon poussa une exclamation que son époux étouffa aussitôt d'une main furieuse.
Tous les yeux étaient tournés vers le prince, qui avait son regard de colère. Mais c'était un joueur net et sans replis.
Il sourit à son tour, releva son front altier :
– Partie acceptée, madame. Si je gagne, vous serez ma maîtresse.
Les têtes, d'un même mouvement, se tournèrent cette fois vers Angélique. Elle souriait toujours. Les lumières posaient des reflets sur ses lèvres entrouvertes. La moiteur qui perlait à la surface de sa peau dorée la rendait brillante, lustrée comme un pétale mouillé par l'aube. La fatigue qui bleuissait ses paupières lui donnait une curieuse expression de sensualité et d'abandon.
Les hommes présents frémirent. Le silence se fit pesant et trouble. À mi-voix, le chevalier de Méré parla :
– Le choix vous revient encore, madame. Si vous refusez : partie remise et l'on revient au coup précédent. Si vous acceptez : partie convenue.
La main d'Angélique prit les cartes.
– Partie convenue, monseigneur.
Elle n'avait que des valets, des dames et des cartes basses. Son plus mauvais jeu depuis le début de la partie. Cependant, après quelques échanges, elle réussit à composer une figure de petite valeur. Il lui restait deux solutions : abattre aussitôt et risquer que le jeu actuel du prince de Condé fût plus fort que le sien, ou bien essayer de composer, avec l'aide de la « loterie », une figure plus importante. Dans ce cas, le prince, peut-être assez mal nanti, pouvait se ressaisir et abattre avant elle une figure de rois et d'as. Elle hésita, puis abattit.
Cela ne fit pas grand bruit, mais un coup de canon n'eût pas moins pétrifié l'assistance. Le prince, les yeux sur son jeu, ne bougeait point.
Brusquement, il se leva, étala ses cartes, puis s'inclina profondément :
– L'hôtel du Beautreillis est à vous, madame.
Chapitre 14
Elle ne pouvait en croire ses yeux. Un coup de dés et la chance la plus insensée, la plus absurde, lui avait rendu l'hôtel du Beautreillis !
Tenant ses deux petits garçons par la main, elle parcourut la somptueuse demeure. Elle n'osait leur dire :
– Ceci appartenait à votre père.
Mais elle leur répétait :
– Ceci est à vous ! À vous !
Elle ne se lassait pas de détailler des merveilles : la décoration riante de déesses, d'enfants et de feuillages, les balustres de fer forgé, les revêtements de boiseries dans le goût du jour et qui rejetaient dans le passé la mode des lourdes tapisseries. Dans la pénombre des escaliers et des couloirs, on voyait luire un foisonnement d'or et des guirlandes de fleurs dont le scintillement menu n'était interrompu de place en place que par le bras étincelant d'une statue supportant une torchère. Le prince de Condé n'avait pas aménagé cet hôtel qu'il n'aimait point. Il avait enlevé quelques meubles. Ceux qui restaient, il les abandonna à Angélique avec une générosité de grand seigneur.
Beau joueur, il s'effaçait, après avoir remis l'enjeu de la partie à celle qui l'avait gagnée. Il était peut-être réellement plus blessé qu'il ne voulait se l'avouer par le complet détachement de la jeune femme à son égard. Elle n'avait de regards que pour l'hôtel du Beautreillis, et il se demandait, avec une sombre mélancolie, si l'amitié qu'il avait cru lire parfois dans les yeux de son gracieux vainqueur n'avait été, elle aussi, qu'une manœuvre intéressée.
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