– Voilà ! J'ai quarante-quatre ans, je ne suis plus jeune, mais je ne suis pas encore vieux. J'ai parfois des douleurs dans les genoux, c'est entendu, mais le reste est assez gaillard. Je vous le dis crûment. En bref, je crois que je peux faire un amant supportable. Je pense que vous n'allez pas être offusquée de ma déclaration. J'ignore d'où vous sortez, mais quelque chose m'avertit que vous en avez entendu bien d'autres et au moins je ne vous prends pas en traître. Je n'y ai jamais été par quatre chemins avec les femmes ; je trouve inutile de faire tant de manières pour aboutir toujours à la même question : « Voulez-vous ou ne voulez-vous pas ? » Non, ne répondez pas encore. Je veux que vous connaissiez bien les quelques avantages que je pourrais vous faire. Vous auriez une pension... Oui, je sais, vous êtes très riche. Eh bien ! écoutez, JE VOUS DONNERAI CET HOTEL DU BEAUTREILLIS, puisqu'il vous plaît. Je m'occuperai de vos fils et les recommanderai dans leur éducation. Je sais aussi que vous êtes veuve et assez jalouse de votre réputation de chasteté. Il est vrai que c'est un bien précieux, mais... considérez que je ne vous demande pas de perdre cette réputation pour un maraud. Et, puisque vous me parliez de ma renommée, permettez-moi de vous faire remarquer que...
Il hésita avec une modestie réelle et assez touchante.
– ...que ce n'est pas déshonorant d'être la maîtresse du Grand Condé. Notre monde est ainsi fait. Je vous présenterai partout... Pourquoi ce sourire sceptique et tant soit peu dédaigneux, madame ?
– Parce que, dit Angélique en souriant, je me remémorais ce refrain que le père Hurlurot, un vieux baladin, chante au coin des rues :
Les princes sont d'étranges gens.
Heureux qui ne les connaît guère.
Plus heureux qui n'en a que faire...
– La peste soit de l'insolente ! s'écria-t-il avec une fureur feinte.
Il la prit par la taille et l'attira contre lui :
– C'est pour cela que je vous aime, ma mie, fit-il d'une voix contenue. Parce que j'ai remarqué que, dans votre métier de femme, vous aviez une belle audace de guerrière. Vous attaquez au bon moment, vous profitez de la faiblesse de l'adversaire avec une habileté machiavélique et vous lui portez des coups terribles. Mais vous ne vous êtes pas repliée assez vite sur vos positions. Je vous tiens maintenant !... Comme vous êtes fraîche et ferme ! Vous avez un petit corps solide et rassurant !... Ah ! comme je voudrais que vous ne m'écoutiez pas en prince, mais tel que je suis, c'est-à-dire un pauvre homme assez malheureux. Vous êtes si différente des coquettes au cœur sec !
Il appuya sa joue contre les cheveux d'Angélique.
– Il y a là, dans vos cheveux blonds, une mèche de cheveux blancs qui m'émeut. Il semble que, sous votre air de jeunesse et de gaieté, vous ayez l'expérience que donnent les grandes douleurs. Me trompe-je ?
– Non, monseigneur, répondit docilement Angélique.
Elle pensait que, si le matin même, quelqu'un l'avait prévenue qu'avant le soir elle serait dans les bras du prince de Condé et qu'elle appuierait sans révolte son front contre cette auguste épaule, elle aurait crié que la vie n'était pas si folle. Mais sa vie n'avait jamais été simple et elle commençait à s'habituer aux surprises du sort.
– Depuis ma jeunesse, continuait-il, je n'ai aimé qu'une seule femme. Je ne lui ai pas toujours été fidèle, mais je n'ai aimé qu'elle. Elle était belle, douce et c'était la compagne de mon âme. Les intrigues et les complots, qui se formaient sans cesse pour nous séparer, l'ont lassée. Depuis qu'elle a pris le voile, que me reste-t-il ? Toute ma vie, je n'ai eu que deux amours : elle et la guerre. Ma bien-aimée s'est retirée dans un cloître et ce faquin de Mazarin a signé la paix des Pyrénées. Je ne suis plus qu'un mannequin d'apparat qui fait sa cour au jeune roi dans l'espoir d'obtenir, Dieu sait quand, quelque gouvernement militaire et peutêtre un commandement, si jamais il lui prenait l'heureuse idée de réclamer la dot de la reine aux Flamands. On en parle... Mais laissons cela – je ne veux pas vous ennuyer. Votre vue a réveillé en moi une flamme vivante qui semblait s'éteindre. La mort du cœur est la pire... Je voudrais vous garder près de moi...
Angélique s'était doucement dégagée tandis qu'il parlait, et elle reculait un peu.
– Monseigneur...
– C'est oui, n'est-ce pas ? dit-il avec anxiété. Oh ! je vous en supplie... Qui vous retient ? Aimez-vous ailleurs ? N'allez pas me dire que vous avez du sentiment pour ce valet de basse extraction, cet Audiger qui vous escorte à la ville comme un chien fidèle.
– Audiger est mon associé en affaires.
– N'empêche, grogna-t-il subitement jaloux, qu'on vous a vue hier à la comédie avec le maître d'hôtel du comte de Soissons. C'est du dernier commun !
– Monseigneur, répondit-elle, sachez que je ne renie jamais mes amis tant qu'ils me sont utiles. J'ai encore besoin du maître d'hôtel Audiger.
Il se mordit les lèvres.
– Seigneur ! Vous êtes redoutable quand vous parlez ainsi.
– Vous voyez que je ne suis pas seulement rassurante, fit-elle avec un petit sourire.
– Qu'importe ! C'est telle que vous êtes que je vous désire.
Il ne pouvait comprendre le dilemme qu'il lui posait. Qu'aurait-elle répondu s'il lui avait fait cette proposition en d'autres lieux ? Elle n'en savait rien. Mais ici, dans cet hôtel où elle pénétrait pour la première fois, elle se trouvait cernée de fantômes. Près du prince de Condé surgi du passé, avec sa rhingrave un peu démodée, il y avait la lumineuse et dure silhouette de Philippe dans ses satins pâles, et, derrière eux, cette ombre masquée, vêtue de velours noir et d'argent, avec un seul rubis sanglant au doigt, le gentilhomme maudit qui avait été son maître et son seul amour. Parmi tous ceux que la vie ou la mort avaient libérés, elle demeurait seule prisonnière du drame ancien.
– Qu'avez-vous ? dit le prince. Pourquoi ces larmes dans vos yeux ? Quelle peine vous ai-je faite ? Demeurez ici, où vous semblez vous plaire. Laissez-moi vous aimer. Je serai discret...
Elle secoua lentement la tête :
– Non, C'EST IMPOSSIBLE, monseigneur.
Chapitre 13
Lorsqu'elle eut l'occasion de revoir le prince de Condé, il ne lui témoigna pas de rancune. Il n'avait pas en amour l'arrogance qu'il montrait à la cour et sur les champs de bataille.
– Au moins, ne m'abandonnez pas pour ma partie de hoca, lui dit-il. Je compte sur vous, chez Ninon, chaque lundi.
Elle s'exécuta, heureuse de lui témoigner son amitié. La protection de M. le prince n'était pas à dédaigner. Et, chaque fois qu'Angélique pensait à l'hôtel du Beautreillis, elle se mordait les doigts. Elle n'avait pas de regret pourtant d'avoir refusé le marché. Mais l'hôtel du Beautreillis était à ELLE. Cela l'indignait d'en être exclue, de ne pouvoir le revendiquer sans contrepartie.
Son personnage de commerçante enrichie lui pesait de plus en plus. Certain jour, entendant Ninon prononcer le nom de Sancé, elle dit vivement :
– Ainsi, vous connaissez quelqu'un de ma famille ?
– Votre famille ? s'étonna la courtisane.
Angélique se rattrapa tant bien que mal :
– J'avais cru entendre : Rancé. Ce sont des parents lointains... De qui parliez-vous donc ?
– D'une amie qui doit venir tout à l'heure. Elle a de l'entrain et je me plais à l'entendre, bien qu'on la redoute fort : Mme Fallot de Sancé.
– Fallot de Sancé ? répéta Angélique en se redressant brusquement.
Ses yeux se dilatèrent.
– Et elle va venir... ici ?
– Mais oui. J'apprécie sa verve... souvent méchante, il est vrai. Mais il faut de ces langues qui distillent le vinaigre, pour apporter un peu de piment à la conversation. Un monde de bénignité et de douceur serait fade.
– Je m'en contenterais, je l'avoue.
– Vous semblez haïr Mme Fallot de Sancé ?
– C'est trop peu dire.
– Elle sera là dans un instant.
– Je vais lui arracher la peau !
– Non, ma mie... cela ne se fait pas chez moi.
– Ninon, vous ne pouvez pas savoir... vous ne pouvez pas comprendre...
– Ma chérie, si toutes les personnes qui se rencontrent ici décidaient de purger leurs querelles à l'instant même, j'assisterais à trois ou quatre morts violentes par jour... Aussi, vous serez sage. Est-ce que cela vous fait très mal ?
– Oui, cela fait mal, dit Angélique qui se sentait fort pâle. Je vais essayer de m'en aller.
– Pourquoi n'essayeriez-vous pas de rester ? Toutes les passions peuvent se dominer, ma mie, même la rancune la plus justifiée. Il n'y a pas de justification à la folie, et la colère en est une. Voulez-vous un conseil ? Éloignez-vous de votre colère comme d'un poêle incandescent. Si vous vous y brûlez, elle vous fera plus de mal que de bien. Allez vous asseoir tranquillement en vous-même et évitez de jeter un regard sur les raisons de votre haine.
– Cela me sera difficile si je dois m'entretenir avec ma sœur.
– Votre sœur ?
– Oh ! Ninon, je ne sais plus ce que je dis, murmura Angélique. C'est une épreuve au-dessus de mes forces.
– Il n'y a pas d'épreuves au-dessus de vos forces, Angélique, répondit Ninon en riant. Plus je vous connais et plus je suis persuadée que vous êtes capable de tout... même de cela. Tenez, voici Mme Fallot. Restez ici dans cette encoignure un moment, afin de recouvrer votre sang-froid.
Elle s'éloigna, alla au-devant d'un nouveau groupe d'arrivantes.
Angélique s'assit sur une banquette de peluche. Comme en un rêve, elle reconnaissait, dominant l'échange des salutations, la voix aiguë de sa sœur. C'était cette même voix qui lui avait crié jadis : « Va-t'en ! Va-t'en ! »
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