– Monseigneur... comment pouvez-vous croire seulement que j'aie envie de rire ?... Évidemment, vous ne me connaissez pas...

Il l'interrompit avec un sourire subit qui éclaira son visage bourru :

– Si fait ! Si fait ! Je vous connais bien, madame Morens. Je vous ai vue chez Ninon et chez d'autres. Vous êtes gaie comme une jeune fille, belle comme une courtisane et vous avez le cœur reposant d'une mère. De plus, je vous soupçonne d'être une des femmes les plus intelligentes du royaume. Mais vous n'en faites pas étalage, car vous avez de la ruse et vous savez que les hommes craignent les savantes.

Angélique sourit à son tour, surprise de cette déclaration inattendue.

– Monseigneur, vous me flattez... Et je serais curieuse de savoir qui vous a donné sur moi ces renseignements...

– Je n'ai besoin de personne pour me renseigner, fit-il à sa façon brusque et maussade de guerrier. Je vous ai observée. Ne vous êtes-vous pas aperçue que je vous regardais souvent ? Je crois que vous me craignez un peu. Pourtant, vous n'êtes pas timide...

Angélique leva les yeux sur le vainqueur de Lens et de Rocroi. Ce n'était pas la première fois qu'elle le regardait ainsi. Mais, certes, le prince était à cent lieues de se souvenir de la petite sarcelle grise qui lui avait tenu tête et à laquelle il avait dit :

– Je prévois que, quand vous serez femme, des hommes se pendront à cause de vous !

Elle avait toujours cru qu'elle nourrissait une profonde rancune envers le prince de Condé et elle dut se défendre contre un sentiment de sympathie, d'entente qui naissait entre eux. Ne les avait-il pas fait espionner pendant des années, elle et son mari, par le valet Clément Tonnel ? N'avait-il pas hérité des biens de Joffrey de Peyrac ? Depuis longtemps, Angélique se demandait comment elle parviendrait à connaître exactement le rôle que le prince de Condé avait joué dans son drame. Le hasard la servait étrangement.

– Vous ne répondez rien, dit le prince. Est-il donc vrai que je vous intimide ?

– Non ! Mais je me sens bien indigne de converser avec vous, monseigneur. Votre renommée...

– Peuh ! ma renommée... Vous êtes bien trop jeune pour y connaître quelque chose. Mes armes sont rouillées et, si Sa Majesté ne se décide pas à donner une leçon à ces faquins de Hollandais ou d'Anglais, je risque bien de mourir dans mon lit. Quant à converser, Ninon m'a dit cent fois que les mots ne sont pas des boulets qu'on envoie dans l'estomac d'un adversaire, et elle prétend que je n'ai pas encore tout à fait compris la leçon. Ha ! Ha !

Il éclata de son rire bruyant, et lui prit le bras avec désinvolture.

– Venez donc. Mon carrosse m'attend dehors, mais, pour marcher, je suis contraint de m'appuyer sur un bras charitable. Voilà ce que je lui dois, à ma renommée : des douleurs contractées dans les tranchées pleines d'eau et qui, certains jours, me font traîner la patte comme un vieillard. Vouiez-vous me tenir un peu compagnie ? Votre présence est la seule qui me paraisse supportable après la pénible journée que nous venons d'avoir. Connaissez-vous mon hôtel du Beautreillis ? Angélique dit, avec un battement de cœur :

– Non, monseigneur.

– On dit que c'est une des plus jolies choses qu'ait construites le père Mansart. Moi, je ne m'y plais pas, mais je sais que les dames s'extasient sur la beauté de cette demeure. Venez la voir.

*****

Quoiqu'elle s'en défendît, Angélique appréciait l'honneur d'être assise dans le carrosse d'un prince du sang que les badauds acclamaient au passage. Elle était surprise de l'attention que son compagnon lui témoignait et qu'elle sentait sincère. On disait volontiers que le prince de Condé, depuis que son amie Marthe du Vigean était entrée aux carmélites du faubourg Saint-Jacques, n'accordait plus aux femmes les égards que la noblesse de France avait coutume de leur rendre. Il ne leur demandait qu'un plaisir tout physique et, depuis des années, on ne lui connaissait que des aventures de courte durée et d'assez basse origine. Dans les salons, sa rudesse à l'égard du beau sexe décourageait les meilleures volontés. Cette fois cependant, le prince semblait faire effort pour plaire à sa compagne.

Le carrosse tourna dans la cour de l'hôtel du Beautreillis. Angélique gravit le perron de marbre. Chaque détail de cette demeure harmonieuse et claire lui parlait de Joffrey de Peyrac. Il avait voulu ces lignes souples comme des vrilles de vignes aux fers forgés des balcons et des rampes, ces frises de bois sculpté recouvertes d'or encadrant les hauts plans lisses des marbres ou des glaces, ces statues et ces bustes, ces animaux et ces oiseaux de pierre, partout présents comme les gracieux génies d'un foyer heureux.

– Vous ne dites rien ? s'étonna le prince de Condé, lorsqu'ils eurent parcouru les deux étages des appartements d'apparat. Généralement, mes visiteuses s'exclament comme des perruches. Est-ce que cet ensemble ne vous plaît pas ? On vous dit pourtant très entendue en ce qui concerne l'ordonnance d'une maison ?

Ils se trouvaient dans un petit salon tendu de satin bleu brodé d'or. Une grille de fer forgé d'un dessin exquis les séparait de la longue galerie donnant sur les jardins. Au fond, la cheminée, encadrée de deux lions sculptés, portait à son fronton une blessure fraîche. Angélique leva le bras et posa la main sur le fronton.

– Pourquoi a-t-on brisé cette garniture ? demanda-t-elle. Ce n'est pas la première cassure que je remarque. Tenez, aux fenêtres mêmes de ce salon, on a effacé le dessin à certains endroits.

Le visage de M. le prince s'assombrit.

– Ce sont les chiffres de l'ancien propriétaire de l'hôtel que j'ai fait gratter. Un jour, je restaurerai cela. Je ne sais quand, par exemple !... Je préfère consacrer mes dépenses à l'installation de ma maison de campagne, à Chantilly.

Angélique gardait la main posée sur l'écusson mutilé.

– Pourquoi n'avoir pas laissé les choses en état plutôt que de les abîmer ainsi ?

– La vue des armes de cet homme me causait du désagrément. C'était un maudit !

– Un maudit ? répéta-t-elle en écho.

– Oui. Un gentilhomme qui fabriquait de l'or avec un secret que lui avait donné le diable. On l'a brûlé. Et le roi m'a fait le don de ses biens. Je ne suis pas encore très sûr que Sa Majesté n'ait pas cherché à me porter malheur par ce geste.

Angélique, à pas lents, s'était approchée de la fenêtre et regardait au-dehors.

– Le connaissiez-vous, monseigneur ?

– Qui ? Le gentilhomme damné ?... Ma foi, non, et tant mieux pour moi !

– Je crois me souvenir de l'affaire, dit-elle effrayée de son audace et pourtant très calme. Est-ce que ce n'était pas un Toulousain, un monsieur... de Peyrac ?

– Oui, en effet, approuva-t-il avec indifférence.

Elle passa sa langue sur ses lèvres sèches.

– Est-ce qu'on n'a pas dit qu'on l'avait condamné surtout parce qu'il détenait un méchant secret sur M. Fouquet, qui était si puissant alors ?

– C'est possible. M. Fouquet s'est considéré longtemps comme le roi de France. Il avait assez d'argent pour cela. Il a fait faire des bêtises à bien des gens. À moi, par exemple. Ha ! Ha ! ha !... Bah ! tout cela est du passé.

Angélique se détourna légèrement pour l'observer. Il s'était laissé choir dans un fauteuil et suivait du bout de sa canne les rosaces du tapis. S'il avait eu un ricanement amer en songeant aux bêtises que lui avait fait faire M. Fouquet, il n'avait pas réagi aux allusions concernant Joffrey de Peyrac. La jeune femme eut la certitude que ce n'était pas lui qui, pendant des années, avait placé auprès d'elle le valet Clément Tonnel. Qui sait ? Peut-être que ce Clément Tonnel avait déjà été mis comme espion, par M. Fouquet, près du prince de Condé. On avait vu, dans les complots de ce temps, des intrigues plus compliquées, et les nobles avaient raison de pratiquer la politique de la courte mémoire. Quelle nécessité présente y avait-il pour M. le prince de se souvenir qu'il avait jadis voulu empoisonner Mazarin et qu'il s'était vendu à Fouquet ? Il avait assez à faire pour rentrer en grâce auprès d'un jeune roi encore méfiant et pour, aujourd'hui, apprivoiser cette belle femme dont la mélancolie secrète, sous le rire enjoué, l'avait séduit plus profondément qu'il ne voulait le croire.

– J'étais dans les Flandres à l'époque du procès de Peyrac, reprit-il. Je n'ai pas suivi l'affaire. Qu'à cela ne tienne ! J'ai eu l'hôtel et j'avoue que je ne m'en réjouis guère. Le sorcier ne l'a jamais habité, paraît-il. Pourtant, je ne puis m'empêcher de trouver à ces murs je ne sais quoi de triste et de sinistre. On dirait un décor préparé pour une scène qui ne s'est jamais jouée... Ces objets gracieux réunis là attendent un hôte qui n'est pas moi. J'ai gardé un vieux palefrenier qui appartenait à la domesticité du comte de Peyrac. Il prétend qu'il voit son fantôme certaines nuits... C'est possible. On respire ici une présence qui vous repousse et qui vous chasse. J'y reste le moins possible. Est-ce que vous éprouvez aussi cette pénible impression ?

– Non, au contraire, murmura-t-elle.

Son regard errait autour d'elle. « Ici, je suis chez moi, pensait-elle. Moi et mes enfants, voilà les hôtes que ces murs attendent. »

– Cet hôtel vous plaît donc ?

– Je l'aime. Il est admirable. Oh ! je voudrais y vivre ! s'écria-t-elle en joignant les mains sur son cœur avec une passion inattendue.

– Vous pourriez y vivre, si vous le vouliez, dit le prince.

Elle se détourna vivement vers lui. Il fixait sur elle ce regard demeuré magnifique et impérieux, et dont un jour M. Bossuet parlerait en termes éloquents : « Ce prince... qui portait dans ses yeux la victoire... »

– Y vivre ? répéta Angélique. À quel titre, monseigneur ? Il sourit encore et se leva avec brusquerie pour se rapprocher d'elle.