Pour qu'Angélique ne s'y trompât pas, elle lui dit un jour :
– Mon amitié est ce que j'ai de meilleur, Angélique. Tous les dévouements, toutes les délicatesses et la longanimité que n'a pas l'amour, mon amitié en est capable. De tout mon cœur, je vous l'offre. Il ne tiendra qu'à vous qu'elle dure le temps de notre vie.
*****
Connaissant mieux que personne le prix d'une vie voluptueuse, Ninon se plaisait à y amener les natures vraiment sensibles. Elle encouragea Angélique à prendre un amant bien titré. Mais Angélique faisait la moue. Sa vie matérielle étant assurée par ses activités commerciales, elle estimait que la voie de la galanterie était en réalité la moins sûre pour parvenir au faîte des honneurs. La Compagnie du Saint-Sacrement, occulte et puissante, régnait jusqu'aux marches du trône. Il y avait des dévots partout. Dans le jeu qu'elle menait, Angélique s'appuyait d'une main sur eux par sa réputation de sagesse, de l'autre sur les libertins par sa gaieté et son entrain à toutes les fêtes.
« Prenez au moins un amant pour le plaisir, conseillait encore Ninon. N'allez pas me faire croire que l'amour vous déplaît ! »
Angélique répondait qu'elle n'avait pas le temps d'y réfléchir. Elle-même s'étonnait du calme de son corps. On aurait dit que sa tête, à force de travailler sans cesse et d'accumuler projets sur projets, l'avait vidée du désir le plus élémentaire. Lorsqu'elle s'écroulait le soir dans son lit, morte de fatigue et après avoir terminé sa journée par une suprême partie de cache-cache avec ses fils, elle n'avait qu'une idée : dormir profondément, réparer ses forces, pour reprendre le lendemain sa tâche.
*****
Elle ne s'ennuyait jamais, et l'amour est souvent, pour la femme inoccupée, un dérivatif. Les déclarations enflammées de ses galants, leurs caresses furtives, « les scènes conjugales » d'Audiger qui se terminaient parfois par des baisers auxquels le maître d'hôtel s'arrachait difficilement, tout cela ne représentait pour elle que « jeux utiles ou inutiles » suivant l'avantage qu'elle en obtenait.
Ninon, après avoir écouté ses aveux, lui affirma que cette mentalité confinait à la maladie. Pour se guérir, il lui fallait délaisser quelque temps ses travaux et profiter des plaisirs qu'une vie libre offrait aux oisifs : promenades, bals masqués, théâtre, petits soupers, et le jeu à toutes heures.
*****
Chez Ninon, Angélique rencontra le Tout-Paris. Le prince de Condé y venait faire chaque semaine sa partie de hoca.
Plusieurs fois, elle vit Philippe du Plessis. Elle se fit présenter à lui. Le beau garçon laissa tomber sur elle un regard dont elle avait déjà apprécié le poids dédaigneux et, après avoir réfléchi, il dit du bout des lèvres :
– Ah ! c'est donc vous Mme Chocolat.
Le sang d'Angélique ne fit qu'un tour. Elle plongea dans une profonde révérence en répondant :
– Pour vous servir, mon cousin.
Les sourcils du jeune homme se rapprochèrent.
– Votre cousin ? Il me semble, madame, que vous êtes bien hardie de...
– Ne m'avez-vous pas reconnue ? dit-elle en le dévisageant de ses yeux verts fulgurants de colère. Je suis votre cousine Angélique de Sancé de Monteloup. Nous nous sommes jadis rencontrés au Plessis. Comment va votre père, l'aimable marquis ?... Et votre mère ?
Elle parla encore ainsi un bon moment afin de le convaincre de son identité, puis le quitta en se mordant la langue de sa sottise.
Pendant quelques jours, elle vécut dans la crainte de voir son secret divulgué. Dès qu'elle rencontra de nouveau M. du Plessis, elle le supplia de ne pas répéter ce qu'elle lui avait dit.
Philippe du Plessis parut tomber des nues. Il déclara enfin que cette confidence le laissait absolument indifférent et que, d'ailleurs, il ne tenait pas à ce qu'on sache qu'il était le parent d'une dame qui s'était abaissée à vendre du chocolat. Angélique le quitta furieuse, en se promettant de ne plus lui prêter attention. Elle savait que le père de Philippe était mort et que sa mère, devenue dévote en compensation de ses folies passées, s'était retirée au Val-de-Grâce. Le jeune homme dilapidait sa fortune en extravagances. Le roi l'aimait à cause de sa beauté et de sa bravoure, mais sa réputation était scandaleuse et même inquiétante. Angélique se reprochait de penser à lui si souvent. Une déclaration d'amour inattendue et une partie de hoca sensationnelle bouleversèrent son existence et la détournèrent pendant quelques mois de ses pensées.
*****
Elle était assez fière de figurer sur la liste des personnes à qui Mlle de Montpensier permettait d'entrer au jardin du Luxembourg. Un jour qu'elle y arrivait, la femme du suisse lui ouvrit, son mari étant absent.
Angélique s'engagea parmi les belles allées bordées de saules et de massifs de magnolias. Au bout d'un instant, elle s'avisa que le jardin habituellement très animé, était aujourd'hui presque désert. Elle n'aperçut que deux valets en livrée qui couraient à toutes jambes et s'engouffrèrent dans un taillis. Puis, plus rien. Intriguée et vaguement inquiète, elle continua sa promenade solitaire.
Comme elle passait près d'une petite grotte de rocaille, elle crut entendre un bruit léger et, se retournant, elle distingua une forme humaine tapie dans un buisson. « C'est quelque filou, se dit-elle, quelque vassal du sieur Cul-de-Bois en quête d'un mauvais coup. Ce serait assez amusant de le surprendre et de lui jaspiner bigorne pour voir la tête qu'il ferait. »
Elle en sourit d'avance. Ce n'était pas certes tous les jours qu'un coupe-bourse aux aguets pouvait avoir l'occasion de se trouver en face d'une grande dame parlant le pur langage de la tour de Nesle et du faubourg Saint-Denis. « Et ensuite je lui donnerai ma bourse pour le remettre de son émotion, le pauvre homme ! » pensa-t-elle, ravie d'une malice qui n'aurait pas de témoin.
Mais, comme elle s'approchait à pas de loup, elle vit que l'homme était richement vêtu, bien que ses habits fussent souillés de boue. Il se tenait à genoux et, le buste penché en avant, appuyé sur ses coudes, dans une attitude bizarre. Soudain, il tourna nerveusement la tête comme s'il dressait l'oreille et elle reconnut le duc d'Enghien, le fils du prince de Condé. Elle l'avait déjà rencontré dans les promenades à la mode, aux Tuileries, au Cours-la-Reine. C'était un adolescent fort brillant, mais qu'on disait intraitable sur les questions d'étiquette, et qui manquait de mesure.
Angélique constata qu'il était très pâle, avec une expression hagarde et effarée.
« Que fait-il là ? Pourquoi se cache-t-il ? Que craint-il ? » se demanda-t-elle, saisie d'un malaise indéfinissable.
Après avoir hésité, elle se retira sans bruit et regagna l'une des grandes allées du jardin. Elle croisa le suisse qui, à sa vue, fit des yeux effarés.
– Oh ! madame, que faites-vous ici ? Retirez-vous vite !
– Mais pourquoi ? Tu sais bien que je suis sur la liste de Mlle de Montpensier. Et ta femme m'a laissée entrer sans difficultés.
Le gardien regarda autour de lui d'un air désolé. Angélique était toujours fort généreuse avec lui.
– Que madame me pardonne, chuchota-t-il en se rapprochant. Mais ma femme ne sait pas le secret que je vais vous confier : le jardin est interdit au public aujourd'hui, car, depuis le matin, on y poursuit à la chasse M. le duc d'Enghien qui s'imagine qu'il est un lapin.
Et, comme la jeune femme ouvrait des yeux ronds, il se toucha du doigt la tempe.
– Oui, ça le prend comme ça de temps en temps, le pauvre garçon. Il paraît que c'est une maladie. Quand il se croit lapin ou perdrix, il a peur qu'on le tue et court se cacher. Voilà des heures que nous le cherchons.
– Il est là dans le taillis, près de la petite grotte. Je l'ai vu.
– Grand Dieu ! Il faut aller prévenir M. le prince. Ah ! le voici. Une chaise s'approchait.
Le prince de Condé mit la tête à la fenêtre.
– Que faites-vous ici, madame ? demanda-t-il furieux.
Le suisse se hâta d'intervenir :
– Monseigneur, madame vient juste d'apercevoir M. le duc près de la petite rocaille.
– Ah ! bon. Ouvrez-moi cette portière, marauds. Aidez-moi à descendre, cornebleu ! Ne faites pas tant de bruit, vous allez l'effrayer. Toi, cours chercher son premier valet de chambré et, toi, rassemble tous les gens que tu pourras trouver et poste-les aux issues...
Quelques instants plus tard, on entendit dans les buissons des bonds désordonnés, puis une course rapide. Le duc d'Enghien surgit, lancé à toute vitesse. Mais deux domestiques qui le poursuivaient réussirent à le happer et à le retenir. Il fut aussitôt entouré et maîtrisé. Son premier valet de chambre, qui l'avait élevé, lui parla avec douceur :
– On ne vous tuera pas, monseigneur. On ne vous enfermera pas dans une cage... Tout à l'heure, on va vous relâcher et vous pourrez courir de nouveau dans la campagne. Le duc d'Enghien était blême. Il ne disait pas un mot, mais il y avait dans son regard l'expression émouvante et interrogatrice des bêtes traquées. Son père s'approcha. Le jeune homme se débattit furieusement, quoique toujours en silence.
– Emmenez-le, dit le prince de Condé. Faites venir son médecin et son chirurgien. Qu'on le saigne, qu'on le purge et surtout qu'on l'attache. Je n'ai point le cœur de recommencer une nouvelle partie de cligne-musette ce soir. Je ferai donner du bâton à celui qui le laissera s'échapper encore.
Le groupe s'éloigna. Le prince revint vers Angélique, qui avait assisté, complètement chavirée, à cette triste scène, et qui était presque aussi pâle que le pauvre malade.
Condé se planta devant elle et l'examina d'un regard sombre.
– Eh bien ! dit-il, vous l'avez vu ? Il est beau, le descendant des Condé, des Montmorency ?... Son bisaïeul avait des manies, son aïeule était folle. J'ai dû épouser la fille. À l'époque, elle commençait déjà à s'arracher les cheveux un à un avec une pince. Je savais qu'on m'atteignait dans ma descendance, mais j'ai dû l'épouser quand même. C'était un ordre du roi Louis XIII. Et voilà mon fils ! Parfois, il se croit chien et il lutte pour éviter d'aboyer devant le roi. Ou bien, il s'imagine qu'il est une chauve-souris et il appréhende de se heurter aux lambris de son appartement. L'autre jour, il s'est senti devenir plante et il a fallu que ses serviteurs l'arrosent... C'est drôle, n'est-ce pas ? Vous ne riez pas ?
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