– Messieurs, de grâce ! criait Mlle de Parajonc. Le duel est interdit. Vous coucherez ce soir à la Bastille.
Mais les deux marquis n'avaient cure de ces prédictions raisonnables et ferraillaient avec ardeur tandis que la foule opposait une véritable résistance passive à l'escouade de gardes suisses qui essayait de fendre ses rangs pour parvenir jusqu'aux duellistes. Heureusement, le marquis de Montespan réussit à entailler la cuisse de Lauzun. Péguilin trébucha et lâcha son épée.
– Venez vite, très cher ! s'écria le marquis en soutenant son adversaire. Évitons la Bastille !
Mesdames, aidez-moi.
Le carrosse s'ébranla à l'instant où, parmi les horions et les coups de hallebarde, les gardes suisses, la fraise de travers, parvenaient jusqu'à lui. Tandis que l'équipage dévalait à grand fracas la rue Saint-Honoré, Angélique, appuyant son écharpe sur la blessure de Péguilin, se retrouva entassée pêle-mêle dans le carrosse avec le marquis de Montespan, Mlle de Parajonc et même le laquais qui avait provoqué l'incident et qu'on avait jeté à demi assommé sur le plancher.
– Tu seras condamné au carcan et aux galères, lui dit Péguilin en lui envoyant un coup de talon dans l'estomac. Et ce n'est pas moi qui paierai une livre pour ton rachat !... Mordious, mon cher Pardaillan, grâce à vous, mon chirurgien n'aura pas besoin de me saigner pour la saison.
– Il faudrait vous panser, dit le marquis. Venez chez moi. Je crois que ma femme y est aujourd'hui avec des amies.
*****
En l'épouse de M. de Montespan, Angélique reconnut la belle Athénaïs de Mortemart, l'ancienne amie de pension d'Hortense, avec laquelle elle avait assisté jadis à l'entrée triomphale du roi.
Mlle de Mortemart, qu'on appelait dans sa jeunesse Mlle de Tonnay-Charente, s'était mariée en 1662. Elle était devenue plus belle encore. Son teint de rose aux yeux bleus, ses cheveux d'or, et l'esprit célèbre de sa famille faisaient d'elle une des femmes les plus remarquées de la cour. Malheureusement, si la famille de son mari et la sienne étaient de haute lignée, elles se valaient également par leur impécuniosité. Harcelée de dettes et de créanciers, la pauvre Athénaïs ne pouvait donner à sa beauté le lustre qu'elle méritait, et il lui arrivait de manquer des fêtes à la cour faute de pouvoir y paraître en toilette neuve. L'appartement où les duellistes des Tuileries, accompagnés d'Angélique et de Philonide de Parajonc, vinrent s'abattre, portait la marque d'une pauvreté quasi misérable côtoyant une élégance de mise presque opulente.
Des toilettes somptueuses traînaient sur les meubles empoussiérés. Il n'y avait pas dé feu malgré la saison encore fraîche, et Athénaïs, en robe de chambre de taffetas, se battait comme une mégère avec le commis d'un orfèvre venu réclamer des arrhes pour la commande d'un collier de vermeil et d'or que la jeune femme devait étrenner à Versailles la semaine suivante.
M. de Montespan prit aussitôt la situation en main et chassa le commis à coups de pied. Athénaïs protesta. Elle voulait son collier. Une dispute s'ensuivit, tandis que le sang du pauvre Lauzun inondait le carrelage.
Mme de Montespan s'en avisa enfin et appela son amie Françoise d'Aubigné qui était venue l'aider à mettre un peu d'ordre dans l'appartement, car les servantes étaient parties la veille.
La veuve du poète Scarron parut aussitôt, si semblable à elle-même avec sa robe pauvre, ses larges yeux noirs et l'expression réservée de sa bouche, qu'Angélique eut l'impression de l'avoir quittée la veille seulement au Temple.
« Dans un instant, je vais voir surgir Hortense », pensa-t-elle. Elle aida Françoise à transporter sur un canapé le marquis de Lauzun qui avait fini par s'évanouir.
– Je vais chercher de l'eau aux cuisines, dit la veuve Scarron. Veuillez avoir l'obligeance de maintenir le pansement sur la plaie... madame...
À l'imperceptible hésitation, Angélique comprit que Mme Scarron l'avait reconnue aussi. Cela n'avait pas d'importance. Mme Scarron était de ceux qui doivent cacher une partie de leur existence. De toute façon, un jour ou l'autre, Angélique était décidée à affronter les visages de son passé.
Dans la pièce voisine, le ménage Montespan continuait à se chamailler.
– Mais comment ne l'avez-vous pas reconnue ?... C'est Mme Morens, voyons ! Vous vous battez en duel maintenant pour une chocolatière ?
– Elle est adorable... et n'oubliez pas qu'elle a la réputation d'être une des femmes les plus riches de Paris. Si c'est bien d'elle qu'il s'agit je ne regrette pas mon geste.
– Vous me dégoûtez !
– Ma chère, voulez-vous votre collier de diamants, oui ou non ?
« Bon, se dit Angélique, je vois de quelle façon il me faut témoigner ma reconnaissance à ces gens de grande noblesse. Un cadeau somptueux, peut-être même une bourse bien pesante, mais le tout enrobé de discrétion et de délicatesse. »
Le marquis de Lauzun levait ses paupières. Il posa sur Angélique un regard vague.
– Je rêve, balbutia-t-il. Est-ce bien vous, ma mignonne ?
– Oui, c'est moi, dit-elle en lui souriant.
– Du diable si je m'attendais à vous revoir, Angélique ! Je me suis bien souvent demandé ce que vous aviez pu devenir.
– Vous vous l'êtes demandé, mais avouez que vous n'avez pas cherché à le savoir.
– C'est vrai, ma mignonne. Je suis un courtisan. Tous les courtisans sont un peu lâches envers ceux ou celles qui encourent la disgrâce.
Il examina la toilette et les bijoux de la jeune femme.
– Les choses ont l'air de s'être arrangées, dit-il.
– Il le fallait bien. Désormais je m'appelle Mme Morens.
– Par saint Séverin, j'ai entendu parler de vous ! Vous vendez du chocolat, n'est-ce pas ?
– Je me distrais. Il y en a qui s'occupent d'astronomie ou de philosophie. Moi, je vends du chocolat. Et vous, Péguilin ? Votre existence est-elle toujours aussi dorée ? Le roi a-t-il toujours pour vous de l'amitié ?
Péguilin s'assombrit et parut oublier sa curiosité.
– Ah ! ma chère, l'équilibre de ma faveur est instable. Le roi s'imagine que je me suis acoquiné avec Vardes dans l'histoire de la lettre espagnole, vous savez, cette lettre qu'on a fait parvenir à la reine pour l'avertir des infidélités de son auguste époux avec La Vallière ?... Je ne peux dissiper ce soupçon, et Sa Majesté a parfois à mon égard de ces rudesses !... Heureusement que la Grande Mademoiselle est amoureuse de moi.
– Mlle de Montpensier ?
– Oui, chuchota Péguilin en roulant des yeux blancs. Je crois même qu'elle va me demander en mariage.
– Oh ! Péguilin ! s'exclama Angélique en éclatant de rire. Vous êtes impayable, incorrigible. Vous n'avez pas changé !
– Vous non plus, vous n'avez pas changé. Et vous êtes belle comme une ressuscitée.
– Que savez-vous sur la beauté des ressuscitées, Péguilin ?
– Ce qu'en dit l'Église, parbleu !... Un corps glorieux !... Venez là, mon petit cœur, que je vous embrasse.
Il lui prit le visage à deux mains et l'attira vers lui.
– Mordious ! s'écria Montespan du seuil de la porte. Il ne te suffit pas que je t'ouvre la cuisse pour t'empêcher de courir, il faut encore, Péguilin du diable ! que tu viennes me faucher l'herbe sous le pied dans ma propre maison ! J'ai eu bien tort de ne pas te laisser aller à la Bastille !
Chapitre 12
À la suite de cette rencontre, Angélique revit fréquemment, aux Tuileries et au Cours-la-Reine, le duc de Lauzun et le marquis de Montespan. Ceux-ci lui présentèrent leurs amis. Et, peu à peu, les visages du passé reparurent. Un jour où Angélique se promenait au Cours avec Péguilin, son équipage croisa celui de la Grande Mademoiselle, qui la reconnut. Aucune allusion ne fut faite. Prudence ou indifférence ? Chacun avait tant de chats à fouetter !
Après l'avoir boudée, Athénaïs de Montespan s'était subitement entichée d'elle et l'invitait. Elle avait remarqué que cette chocolatière parlait peu, mais lui donnait admirablement la réplique.
Ce fut Mme Scarron, qu'Angélique revoyait souvent chez les Montespan, qui l'introduisit chez Ninon de Lenclos.
Le salon de la célèbre courtisane n'était pas considéré comme un lieu de libertinage, mais comme l'école, par excellence, du bon goût.
« Chez elle, écrivait le chevalier de Méré, aucun propos de religion ou de gouvernement, mais beaucoup d'esprit et fort orné, des nouvelles anciennes et modernes, des nouvelles de galanteries et toutefois sans ouvrir la porte à la galanterie. La gaieté, l'entrain, la verve de la maîtresse de maison permettaient à tous de se rencontrer avec bonheur. »
L'amitié qui a uni Mlle de Lenclos et Angélique de Sancé est restée discrète. Peu de lettres demeurent qui portent témoignage de cette amitié, et ni l'une ni l'autre n'a fait étalage des sentiments profonds et sûrs qui les ont liées dès la première rencontre. Elles appartenaient toutes deux à cette race de femmes qui attirent les hommes, plus ou moins inconsciemment, par un charme où se dosent également les attraits du corps, du cœur et de l'intelligence. Elles auraient pu être ennemies. Au contraire, elles connurent l'une par l'autre la seule amitié féminine de leur existence.
Angélique, du fait de la lutte acharnée qu'elle avait menée pour survivre, était capable d'apprécier, chez Ninon, ces qualités de droiture, de courage et de simplicité si rares chez leurs semblables, et qui faisaient de la courtisane « un honnête homme ». Et, de son côté, celle-ci comprit aussitôt qu'Angélique voulait se servir d'elle pour se hisser le plus haut possible sur l'échelle sociale. Elle joua ce rôle de son mieux, guidant sa nouvelle amie, la conseillant, la présentant à tous.
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