Les traits du gentilhomme demeuraient impassibles et son regard ne cillait point. Rêvait-il ? Méditait-il ?... Ses prunelles bleues semblaient vides comme celles d'un aveugle. Elles avaient, dans la fixité de cette rêverie sans objet, la froideur du serpent. L'inconnu ne semblait pas se rendre compte de l'intérêt qu'il suscitait.

– Eh bien ! Angélique, fit aigrement Mlle de Parajonc, vous perdez l'esprit, ma parole !

Cette façon de considérer un homme est du dernier bourgeois.

– Comment... comment se nomme-t-il ?

– C'est le marquis du Plessis-Bellière, voyons ! Qu'a-t-il d'étonnant ? Il attend son galant sans doute. Vous qui n'aimez pas les petits-maîtres, je ne vois pas pourquoi vous restez plantée là comme un arbre qui aurait pris racine.

– Excusez-moi, balbutia Angélique en rassemblant ses esprits.

L'espace dune seconde, elle était redevenue une petite fille admirative et farouche. Philippe ! Ce grand cousin dédaigneux. Oh ! Monteloup, et l'odeur de la salle où la chaleur du potage faisait fumer la nappe humide. Souffrances et douceurs mêlées !

Les deux promeneuses passèrent devant lui. Il parut les remarquer, bougea, et, ôtant son feutre avec un geste de profond ennui, les salua.

– C'est un gentilhomme de l'entourage du roi, n'est-ce pas ? demanda Angélique lorsqu'elles furent un peu plus loin.

– Oui. Il a guerroyé avec M. le prince du temps que celui-ci était aux Espagnols. Depuis, il a été nommé grand louvetier de France. Il est si beau et il aime tant la guerre que le roi l'appelle Mars. Cependant, on raconte sur lui des choses horribles.

– Des choses horribles ?... Je voudrais bien savoir...

Mile de Parajonc eut un petit ricanement résigné.

– Vous voilà déjà offusquée d'entendre dénigrer ce beau seigneur. D'ailleurs, toutes les femmes sont comme vous. Elles lui courent après et se pâment devant ses cheveux blonds, son teint frais, son élégance. Elles n'ont de cesse qu'elles ne se soient glissées dans son lit. Mais alors le refrain change. Oui, oui, j'ai reçu les confidences d'Armande de Circé et de Mlle Jacari... Le beau Philippe semble doux et civil. Il est distrait comme un vieux savant. Ce qui fait sourire à la cour. Mais il paraît qu'en amour, il est de la dernière brutalité : un palefrenier a plus d'égards pour sa femme que lui pour ses maîtresses. Toutes celles qui sont passées par ses bras le haïssent...

Angélique n'écoutait que d'une oreille. La vision de Philippe appuyé contre la statue de marbre, immobile et presque aussi irréel qu'une apparition, ne la quittait pas. Jadis, il l'avait prise par la main pour la faire danser. C'était au Plessis, dans ce château blanc qu'enveloppe mystérieusement la grande forêt de Nieul.

– Il paraît qu'il a une imagination raffinée pour torturer ses maîtresses, continuait Philonide. Pour une bagatelle, il a battu Mme de Circé si affreusement qu'elle est restée sans pouvoir bouger ou presque, pendant huit jours, ce qui était bien embarrassant à cause du mari. Et, dans ses campagnes, la façon dont il se conduit quand il est vainqueur est un vrai scandale. Ses troupes sont plus redoutées que celles du fameux Jean de Werth. Les femmes sont traquées jusque dans les églises et mises à mal sans discernement. À Norgen, il a fait venir les filles des notables, les a à demi assommées parce qu'elles résistaient et, après une nuit d'orgie avec ses officiers, il les a livrées à la troupe. Plusieurs en sont mortes, ou sont devenues folles. Si M. le prince n'était pas intervenu, Philippe du Plessis aurait certainement été envoyé en disgrâce.

– Philonide, vous êtes une vieille jalouse ! s'écria Angélique, saisie d'une irritation soudaine. Ce jeune homme n'est pas, ne peut pas être l'énergumène que vous me décrivez. Vous enflez à plaisir les potins que vous avez récoltés sur lui. Mlle de Parajonc s'arrêta, suffoquée d'indignation.

– Moi !... Des potins !... Vous savez pourtant combien j'ai horreur de cela, des histoires de voisinage et de tout ce qui sent la visite d'accouchée. Moi, des potins !... Alors que je suis si largement détachée des choses vulgaires ! Si je vous parle ainsi c'est parce que c'est VRAI !

– Eh bien, si c'est vrai, ce n'est pas entièrement sa faute, décréta Angélique. Il est ainsi parce que les femmes lui ont fait du mal à cause de sa beauté.

– Comment... comment savez-vous cela ? Vous le connaissez ?

– N... non.

– Alors, vous êtes folle ! s'écria Mlle de Parajonc qui devint écarlate de colère. Je ne vous aurais jamais crue capable d'avoir la tête tournée par un freluquet de cette espèce. Adieu...

Elle la quitta et se dirigea à grands pas vers la grille de sortie. Angélique n'eut d'autre ressource que de la suivre, car elle ne voulait pas se brouiller avec Mlle de Parajonc qu'elle aimait bien.

*****

Si Angélique et la vieille précieuse ne s'étaient pas disputées ce jour-là, aux Tuileries, à propos de Philippe du Plessis-Bellière, elles ne seraient pas parties si tôt. Et, si elles n'étaient pas sorties à cet instant même, elles n'auraient pas été victimes d'un pari grossier que venaient de faire les laquais amassés devant les grilles. M. de Lauzun et M. de Montespan ne se seraient pas battus en duel pour les beaux yeux verts de Mme Morens. Et Angélique aurait dû attendre, longtemps encore sans doute, avant de pouvoir fréquenter de nouveau les grands de ce monde. Ceci prouve qu'il est bon parfois d'avoir la langue vive et la tête près du bonnet.

En effet, l'entrée du jardin étant interdite par écriteau « aux laquais et à la canaille », il y avait toujours devant les grilles une foule bruyante de valets, de laquais, de cochers qui partageaient leurs heures d'attente entre des parties de cartes ou de quilles, des batailles, et le cabaret du coin. Ce soir-là, les laquais du duc de Lauzun venaient de faire un pari. On « paierait chopine » à celui d'entre eux qui aurait l'audace d'aller lever la jupe de la première dame sortant des Tuileries.

Il se trouva que cette dame était Angélique, laquelle venait de rejoindre Philonide et essayait de l'apaiser.

Avant qu'elle eût le temps de prévoir le geste de l'insolent, elle se trouva saisie par un grand escogriffe qui puait le vin à pleine bouche, et troussée de la plus insolente façon. Presque aussitôt, sa main s'abattit sur la face de l'indiscret. Mlle de Parajonc poussait des cris de perruche.

Un gentilhomme qui remontait dans son carrosse et qui avait vu la scène fit un signe à ses gens, et ceux-ci, trop contents de l'aubaine, se ruèrent sur la valetaille de M. de Lauzun. Ce fut un pugilat forcené dans le crottin des chevaux et au milieu d'un cercle des badauds. La victoire resta à la livrée du gentilhomme. Celui-ci applaudissait bruyamment. Il vint à Angélique et la salua.

– Monsieur, merci de votre intervention, dit-elle.

Elle était furieuse et humiliée, mais surtout effrayée, car elle avait été sur le point de corriger elle-même l'ivrogne, à la bonne façon de la taverne du Masque-Rouge et en assaisonnant la leçon de quelques paroles énergiques sorties tout droit du vocabulaire de la Polak. Tous les soins qu'Angélique prenait pour redevenir une grande dame auraient été de la sorte anéantis. Le lendemain, les dames du Marais auraient fait des gorges chaudes de l'incident.

Blanche d'émotion à cette pensée, la jeune femme prit le parti de se pâmer légèrement, selon les bonnes traditions.

– Ah ! monsieur... quel désordre ! C'est affreux ! Être ainsi exposée aux outrages de ces marauds !

– Remettez-vous, madame, dit-il en lui soutenant la taille d'un bras empressé et vigoureux.

C'était un beau garçon aux yeux vifs et dont l'accent chantant ne pouvait tromper. Encore un Gascon à coup sûr ! Il se présenta :

– Louis-Henri de Pardaillan de Gondrin, chevalier de Pardaillan et autres lieux, marquis de Montespan.

Angélique connaissait le nom. Le nouveau venu appartenait à la plus vieille noblesse de Guyenne. Elle sourit avec toute la séduction dont elle était capable, et le marquis, manifestement enchanté de la rencontre, insista pour savoir où et quand il pourrait faire prendre de ses nouvelles. Elle ne voulut pas se nommer, mais répondit :

– Venez aux Tuileries demain à la même heure. J'espère que les circonstances seront plus favorables et nous permettront de deviser agréablement.

– Où vous attendrai-je ?

– Près de l'Echo.

L'emplacement promettait beaucoup. L'Echo était le lieu des rencontres galantes. Ravi, le marquis baisa la main qu'on lui tendait.

– Avez-vous une chaise ? Vous reconduirai-je ?

– Mon carrosse n'est pas loin, affirma Angélique, qui ne tenait pas à exhiber son trop modeste équipage.

– Alors, à demain, mystérieuse beauté.

Cette fois, il lui baisa prestement la joue et, avec des gambades, se détourna et regagna sa voiture.

*****

– Vous manquez de pudeur..., commença Mlle de Parajonc. Mais le marquis de Lauzun paraissait à la grille. Voyant en quel état se trouvaient ses valets, l'un crachant ses dents, l'autre saignant du nez, tous déchirés et poussiéreux, il se mit à tempêter d'une voix de fausset. Comme on lui expliquait que le mal venait de la valetaille d'un grand seigneur, il s'écria : « Il faut rouer de coups de bâton ces coquins et leur maître. Cette espèce-là n'est pas digne d'être touchée avec une épée ».

Le marquis de Montespan n'était pas encore installé dans son carrosse. Entendant le propos, il bondit du marchepied, courut derrière Lauzun, le saisit par le bras, lui fit faire la pirouette et, après lui avoir enfoncé son chapeau sur les yeux, le traita par surcroît de butor et de faquin.

Une seconde plus tard, l'éclair de deux épées brillait et les deux Gascons se battaient en duel sous l'œil de plus en plus intéressé des badauds.