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Elle commença par gagner les bonnes grâces de la vieille demoiselle qui occupait l'appartement au-dessous du sien. Celle-ci avait connu les beaux jours de la préciosité et de la querelle des femmes. Elle avait rencontré la marquise de Rambouillet, fréquentait Mlle de Scudéry. Son jargon était délicat et inintelligible. Philonide de Parajonc prétendait qu'il y avait sept sortes d'estime et divisait les soupirs en cinq catégories. Elle méprisait les hommes et haïssait Molière. L'amour était à ses yeux « la chaîne infernale ».

Cependant, elle n'avait pas toujours été aussi farouche. On chuchotait que, dans sa jeunesse, loin de se contenter du fade pays du Tendre, elle n'avait pas dédaigné le royaume de Coquetterie et avait souvent atteint sa capitale, Jouissance. Elle-même confessait en levant des yeux blancs : L'amour m'a terriblement défriché le cœur !

– S'il n'avait défriché que cela ! grommelait Audiger qui voyait d'un mauvais œil Angélique fréquenter cette précieuse sur le retour. Vous allez devenir pédante. Un proverbe de chez nous dit pourtant qu'une femme est assez savante quand elle peut mettre différence entre la chemise et le pourpoint de son mari. Angélique riait et le désarmait par une moue mutine.

Ensuite, elle allait assister, avec Mlle de Parajonc, aux conférences du Palais Précieux où celle-ci l'avait fait inscrire pour trois pistoles.

On y rencontrait la fleur des honnêtes gens, c'est-à-dire beaucoup de femmes de la moyenne bourgeoisie, des ecclésiastiques, des jeunes savants, des provinciaux. Le prospectus de la société était fort alléchant :

Nous prétendons, moyennant trois pistoles seulement, fournir durant trois mois, du premier jour de janvier à la mi-carême, tous les divertissements que l'esprit raisonnable peut imaginer.

Le lundi et le samedi, bal et comédie, avec distribution gratuite de citrons doux et d'oranges du Portugal.

Le mardi, concerts de luths, de voix et d'instruments.

Le mercredi, leçon de philosophie.

Le jeudi, lecture des gazettes et des pièces nouvelles soumises au jugement. Le vendredi, propositions curieuses soumises au jugement.

Tout était prévu pour rassurer les dames que pouvait inquiéter un retour nocturne :

On donne bonne escorte aux personnes qui en auront besoin pour la sûreté de leur argent, de leurs bijoux et points de Gênes. Peut-être n'en aurons-nous que faire étant sur le point de traiter avec tous les filous de Paris qui nous promettent bons passeports, moyennant quoi l'on pourra aller et venir en toute sûreté, ces messieurs ayant fait voir qu'ils sont assez religieux à tenir leur parole quand ils l'ont une fois donnée.

*****

À tant de sollicitude, le Palais Précieux ajoutait un choix de conférenciers de bonne marque. Roberval, professeur de mathématiques au Collège Royal, venait parler de la comète qui en 1665 agitait les Parisiens.

On discutait du débordement du Nil, de l'amour d'inclination, mais aussi des causes de la lumière, de la question du vide et de la pesanteur de l'air. Angélique s'aperçut qu'en écoutant les conférences scientifiques, elle souffrait comme une damnée dans un bénitier.

À certains termes, elle tressaillait, croyant entendre la voix passionnée de Joffrey de Peyrac et voir briller le feu de son regard.

– Ma cervelle est trop petite, dit-elle un jour à Mlle de Parajonc. Toutes ces grandes questions m'effraient. Je ne veux plus aller au Palais Précieux que pour le bal et la musique.

– Votre sublime est trop profondément enfoncé dans la matière, se désola la vieille demoiselle. Comment voulez-vous briller dans un salon si vous n'êtes pas au courant de ce dont on parle ? Vous ne voulez ni de philosophie, ni dé mécanique, ni d'astronomie, et vous ne savez pas rimer. Que vous reste-t-il ?... La dévotion. Au moins, avez-vous lu saint Paul et saint Augustin ? Voilà de bons ouvriers pour établir la souveraine volonté de Dieu. Je vous les prêterai.

Mais Angélique refusa saint Paul et saint Augustin, et même le livre de Mlle de Gournay : De l'Égalité des hommes et des femmes où elle eût pourtant puisé de solides arguments à opposer aux déclarations d'Audiger.

En revanche, elle se plongeait ardemment et presque en cachette, dans le Traité de minauderies et de bon air de Mlle de Quintin et L'Art de plaire à la cour de Mlle de Croissy.

Chapitre 11

Le lendemain du jour où elle était allée place de Grève, Angélique avait demandé à Mlle de Parajonc de l'accompagner aux Tuileries.

Mlle de Parajonc était sa compagne habituelle. Elle connaissait tout le monde et nommait les uns et les autres à sa compagne, qui apprenait ainsi à connaître les nouveaux visages de la cour. Elle lui servait aussi de repoussoir. Tout à fait inconsciemment d'ailleurs, car la pauvre Philonide, plâtrée de blanc de céruse jusqu'aux yeux et les paupières cernées de noir comme une vieille chouette, se croyait toujours aussi irrésistible qu'au temps où elle faisait soupirer interminablement ses galants.

Elle enseignait à Angélique la bonne manière de se promener aux Tuileries, mimant les gestes nécessaires avec beaucoup d'entrain, ce qui faisait rire les insolents. Elle n'y voyait qu'hommages rendus à ses charmes.

« Aux Tuileries, disait-elle, il faut se promener nonchalamment dans la grande allée. Il faut parler toujours sans rien dire afin de paraître spirituelle. Il faut rire sans sujet pour paraître enjouée, se redresser à tous moments pour étaler sa gorge... ouvrir les yeux pour les agrandir, se mordre les lèvres pour les rougir... parler de la tête à l'un, de l'éventail à l'autre... Enfin, radoucissez-vous, ma chère ! Badinez, gesticulez, minaudez et soutenez tout cela d'un air penché... »

La leçon, en fait, n'était pas mauvaise, et Angélique l'appliquait avec plus de mesure et aussi plus de succès que sa compagne.

Les Tuileries étaient, selon Mlle de Parajonc, « la lice du beau monde » et le Cours-la-Reine,

« l'empire des œillades ». On allait aux Tuileries pour attendre l'heure du Cours et l'on s'y retrouvait le soir après le Cours, la promenade en carrosse alternant avec la promenade à pied.

Les bocages du jardin étaient favorables aux poètes et aux amants. Les abbés y préparaient leurs sermons, les avocats leurs plaidoiries. Toutes les personnes de qualité s'y donnaient rendez-vous et l'on y rencontrait parfois le roi ou la reine, et souvent Monseigneur le dauphin avec sa gouvernante.

Ce jour-là, Angélique entraîna sa compagne du côté du Grand Parterre, où se tenaient habituellement les grands personnages. Le prince de Condé s'y trouvait presque chaque soir.

Elle fut déçue de ne pas l'apercevoir, ragea et tapa du pied.

– Je serais bien curieuse de savoir pourquoi vous étiez si gourmande de voir Son Altesse, s'étonna Philonide.

– Il fallait absolument que je la voie.

– Aviez-vous une requête à lui adresser ?... Aussi bien, ne pleurez plus, ma chère, le voici. En effet, le prince de Condé venait d'arriver et s'avançait à travers la grande allée, entouré des gentilshommes de sa maison.

Angélique s'avisa alors qu'il n'y avait aucune rencontre possible entre elle et ce prince. Allait-elle lui déclarer tout de go :

– Monseigneur, rendez-moi l'hôtel de la rue du Beautreillis qui m'appartient et que vous avez reçu indûment des mains du roi.

Ou encore :

– Monseigneur, je suis la femme du comte de Peyrac dont vous avez fait gratter les armes et exorciser l'hôtel...

Le mouvement qui l'avait conduite aux Tuileries pour y voir le prince de Condé était puéril et stupide. Elle n'était qu'une chocolatière enrichie. Personne ne pouvait la présenter à ce grand seigneur, et, d'ailleurs, que lui aurait-elle dit ?... Furieuse contre elle-même, elle s'adressa des reproches véhéments : « Idiote ! Si tu te montrais toujours aussi impulsive et sans raisonnement, qu'adviendrait-il de tes affaires ?... »

– Venez, dit-elle à la vieille fille.

Et, d'un mouvement brusque, elle se détourna du groupe chatoyant et bavard qui passait près d'elle.

*****

Malgré la soirée radieuse, la douceur printanière du ciel, Angélique demeura boudeuse tout le reste de la promenade. Philonide lui demanda si elles iraient au Cours. Elle répondit que non. Son carrosse était trop laid.

Un petit-maître les aborda :

– Madame, dit-il à Angélique, mon compagnon et moi, nous nous interrogeons à votre sujet. L'un a gagé que vous étiez l'épouse d'un procureur, l'autre, que vous étiez demoiselle et précieuse. Séparez-nous.

Elle eût pu en rire. Mais son humeur était morose, et elle détestait ces petits-maîtres, fardés comme des poupées et qui affectaient de porter l'ongle du petit doigt plus long que les autres.

– Gagez toujours que vous êtes un sot, répondit-elle. Et vous ne perdrez jamais. Et elle le laissa tout pantois.

Philonide de Parajonc était offusquée.

– Votre réplique ne manquait pas d'esprit, mais elle sentait sa commère à trois lieues. Vous ne réussirez jamais dans un salon si...

– Oh ! Philonide ! s'exclama Angélique en s'arrêtant brusquement. Regardez... là !

– Quoi donc ?

– Là, répéta Angélique d'une voix qui n'était plus qu'un murmure.

À quelques pas d'elle, dans l'encadrement vert d'un bosquet, un grand jeune homme se tenait nonchalamment appuyé contre le socle d'une statue de marbre. Il était d'une beauté remarquable, que perfectionnait encore la recherche de ses vêtements. Son habit de velours vert amande était incrusté de broderie d'or représentant des oiseaux et des fleurs. C'était un peu extravagant, mais beau comme la livrée du printemps. Un feutre blanc, orné de plumes vertes, recouvrait son abondante perruque blonde. Dans l'encadrement de ses longues boucles, son visage blanc et rose, adouci d'un peu de poudre, s'ornait d'une moustache blonde, dessinée d'un trait. Ses yeux étaient grands, d'un bleu transparent que l'ombre du feuillage verdissait.