Enfin, Angélique conclut une affaire plus importante que toutes les autres. Elle acheta des « parts de bateau » à un marchand de Honfleur nommé Jean Castevast avec lequel elle était déjà en rapport pour son approvisionnement en cacao.
Maître Castevast faisait un trafic assez compliqué, qui allait de l'affrètement des bateaux de pêche pour les bancs de Terre-Neuve à la vente de la morue dans Paris ; des achats massifs de sel sur les côtes de Poitou et de Bretagne à l'armement des bateaux qui rapportaient d'Amérique les produits exotiques. Il armait aussi des bateaux de course. Ses affaires marchaient bien. Il prêtait à gros intérêt et pour de courtes échéances aux matelots de ses propres équipages ; il réassurait à 4 % des créances louches que des étrangers jugeaient peu sûres, mais qu'il estimait bonnes ; il rachetait et échangeait les esclaves chrétiens contre des Maures capturés par ses bateaux, ceci par l'intermédiaire des religieux de la Trinité dont un couvent se trouvait à Lisieux. Cette dernière activité permettait à maître Castevast de passer pour un bienfaiteur de l'humanité, tout en réclamant des « avances » aux familles des prisonniers et en acceptant l'expression substantielle de leur reconnaissance.
Les affaires du marchand Castevast étaient habituellement fort prospères, mais il assumait de grands risques et, dernièrement, il s'était trouvé brusquement au bord de la faillite. Un de ses bateaux avait été capturé par les Barbaresques ; un autre avait disparu à la suite d'une révolte de l'équipage et l'augmentation de l'impôt sur le sel lui avait fait perdre toute une cargaison de morue.
Angélique en avait profité pour feindre de voler au secours du petit marchand retors dont elle avait déjà apprécié la hardiesse et l'habileté.
Elle l'aida tout d'abord en lui prêtant de l'argent. Puis, par ses relations, elle le fit élire procureur du roi à l'hôtel de ville de Honfleur. Elle obtint également, pour son frère, la charge de procureur du roi à l'Amirauté de la même localité. Grâce à ces deux charges royales, Jean Castevast se trouvait presque entièrement à l'abri des rapacités du fisc. De plus, étant actionnaire de la Compagnie des Indes Orientales et Occidentales, Angélique avait obtenu de Colbert l'autorisation pour les bateaux de Castevast d'avoir accès à la Martinique et de ne payer qu'une faible redevance aux fonctionnaires royaux de l'île. Cette exemption de l'impôt était la première satisfaction qu'elle avait recherchée, comme une inconsciente revanche sur le sergent des aides qui avait hanté son enfance. Elle se souvenait peut-être aussi des premiers enseignements commerciaux que lui avait inculqués le sieur Molines.
L'un des principes de Mme Morens et peut-être le secret de sa réussite était ce dicton personnel, qu'elle se gardait bien de confier à quiconque : « N'importe quel commerce est avantageux... sans le fisc ! »
En échange de ses prêts et de ses services, Angélique avait obtenu de Castevast deux parts sur ses bateaux. Elle était enfin son unique commanditaire à Paris en ce qui concernait les produits exotiques : cacao, écaille, ivoire, oiseaux des îles, bois précieux. Elle fournissait du bois aux nouvelles Manufactures royales du meuble que M. Colbert venait de fonder. Quant aux singes et aux oiseaux, elle les vendait aux Parisiennes... Tout cela lui permettait de gagner beaucoup d'argent.
Angélique s'aperçut que, toute à ses calculs, elle avait quitté les quais et s'était engagée dans la rue du Beautreillis. L'encombrement qui régnait dans cette rue la ramena à la réalité. Elle regrettait d'avoir renvoyé son carrosse. Aller à pied parmi les porteurs d'eau et les servantes en course ne seyait pas à sa nouvelle condition. Ayant abandonné la jupe courte des femmes du peuple, elle voyait avec regret le bas de ses lourdes jupes souillé de boue.
Un remous de la cohue la plaqua contre le mur d'une maison. Elle protesta violemment. Le gros bourgeois qui l'écrasait à demi se retourna pour lui crier :
– Patience, la belle ! C'est M. le prince qui passe.
En effet, une grande porte cochère venait de s'ouvrir et un carrosse à six chevaux en sortait. Derrière la vitre, Angélique eut le temps de reconnaître le profil morose du prince de Condé. Quelques gens crièrent :
– Vive M. le prince !
Il souleva, bourru, sa manchette de dentelle. Pour le peuple, il restait toujours le vainqueur de Rocroi. Malheureusement, la paix des Pyrénées le contraignait à une retraite qui ne lui plaisait guère.
Lorsqu'il fut passé, la circulation reprit. Angélique se dirigea devant la cour de l'hôtel que le prince venait de quitter. Elle y jeta un regard. Depuis quelque temps, son bel appartement de la place Royale ne lui suffisait plus. Elle rêvait, elle aussi, de posséder un hôtel avec porte cochère, cour à tourner carrosse, cour d'écuries et de cuisines, logement des officiers, et, par-derrière, un beau jardin garni d'oranges et de parterres fleuris. La demeure qu'elle aperçut ce matin-là était de construction relativement récente. Sa façade claire et sobre, aux très hautes fenêtres, aux balcons de fer forgé, son toit d'ardoise fort net avec des lucarnes arrondies étaient dans le goût des dernières années. La porte se refermait lentement. Sans savoir pourquoi, Angélique s'attardait. Elle remarqua qu'au-dessus de la porte l'écusson sculpté semblait avoir été brisé. Ce n'était ni la vieillesse, ni les intempéries qui avaient pu effacer ainsi les armes princières, mais bien le ciseau volontaire d'un ouvrier.
– À qui appartient cet hôtel ? demanda-t-elle à une fleuriste qui tenait boutique non loin de là.
– Mais... à M. le prince, répondit l'autre en se rengorgeant.
– Pourquoi M. le prince a-t-il fait enlever l'écusson placé au-dessus de la porte ? C'est dommage, les autres sculptures sont si belles !
– Oh ! ça, c'est une autre histoire, fit la bonne femme, assombrie. C'étaient les armes de celui qui a fait construire l'hôtel. Un gentilhomme maudit. Il faisait de la sorcellerie et convoquait le diable. On l'a condamné au bûcher.
Angélique demeura immobile. Puis elle sentit le sang quitter lentement son visage. Voilà pourquoi elle ressentait devant cette porte de chêne blond qui miroitait au soleil une impression de déjà vu...
C'était là qu'elle était venue en premier lieu lors de son arrivée à Paris. C'était sur cette porte qu'elle avait vu apposés les scellés de la justice du roi...
– On dit que cet homme était très riche, continuait la femme. Le roi a distribué ses biens. M. le prince en a eu la plus grande part, dont cet hôtel. Avant d'y entrer, il a fait gratter les armes du sorcier et jeter de l'eau bénite partout. Vous pensez... il voulait dormir tranquille !
Angélique remercia la fleuriste et s'éloigna.
En traversant la rue du Faubourg-Saint-Antoine, elle cherchait déjà par quelle manœuvre habile elle pourrait se faire présenter au prince de Condé.
*****
Angélique s'était installée place Royale quelques mois après l'ouverture de la chocolaterie. Déjà l'argent affluait. En quittant la rue des Francs-Bourgeois pour le centre du quartier aristocratique, la jeune femme montait d'un échelon dans l'échelle sociale. Place Royale, les gentilshommes se battaient en duel et les belles discutaient philosophie, astronomie et bouts rimes.
Hors des relents de cacao qui l'escortaient, Angélique se sentit renaître et ouvrit des yeux pleins de sympathie sur ce monde clos et si parisien.
La place, encadrée de ses maisons rosés, avec ses hauts toits d'ardoise et l'ombre de ses arcades qui abritaient au rez-de-chaussée des boutiques de frivolités, lui offrit un refuge où elle se détendait de son labeur.
Ici, on vivait discrètement et précieusement. Les scandales y avaient de faux airs de théâtre.
*****
Angélique commença de goûter le plaisir de la conversation, cet instrument de culture qui, depuis un demi-siècle, transformait la société française. Malheureusement, elle craignait de se sentir gauche. Son esprit avait été si longtemps éloigné des problèmes que posaient un épigramme, un madrigal ou un sonnet !
De plus, à cause de son origine roturière ou que l'on croyait telle, les meilleurs salons lui demeuraient fermés. Pour les conquérir, elle prit patience. Elle s'habillait richement, mais sans être très sûre d'être à la mode.
Lorsque ses petits garçons se promenaient sous les arbres de la place, on se retournait pour les regarder tant ils étaient jolis et bien mis. Florimond et Cantor lui-même portaient maintenant de vrais costumes d'homme – en soie, brocart et velours – avec de grands cols de dentelles, des bas à baguettes, des souliers à rosettes et à talons. Leurs beaux cheveux frisés étaient coiffés de feutres à plumes, et Florimond avait une petite épée, ce qui l'enchantait. Sous ses dehors nerveux et fragiles, il avait la passion de la guerre. Il provoquait en duel le singe Piccolo ou le pacifique Cantor. Cantor, à quatre ans, parlait à peine. N'était l'intelligence de son beau regard vert, Angélique l'aurait cru un peu en retard. Il était seulement taciturne et ne voyait pas l'utilité de parler, puisque Florimond le comprenait et que la domesticité prévenait ses moindres désirs. Angélique, place Royale, avait une cuisinière et un second valet. Avec Flipot, promu petit laquais, et le cocher, Mme Morens pouvait faire assez bonne figure parmi ses voisines. Barbe et Javotte portaient des bonnets de dentelle, des croix d'or, des châles indiens. Mais Angélique se rendait bien compte qu'aux yeux des autres elle n'en était pas moins une parvenue. Elle voulait aller plus haut, et précisément les salons du Marais permettaient aux ambitieuses de « passer » de la roture à l'aristocratie, car bourgeoises et grandes dames s'y retrouvaient sous le signe de l'esprit.
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