Maîtresse Lucas était allée rouvrir la porte. Le soleil qui entrait de nouveau n'éclairait sur le visage du charcutier que des sentiments sincères. Angélique, que son expérience avait rendue extrêmement clairvoyante, ne décelait chez ce commerçant aucune trace d'hypocrisie.

– Pourquoi êtes-vous bon ? fit-elle étonnée. Les gens de vos corporations sont durs. Ils ne rendent guère de services sans espoir de récompense.

– Pourquoi ne serais-je pas bon ? répondit le charcutier avec l'allégresse d'un enfant de Dieu. La vie est si courte et je n'ai guère envie de perdre mon paradis pour quelque filouterie ou dureté qui me rendrait à peine plus riche et plus puissant que les autres.

*****

En les quittant, Angélique renvoya sa voiture et décida de revenir à pied jusqu'à la place Royale2.

Elle se sentait faible, mais avait besoin de marcher pour mettre un peu d'ordre dans ses idées.

Elle suivit la Seine par un quai qu'on venait de construire et qui bordait l'enclos des Célestins.

Les treilles du beau jardin monastique commençaient à se garnir de feuilles et de vrilles d'un vert tendre. Le public pouvait se promener dans l'enclos. On ne fermait les portes qu'à la saison où les raisins mûrs pouvaient tenter les visiteurs, et on les rouvrait après les vendanges.

Angélique entra dans le jardin et alla s'asseoir sous l'une des tonnelles. Elle venait souvent en ce lieu avec des amies et des galants qui lui récitaient des vers, ou plus simplement le dimanche, en mère de famille, avec Florimond et Cantor. Ce matin-là, l'enclos était encore à demi désert. Quelques frères en robe brune, ceints d'un tablier de grosse toile, bêchaient les plates-bandes ou greffaient les vignes. Du couvent montait un bourdonnement de prières, de chants psalmodiés, et une cloche tintait sans relâche.

C'était de ce mélange de voix, de cantiques, de cierges allumés, d'encens, de cette accumulation de rites, d'observances, de dogmes, que surgissait parfois, au cours des temps, une fleur de sainteté réelle, parfaite, telle que Monsieur Vincent, telle que ce charcutier de la place de Grève.

Sainteté quotidienne, imprégnée de débonnaire sagesse, qui effaçait des siècles de turpitudes, de mesquineries, d'intolérance religieuse.

« À cause de ces êtres exceptionnels, se dit Angélique, on pourrait pardonner. »

Chapitre 10

Assise sous la tonnelle, elle se remémorait sa visite chez le charcutier. Son esprit continuait à tourner autour de la benoîte personne de maître Lucas, dans l'espoir d'y puiser soit la certitude, soit le doute.

Le récit prenait, selon l'idée qu'elle se faisait du charcutier, un aspect différent. Tour à tour, elle voulait y voir le fruit d'une imagination mystique, une manœuvre intéressée pour lui soutirer de l'argent ou simplement les confidences d'un bavard toujours heureux de montrer qu'il est mieux renseigné que les autres.

Au bout de tant d'années, que pouvaient signifier les faits et gestes de quelques farceurs masqués un matin d'exécution ? À supposer que la mémoire fumeuse d'un ivrogne, tel que le maître de la Vigne-Bleue, n'ait pas confondu deux événements en un seul, qui avait pu se préoccuper de faire échapper Joffrey de Peyrac ?

Angélique savait mieux que personne dans quel abandon ils s'étaient trouvés, son mari et elle, après leur disgrâce.

À l'époque, Andijos n'était qu'un fuyard. Certes, plus tard, on avait appris qu'il avait soulevé le Languedoc contre le roi. Une lutte sourde faite d'hostilité et de guérillas s'était déclarée ; refus de payer l'impôt, escarmouches avec les troupes royales. Finalement, le roi lui-même avait dû se rendre, l'an passé, dans le Languedoc pour mettre fin à cette tension dangereuse. Andijos avait été capturé. Tout cela, Angélique l'avait appris par les papotages des gens de la cour dégustant leur chocolat à la Naine-Espagnole. Tout cela avait peut-être vengé Joffrey de Peyrac, mais ne l'avait pas sauvé. Et maître Aubin ? Comment accepter la seule idée de sa complicité ? Ce parfait fonctionnaire du royaume avait refusé des fortunes, disait-on.

Et pourquoi, en cinq années, Angélique n'avait-elle pas reçu le moindre écho de cet étrange complot ?

À mesure que les heures passaient, le raisonnement sans défaut de Mme Morens détruisait le fol espoir de la petite Angélique. Hélas ! Elle n'était plus une jeune personne romanesque. La vie s'était chargée de la convaincre de sa solitude sans recours. Que son mari fût mort sur le bûcher, ou plus tard, dans une retraite ignorée, il était bel et bien mort ! Elle ne le reverrait jamais.

Elle serra ses mains l'une contre l'autre, dans un geste qui lui était devenu familier lorsqu'elle voulait maîtriser des émotions trop vives. Son visage de jeune femme avait parfois l'expression lointaine et douce que donne la résignation. Mais peu de gens lui connaissaient ce visage, car les nécessités de son commerce la voulaient rieuse et accorte, et même un tantinet bruyante. Elle se pliait volontiers à ce rôle. Il était dans sa nature de se montrer animée.

D'ailleurs, cela l'étourdissait. Elle n'avait plus le temps de penser. Ainsi, au cours de l'année, elle n'avait pas hésité à se lancer dans des initiatives hasardeuses qui faisaient gémir Audiger et qui toutes, ou presque, avaient réussi. Maintenant Angélique était riche. Elle avait un carrosse ; elle habitait place Royale. Ce n'était plus elle qui, à la chocolaterie, versait le breuvage odorant dans les tasses des belles coquettes, mais une armée de négrillons enrubannés qu'elle avait fait venir de Sète, et qu'elle avait dressés à cet effet.

Elle-même ne s'occupait plus que des comptes et des factures. Son existence était celle d'une bourgeoise aisée.

Angélique se leva et reprit sa marche le long du quai des Célestins. Afin d'éviter de trop réfléchir à la confidence de maître Lucas, elle se mit à évoquer les diverses étapes parcourues depuis le soir où elle avait comparu, en grand secret, devant M. Colbert. Il y avait eu d'abord la chocolaterie, devenue en peu de temps l'un des lieux à la mode de Paris. L'enseigne portait « À la Naine Espagnole ». On y avait reçu la visite de la reine, enchantée de n'être plus seule à boire du chocolat. Sa Majesté était venue escortée de la naine et de son nain, le digne Barcarole.

Depuis lors, la chocolaterie n'avait cessé de prospérer. Angélique reconnaissait volontiers qu'une association avec un homme très épris comme ce brave Audiger présentait de sérieux avantages. Trop faible pour lui résister et, d'autre part persuadé qu'elle serait un jour sa femme, il la laissait libre de faire ce qu'elle voulait. Scrupuleuse dans l'application des termes de leur contrat, Angélique n'en cherchait pas moins, avant tout, à faire fructifier sa part. C'est ainsi qu'elle avait pris entièrement à son compte l'installation des chocolateries annexes qu'elle avait installées dans plusieurs petites villes des environs de Paris : Saint-Germain, Fontainebleau et Versailles, et même à Lyon et à Nantes.

Son talent était de choisir sans erreur ceux qu'elle plaçait à la tête de ces nouvelles entreprises. Elle leur consentait de grands avantages mais exigeait une comptabilité honnête et stipulait dans le contrat que l'établissement devait, dans les six premiers mois, faire des progrès continus, sinon le gérant était remplacé. Celui-ci, talonné par cette menace, déployait une activité fébrile pour convaincre les provinciaux qu'il était de leur devoir de boire du chocolat.

Angélique, contrairement à beaucoup de commerçants et de financiers de l'époque, ne thésaurisait pas. Avec elle, « l'argent bougeait ».

Elle plaça ce qu'elle possédait dans d'autres petites affaires, telles que celle des carrosses publics de Paris, qui partaient de l'hôtel Saint-Fiacre, drainaient sur leurs parcours les petites gens, valets, pages, marchandes et grisettes, soldats béquillards et clercs pressés, et les emmenaient où ils voulaient pour cinq sous seulement. D'autre part, elle s'était également associée avec son ancien perruquier de Toulouse, François Binet.

*****

Angélique avait retrouvé François Binet un jour où, devant son miroir, elle se désolait une fois de plus en songeant à ses longs cheveux, sacrifiés naguère par les « malveillants » du Châtelet.

Ses « nouveaux » cheveux n'étaient pas laids. Ils étaient même plus dorés et plus frisés que les anciens, mais ils restaient désespérément courts. Maintenant qu'Angélique était redevenue une dame et qu'elle ne pouvait les dissimuler sous un bonnet, elle en éprouvait un peu de gêne. Il lui faudrait des postiches. Mais trouverait-elle facilement cette teinte d'or bruni assez rare, qui était la sienne ? Elle se souvint de la réflexion du soldat qui lui avait coupé les cheveux :

– J'irai les vendre au sieur Binet, rue Saint-Honoré. Était-ce le Binet de Toulouse ?...

Quoi qu'il en fût, il y avait peu de chances pour que le perruquier eût encore, dans sa boutique, la chevelure d'Angélique. Mais la curiosité de revoir ce familier des temps heureux ne la quitta plus. Elle se rendit aussitôt chez lui.

C'était bien François Binet, discret, prévenant, bavard. Avec lui, on était tranquille. Il parlerait de tout, mais aucune allusion ne serait faite au passé. Il avait épousé une femme qui avait beaucoup de talent pour coiffer les dames et se nommait La Martin. À eux deux, ils attiraient une clientèle déjà fort choisie. Angélique pouvait se présenter sans fausse honte devant l'ancien barbier de son mari.

Mme Morens, chocolatière, était une personnalité fort connue de Paris. Cependant, tout en la coiffant, Binet continuait à l'appeler à mi-voix : « Madame la comtesse », et elle ne savait pas si cela lui faisait plaisir ou lui donnait envie de pleurer. Binet et sa femme composèrent pour Angélique une coiffure audacieuse. Ils coupèrent franchement ses cheveux très court, découvrant ses oreilles ravissantes, et, avec ce qu'ils avaient enlevé, composèrent deux ou trois boucles postiches qui reposaient gracieusement le long du cou et des épaules, et donnaient une fausse apparence de longueur. Le lendemain, comme Angélique se promenait au Mail avec Audiger, deux dames l'abordèrent et lui demandèrent qui lavait coiffée de façon si seyante. Elle les envoya à Binet. Ceci lui donna l'idée de s'associer avec le perruquier et sa femme. Elle rabattrait pour eux les grandes dames de sa propre clientèle et toucherait un pourcentage sur leur chiffre d'affaires. Elle leur prêta aussi de l'argent pour envoyer des voitures en province, chargées de garçons perruquiers qui devaient acheter leurs chevelures aux belles filles des campagnes. Paris ne suffisait plus à l'énorme consommation de cheveux consacrés à la fabrication des perruques.