Dans le même carrosse aux volets fermés qui la ramenait vers Paris, Angélique essayait de contenir sa joie. Cela ne lui semblait pas décent d'être heureuse, surtout lorsqu'on songeait de quelles horreurs était sorti ce triomphe. Mais enfin, si tout se déroulait comme prévu, ce serait bien le diable si elle n'arrivait pas un jour à être l'une des femmes les plus riches de Paris. Et, avec de l'argent, jusqu'où ne pouvait-elle pas monter ? Elle irait à Versailles, elle serait présentée au roi, elle retrouverait son rang, et ses fils seraient élevés comme de jeunes seigneurs.

Pour le retour, on ne lui avait pas bandé les yeux, car il faisait nuit noire. Elle était seule dans le carrosse, mais, toute à ses calculs et à ses rêves, le trajet lui parut court. Elle entendait autour d'elle les claquements de sabots des chevaux d'une petite escorte. Tout à coup, la voiture fit halte et l'un des rideaux fut relevé de l'extérieur. À la lueur d'une lanterne, elle vit le visage de Desgrez se pencher à la portière. Il était à cheval.

– Je vous laisse ici, madame. Le carrosse va vous reconduire chez vous. Dans deux jours, je pense que je vous reverrai pour vous remettre ce qui vous est dû. Tout va bien ?

– Je le pense. Oh ! Desgrez, c'est merveilleux. Si je peux arriver à lancer cette chocolaterie, je suis sûre que ma fortune est faite.

– Vous y arriverez. Vive le chocolat ! dit Desgrez.

Il ôta son feutre et, s'inclinant, il lui baisa la main, peut-être un peu plus longuement que la courtoisie ne l'y autorisait.

– Adieu, marquise des Anges !

Elle eut un petit sourire.

– Adieu, grimaut !

Chapitre 9

Le charcutier de la place de Grève prenait le frais devant sa boutique. C'était l'un des premiers jours du printemps. Le ciel se montrait radieux. Il n'y avait aucun pendu au gibet, pas de préparatifs d'exécution, et, de l'autre côté de la Seine, les tours carrées de Notre-Dame se dressaient sur le ciel pervenche, dans un grand envol de pigeons et de corneilles. L'air était si pur que, de la boutique, on pouvait entendre le tic-tac du moulin à roues de maître Hughes en contrebas du fleuve.

Il n'y avait pas grand monde sur la place ce matin-là. On voyait bien vite que le carême n'était pas loin. Les gens commençaient à marcher moins vite et à prendre une mine contrite comme si c'était une catastrophe que de devoir se sacrifier une fois l'an pour Nôtre-Seigneur. Certes, maître Lucas, le charcutier, serait bien obligé de fermer boutique. Il perdrait de l'argent et son épouse grognerait comme une truie maussade. Mais, enfin, la pénitence c'est la pénitence ! Qu'étaient donc ces chrétiens qui voulaient faire pénitence sans souffrir ? Maître Lucas, en son cœur, remerciait la sainte Église d'avoir institué ce carême qui lui permettait d'associer ses crampes d'estomac aux douleurs du Christ en croix. Sur ces entrefaites, un carrosse assez beau déboucha sur la place et fit halte non loin de la charcuterie. Une femme en descendit, une fort belle femme coiffée à la nouvelle mode des dames du Marais : cheveux courts, en petites boucles serrées, avec deux boucles plus longues glissant le long du cou pour reposer gracieusement sur la poitrine. Maître Lucas voyait là encore un signe de la folie des temps : les femmes coupaient leurs cheveux, cette gracieuse parure que Dieu leur a donnée. Il ferait beau voir que maîtresse Lucas, ou même leur fille Jeanine, se coupât les cheveux pour imiter les grandes dames !

Même au cours de la dure famine de 1658, alors que l'argent manquait au foyer, maître Lucas s'était opposé à ce que sa femme vendît sa chevelure à ces maudits perruquiers, toujours avides de satisfaire les seigneurs. Ainsi allait le monde : on coupait les cheveux des femmes pour les mettre sur la tête des hommes !

*****

La dame regardait les enseignes et paraissait chercher quelque chose. Lorsqu'elle s'approcha de la charcuterie Saint-Antoine, maître Lucas la reconnut. Un jour, on la lui avait montrée dans le quartier des Halles où elle avait deux entrepôts de marchandises. Ce n'était pas une dame de qualité, comme sa démarche et la beauté de ses vêtements auraient pu le faire croire, mais une des plus riches commerçantes de Paris, une certaine Mme Morens. Pour avoir eu l'idée ingénieuse de lancer la mode du chocolat, elle avait fait fortune. Non seulement, elle dirigeait la chocolaterie de la Naine-Espagnole, dans le faubourg Saint-Honoré, mais elle était propriétaire de plusieurs restaurants et tavernes réputés. Elle avait aussi la haute main sur quelques petites entreprises plus modestes, mais prospères, telles que celle « des carrosses à cinq sols », et de plusieurs boutiques de la foire Saint-Germain, ainsi que du monopole de la vente des oiseaux des îles sur les quais de la Mégisserie. Quatre des commerçants qui suivaient la cour dans ses déplacements lui payaient patente.

On la disait veuve, partie de peu, mais si habile en affaires que les plus grands personnages de la finance et jusqu'à M. Colbert aimaient à s'entretenir avec elle. Se souvenant de tout cela, maître Lucas, lorsque la dame l'aborda, ôta son bonnet et s'inclina aussi bas que le lui permettait son petit ventre rebondi.

– Est-ce ici qu'habite maître Lucas, charcutier à l'enseigne de Saint-Antoine ? demanda-telle.

– C'est moi-même, madame, pour vous servir. Si vous voulez vous donner la peine d'entrer dans mon humble boutique...

Il la précédait, supputant à l'avance une commande importante.

– J'ai là des cervelas, des saucissons plus beaux à l'œil que l'agate, plus savoureux au palais qu'un nectar, du petit salé qui parfume la soupe et tous les plats auxquels on le mêle, ne serait-ce que par un morceau pas plus gros qu'un dé. J'ai là aussi ce jambon rouge qui...

– Je sais... je sais que tout ce que vous fabriquez est excellent, maître Lucas, interrompit-elle gentiment. Et je vais vous envoyer ce tantôt un garçon pour prendre ma commande. Mais, si je suis venue moi-même ce matin, c'est pour autre chose... Voilà. J'ai une dette envers vous, maître Lucas, depuis de longues années, et je ne l'ai pas encore acquittée.

– Une dette ? répéta le charcutier surpris.

Il regarda attentivement le beau regard de son interlocutrice, puis hocha la tête, certain qu'il était de ne jamais avoir adressé seulement la parole à cette belle personne. Elle sourit.

– Oui. Je vous dois le prix de la visite d'un médecin et d'un apothicaire que vous aviez fait venir pour soigner une pauvre fille tombée malade à votre porte... il y a de cela près de cinq années.

– Cela ne me dit pas qui vous êtes, dit-il sur un ton bonhomme. Car il m'est arrivé plus d'une fois de soigner les gens qui tombaient malade à ma porte. Avec tout ce qui se passe place de Grève, j'aurais mieux fait de devenir moine hospitalier que d'ouvrir un commerce de charcuterie. La Grève n'est pas un coin pour les gens qui veulent être tranquilles. En revanche, on y a de la distraction. Racontez un peu comment la chose s'est passée, que je me souvienne.

– C'était un matin d'hiver, dit Angélique d'une voix qui s'altéra malgré elle. On brûlait un sorcier. J'ai voulu assister à l'exécution et je suis venue, mais j'ai eu tort, car je me trouvais grosse et presque à mon terme. Le feu m'a effrayée. Je me suis évanouie et me suis réveillée chez vous. Vous aviez fait venir un médecin.

– Oui ! Oui ! Je me souviens, marmonna-t-il.

Le sourire jovial s'était effacé de son visage. Il regardait Angélique avec une expression perplexe, où il y avait de la pitié et aussi un peu de crainte.

– Ainsi, c'était vous, dit-il doucement. Pauvre femme !

Angélique sentit le rouge lui monter aux joues. Cette démarche, elle le savait, lui rappellerait de douloureux souvenirs. Elle s'était promis de ne jeter aucun regard en arrière et de se redire sans cesse qu'elle était Mme Morens, nantie d'une fortune solide et d'une réputation quasi sans tache.

Mais l'exclamation du brave homme libéra son émotion, et elle se revit, perdue dans la foule, bousculée, broyée de toutes parts, si pitoyable avec ses yeux hagards, son pauvre corps déformé.

Elle se redressa, lissa sa jupe de faille bleue, les dentelles qui bouffaient sur ses poignets garnis de bijoux. Elle dit, en s'efforçant de sourire :

– C'est vrai. J'étais à cette époque une pauvre femme et vous m'avez été charitable, maître Lucas. Mais, vous voyez, la vie, depuis lors, s'est montrée plus clémente pour moi, et je peux aujourd'hui vous remercier.

Ce disant, elle sortit de son aumônière une lourde bourse de cuir qu'elle avait préparée et la posa sur le comptoir. Le charcutier parut ne pas y prendre garde. Il continuait à regarder la visiteuse d'un air attentif et méfiant.

– Élise, viens donc un peu ! lança-t-il par-dessus son épaule. La charcutière s'approcha et plongea dans ses nombreuses cottes de ferrandine soutachées de velours. Elle avait entendu la conversation.

– Pour sûr vous avez changé ! dit-elle. Mais je vous aurais reconnue rien qu'à vos yeux. Mon époux et moi, on s'est fait souvent bien des reproches de vous avoir laissée partir dans l'état où vous étiez et on a souvent souhaité de vous retrouver.

– D'autant plus...

– ...qu'on a pensé après qu'on aurait dû vous dire notre idée...

– ...sur ce qui s'était passé avant.

– ...Des fois que vous auriez été de sa famille...

Ils parlaient avec embarras, s'interrogeant du regard et se répondant comme dans une litanie.

– De quelle famille ? demanda Angélique étonnée.

– De la famille du sorcier, pardi.

La jeune femme secoua la tête, s'efforçant de jouer l'indifférence.

– Non vraiment, je n'étais pas de sa famille.