Elle tourna la tête et aperçut Desgrez qui écrivait à sa table. Il portait sa perruque et un rabat blanc empesé. Il paraissait fort calme et absorbé par son travail. Elle le contempla sans comprendre. Ses souvenirs restaient flous. Son corps lui paraissait de plomb et sa tête légère. Elle prit conscience de sa posture impudique et rapprocha ses jambes.
À ce moment, Desgrez releva la tête. Voyant qu'elle était éveillée, il posa sa plume sur l'écritoire et s'approcha du lit.
– Comment allez-vous ? Vous avez bien dormi ? demanda-t-il d'une voix tout à fait courtoise et naturelle.
Elle le regarda d'un air quelque peu stupide. Elle n'était pas très certaine de lui. Où donc l'avait-elle vu terrifiant, brutal, paillard ? En rêve, sans doute.
– Dormi ? balbutia-t-elle. Vous croyez que j'ai dormi ? Depuis combien de temps ?
– Ma foi, cela fait bien trois heures que j'ai sous les yeux ce charmant spectacle.
– Trois heures ! répéta Angélique en sursautant et en attirant le drap pour se couvrir. Mais c'est affreux ! Et le rendez-vous de M. Colbert ?
– Il vous reste une heure pour vous y préparer.
Il alla vers la pièce voisine.
– J'ai là une salle de bains confortable et tout ce qu'il faut pour la toilette des dames : fards, mouches, parfums, etc.
Il revenait, tenant sur le bras une robe de chambre soyeuse qu'il lui lança.
– Mettez cela et dépêchez-vous, ma belle.
Un peu étourdie et avec l'impression d'évoluer dans une atmosphère cotonneuse, Angélique entreprit de se baigner et de se rhabiller. Ses effets étaient soigneusement plies sur un coffre. Devant un miroir, il y avait aussi un grand nombre d'accessoires, pour le moins étonnants dans cette garde-robe de célibataire : pots de blanc de céruse et de vermillon, noir pour les paupières, toute une gamme de flacons de parfum. La mémoire revenait peu à peu à Angélique. Ce n'était pas sans peine, car sa pensée lui semblait incapable de se remettre en marche. Elle se souvint de la gifle retentissante dont le policier l'avait à demi assommée. Oh ! c'était épouvantable ! Il l'avait traitée comme une fille, sans aucun respect. Et il savait qu'elle était la marquise des Anges. Qu'allait-il faire d'elle maintenant ?...
Elle entendit grincer la plume d'oie. Soudain, Desgrez se leva et demanda :
– Vous vous en tirez ? Puis-je vous servir de chambrière ?
Sans attendre de réponse, il entra et commença à nouer avec dextérité les cordons de sa jupe.
Angélique ne savait plus que penser.
Au souvenir des caresses qu'il lui avait imposées, la gêne la paralysait. Mais vraiment Desgrez semblait penser à tout autre chose. Elle aurait cru rêver, si le miroir ne lui avait montré son propre visage de femme sensuelle et assouvie, aux paupières noircies par la fatigue du plaisir, aux lèvres gonflées par la morsure des baisers. Quelle honte ! Aux yeux les moins avertis, ses traits portaient les marques des violents ébats où Desgrez l'avait entraînée.
Machinalement, elle posa deux doigts sur ses lèvres enflées qui continuaient de la brûler presque douloureusement.
Elle croisa dans la glace le regard de Desgrez. Celui-ci ébaucha un demi-sourire.
– Oh ! oui, ça se voit, dit-il. Mais cela n'a aucune importance. Ces graves personnages que vous allez rencontrer n'en seront que plus subjugués... et peut-être vaguement envieux.
Sans répondre, elle acheva de lisser ses boucles, colla une mouche au coin d'une de ses pommettes.
Le policier avait noué son baudrier et prenait son feutre... Il était vraiment élégant, bien que sa tenue gardât quelque chose de sombre et d'austère.
– Vous gravissez les échelons, monsieur Desgrez, dit Angélique en s'efforçant d'imiter sa désinvolture. Voici que vous portez l'épée, et votre appartement est, ma foi, très bourgeois.
– Je reçois beaucoup. Voyez-vous, la société évolue étrangement. Est-ce ma faute si les pistes que je flaire me mènent toujours un peu plus haut ? Sorbonne se fait vieux. Quand il mourra, je ne le remplacerai pas, car ce n'est plus dans les bouges qu'il faut aller chercher les pires assassins de notre temps. C'est en d'autres lieux.
Il parut réfléchir et ajouta en hochant la tête :
– Dans les salons, par exemple... Êtes-vous prête, madame ?
Angélique prit son éventail et fit signe que oui.
– Dois-je vous rendre votre enveloppe ?
– Quelle enveloppe ?
– Celle que vous m'avez confiée en arrivant ici.
La jeune femme fronça les sourcils. Puis, brusquement, elle se souvint et sentit une légère rougeur lui monter au front. S'agissait-il de l'enveloppe contenant son testament et qu'elle avait remise à Desgrez avec l'intention d'aller ensuite se tuer ? Se tuer ? Quelle drôle d'idée ! Mais pourquoi donc voulait-elle se tuer ? Ce n'était vraiment pas le moment. Alors que, pour la première fois depuis des années, elle était sur le point de voir aboutir toutes ses démarches, qu'elle tenait presque le roi de France à sa merci !...
– Oui, oui, fit-elle précipitamment. Rendez-la-moi.
Il ouvrit le coffre et lui tendit l'enveloppe cachetée. Mais il la retint au moment où Angélique allait la saisir, et elle leva sur lui des yeux interrogateurs. Desgrez avait de nouveau ce regard au reflet rouge qui semblait pénétrer comme un rayon jusqu'au tréfonds de l'âme.
– Vous vouliez mourir, n'est-ce pas ?
Angélique le dévisagea, comme une enfant prise en faute. Puis elle baissa la tête avec un hochement affirmatif.
– Et maintenant ?
– Maintenant ?... Je ne sais plus. En tout cas, il n'est pas question que je ne profite pas de la veulerie de ces gens pour en tirer un bon parti. L'occasion est unique et je suis persuadée que, si j'arrive à lancer le chocolat, je pourrai refaire sûrement ma fortune.
– Voilà qui est parfait.
Il lui reprit l'enveloppe et, se dirigeant vers l'âtre, la jeta dans le feu. Lorsque la dernière feuille se fut consumée, il revint vers elle, toujours calme et souriant.
– Desgrez, murmura-t-elle, comment avez-vous deviné ?...
– Oh ! ma chère, s'exclama-t-il en riant, croyez-vous que je sois assez niais pour ne pas trouver suspecte une femme qui arrive chez moi, l'air hagard, sans poudre ni rouge, et qui me raconte qu'elle a rendez-vous pour aller parader à la galerie du Palais ?... D'ailleurs...
Il parut hésiter.
– Je vous connais trop bien, reprit-il. J'ai tout de suite vu que quelque chose n'allait pas, que c'était grave, et qu'il fallait agir vite et vigoureusement. En considération de mes intentions amicales, vous me pardonnerez de vous avoir brutalisée, n'est-ce pas, madame ?
– Je ne sais pas encore, dit-elle avec une certaine rancune. Je réfléchirai.
Mais Desgrez se mit à rire en la couvant d'un chaud regard. Elle en fut humiliée. Mais en même temps, elle se disait qu'elle n'avait pas de meilleur ami au monde. Il ajouta :
– Quant au renseignement que vous m'avez confié... de si bonne grâce, ne vous préoccupez pas de ses suites. Il m'est précieux, mais ce n'était qu'un prétexte. Je le conserve. Cependant, j'ai déjà oublié qui me l'a fourni. Un conseil encore, madame, si vous le permettez à un modeste policier : regardez toujours devant vous. Ne vous retournez jamais vers votre passé. Évitez d'en remuer les cendres... Ces cendres qu'on a dispersées au vent. Car, chaque fois que vous y songerez, vous aurez envie de mourir. Et moi, je ne serai pas toujours là pour vous réveiller à temps...
*****
Masquée et, par surcroît de précaution, les yeux bandés, Angélique fut conduite, dans un carrosse aux rideaux baissés, jusqu'à une petite maison de banlieue de Vaugirard. On ne lui ôta son bandeau que dans un salon éclairé de quelques flambeaux, où se trouvaient quatre ou cinq personnages en perruque, fort compassés et qui semblaient plutôt contrariés de la voir.
Sans la présence de Desgrez, Angélique eût craint de s'être laissé entraîner dans un guetapens dont elle ne serait pas sortie vivante. Mais les intentions de M. Colbert, un bourgeois à la physionomie froide et sévère, étaient loyales. Nul plus que ce roturier, qui désapprouvait les débauches et les dépenses des gens de la cour, ne pouvait mieux admettre le bien-fondé de la requête qu'Angélique adressait au roi. Le souverain lui-même l'avait compris – un peu contraint et forcé, il fallait le reconnaître, par le scandale des pamphlets du Poète-Crotté. Angélique devina vite que, si l'on discutait, ce serait pour la forme. Sa position personnelle était excellente.
Lorsqu'elle quitta, deux heures plus tard, la docte assemblée, elle emportait la promesse qu'un don de 50 000 livres allait lui être remis sur la cassette même du roi, pour la reconstruction de la taverne du Masque-Rouge. La patente de chocolaterie accordée au père du jeune Chaillou serait confirmée. Angélique figurerait nommément cette fois, et il fut spécifié qu'elle ne relèverait d'aucune corporation.
Toutes sortes de facilités pour l'obtention des matières premières lui étaient accordées. Enfin, à titre de réparation, elle demandait, pour elle-même, de devenir propriétaire d'une action de la Compagnie des Indes Orientales, nouvellement fondée. Cette dernière clause surprit ses interlocuteurs. Mais ces messieurs de la finance virent que la jeune femme connaissait parfaitement les affaires. Elle leur fit remarquer que, son commerce intéressant particulièrement des denrées exotiques, la Compagnie des Indes Orientales ne pourrait que se louer d'une cliente qui avait tout avantage à ce que ladite compagnie prospérât et fût soutenue par les plus grandes fortunes du royaume. M. Colbert reconnut en grommelant que les revendications de cette jeune personne étaient évidemment importantes, mais pertinentes et fondées. Dans l'ensemble, tout fut accordé. En échange, les sbires de M. d'Aubrays, lieutenant de police, devaient se rendre dans une masure en rase campagne pour y trouver un coffre déposé là anonymement, et rempli de libelles où s'étalaient en encre grasse les noms du marquis de La Vallière, du chevalier de Lorraine, et de Monsieur, frère du roi.
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