Des farandoles coururent le long des quais en criant :

– Qui a égorgé le petit marchand d'oubliés ?

Tandis que d'autres scandaient :

– Demain... nous saurons ! Demain... nous saurons !

*****

Mais le lendemain, la. ville n'eut pas sa quotidienne floraison de pages blanches. Ni les jours suivants. Le silence retomba. Le cauchemar s'éloignait. On ne saurait jamais qui avait tué le petit marchand d'oubliés. Paris comprit que le Poète-Crotté était bien mort.

D'ailleurs il l'avait dit lui-même à Angélique.

– Maintenant, tu es très forte et tu peux nous laisser en chemin.

Elle l'entendait sans cesse lui répéter ces paroles. Et, durant les longues nuits où, pas un instant, elle ne trouvait le repos, elle le voyait devant elle, la regardant de ses yeux pâles et brillants comme l'eau de la Seine quand le soleil s'y mire. Elle n'avait pas voulu aller place de Grève. Il lui suffisait que Barbe y conduisît les enfants, comme au sermon, et ne lui eût épargné aucun détail du sinistre tableau : ni les cheveux blonds du Poète-Crotté qui flottaient devant son visage tuméfié, ni ses bas noirs en tirebouchon sur ses maigres mollets, ni son encrier de corne et sa plume d'oie, que le bourreau, superstitieux, avait laissés à sa ceinture.

*****

En se levant, le troisième jour, après une nuit d'insomnie, elle se dit :

« Je ne peux plus supporter cette existence. »

Ce jour-là, dans la soirée, elle devait rejoindre Desgrez chez lui, rue du Pont-Notre-Dame. De là, il la conduirait chez d'importants personnages avec lesquels s'établirait l'accord secret terminant la curieuse affaire qu'on devait appeler : l'affaire du petit marchand d'oubliés.

Les propositions d'Angélique avaient été acceptées. En échange, elle remettrait à qui de droit les trois coffres de pamphlets édités, mais non divulgués, dont ces messieurs de la police feraient sans doute un grand feu de joie.

Et la vie recommencerait. Angélique aurait de nouveau beaucoup d'argent. Elle aurait seule aussi le privilège de fabriquer et de vendre, dans tout le royaume, la boisson nommée chocolat.

« Je ne peux plus supporter cette existence », se répéta-t-elle. Elle alluma sa chandelle, car le jour n'était pas encore levé. Le miroir posé sur la coiffeuse lui renvoya le reflet de son visage blême et tiré.

« Des yeux verts, se dit-elle. La couleur qui porte malheur. Oui, c'est donc vrai. Je porte malheur à ceux que j'aime... ou qui m'aiment. »

Claude le poète ?... Pendu. Nicolas ?... Disparu. Joffrey ?... Brûlé vif. Elle passa lentement ses deux mains sur ses tempes. Elle tremblait si fort intérieurement qu'elle en respirait mal. Et pourtant ses paumes étaient calmes et glacées.

« Que fais-je là, à lutter contre tous ces hommes forts et puissants ? Ce n'est pas ma place. La place d'une femme est à son foyer, près d'un époux qu'elle aime, dans la chaleur du feu, dans la quiétude de la maison et de l'enfant qui dort dans son berceau de bois. Te souviens-tu, Joffrey, de ce petit château où Florimond est né ?... La tempête des montagnes fouettait les vitres, et moi je m'asseyais sur tes genoux ; j'appuyais ma joue contre ta joue. Et je regardais avec un peu de peur et une confiance délicieuse ton bizarre visage où jouaient les reflets du feu... Comme tu savais rire en montrant tes dents blanches ! Ou bien je m'étendais dans notre grand lit et tu chantais pour moi, de cette voix profonde et veloutée qui semblait revenir en écho de la montagne. Alors, je m'endormais et tu t'étendais près de moi dans la fraîcheur des draps brodés, parfumés à l'iris. Je t'avais beaucoup donné, je le savais. Et toi, tu m'avais tout donné... Et je me disais, en rêvant, que nous serions éternellement heureux... »

Elle tituba à travers la pièce, alla tomber à genoux près du lit, enfouit son visage dans les draps froissés.

– Joffrey, mon amour !...

Le cri contenu trop longtemps, jaillissait.

– Joffrey, mon amour, reviens, ne me laisse pas seule... Reviens.

Mais il ne reviendrait plus, elle le savait. Il était parti trop loin. Où pourrait-elle le rejoindre désormais ? Elle n'avait même pas une tombe pour y prier... Les cendres de Joffrey avaient été dispersées au vent de la Seine.

Elle vit le fleuve avec son flot large et vif, et cette cuirasse d'argent qu'il revêt au soleil couchant.

Angélique se releva. Son visage était en larmes.

Elle s'assit à la table, prit une feuille blanche et tailla sa plume.

« Quand vous lirez cette lettre, messieurs, j'aurai cessé de vivre. Je sais qu'attenter à sa propre existence est un grand crime, mais, pour ce crime, Dieu qui connaît le fond des âmes, sera mon seul refuge. Je m'abandonne à Sa miséricorde. Je confie le sort de mes deux fils à la justice et à la bonté du roi. En échange d'un silence dont dépendait l'honneur de la famille royale, et que j'ai respecté, je demande à Sa Majesté de se pencher comme un père sur ces deux petites existences, commencées sous le signe des plus grands malheurs. Si le roi ne leur rend pas le nom et le patrimoine de leur père, le comte de Peyrac, que du moins il leur donne les moyens de subsister dans leur enfance et plus tard l'éducation et les sommes nécessaires à leur établissement... »

Elle écrivit encore, ajoutant quelques détails pour la vie de ses enfants, demandant aussi protection pour le jeune Chaillou, orphelin. Elle fit également une lettre pour Barbe, la suppliant de ne jamais quitter Florimond et Cantor, lui léguant les pauvres choses qu'elle possédait, robes et bijoux.

Elle glissa la seconde lettre dans le pli et la scella.

Ensuite, elle se sentit mieux. Elle vaqua à sa toilette, s'habilla, puis passa la matinée dans la chambre de ses enfants. Leur vue lui fit du bien. Mais la pensée qu'elle allait les quitter pour toujours ne la troublait pas. Ils n'avaient plus besoin d'elle. Ils avaient Barbe, qu'ils connaissaient et qui les emmènerait à Monteloup. Ils seraient élevés au soleil et au bon air de la campagne, loin de ce Paris boueux et puant.

Florimond lui-même avait perdu l'habitude de la présence de cette mère qui rentrait tard, le soir, dans une maison dont ils avaient fait leur petit royaume entre les deux servantes, le chien Patou, leurs jouets et leurs oiseaux. Comme c'était tout de même Angélique qui apportait les jouets, ils s'empressaient quand ils la voyaient et, tyranniques, grognaient, réclamaient encore quelque chose. Ce jour-là, Florimond tira sur sa petite robe de droguet rouge en disant :

– Maman, quand aurai-je un haut-de-chausses de garçon ? Je suis un homme maintenant, vous savez ?

– Mon chéri, tu as déjà un grand feutre avec une belle plume rose. Beaucoup de petits garçons de ton âge se contentent d'un béguin comme celui de Cantor.

– Je veux un haut-de-chausses ! cria Florimond en jetant à terre sa trompette.

Angélique s'éclipsa, redoutant une colère qui l'aurait obligée à sévir. Après le dîner de midi, elle profita du sommeil des enfants pour revêtir sa mante et quitter la maison. Elle emportait le pli cacheté. Elle irait le remettre à Desgrez et lui demanderait de l'apporter à la fameuse réunion secrète. Ensuite, elle le quitterait et marcherait le long des berges. Elle aurait plusieurs heures devant elle. Elle avait l'intention de marcher assez longtemps. Elle voulait atteindre la campagne, emporter, comme dernière vision, l'image des prés jaunis par l'automne et des arbres dorés, respirer une dernière fois l'odeur des mousses qui lui rappelleraient Monteloup et son enfance...

Chapitre 8

Angélique attendit Desgrez dans sa maison du pont Notre-Dame. Le policier aimait habiter sur les ponts, tandis que ceux qu'il pourchassait habitaient dessous. Mais le décor avait changé depuis la première visite qu'Angélique lui avait faite, des années auparavant, dans une des maisons croulantes du Petit-Pont. Il avait maintenant pignon sur ce très riche pont Notre-Dame, presque neuf et d'un mauvais goût de bourgeois cossu, avec ses façades ornées de dieux termes supportant fruits et fleurs, ses médaillons de rois, ses statues, tout cela peint « au naturel » de couleurs éclatantes.

La chambre où Angélique avait été introduite par le concierge reflétait le même confort roturier. Mais c'est à peine si la jeune femme jeta un coup d'œil au vaste lit dont le baldaquin était soutenu par des colonnes torses, et à la table de travail garnie d'objets de bronze doré.

Elle ne se posait pas de questions sur les circonstances qui avaient pu procurer à l'avocat cette modeste aisance. Desgrez était à la fois une présence et un souvenir. Elle avait l'impression qu'il savait tout d'elle, et cela la reposait. Il était dur et indifférent, mais sûr comme un pilier. En lui remettant son suprême message, elle pourrait s'éloigner l'esprit en repos : ses enfants ne seraient pas abandonnés.

La fenêtre ouverte donnait sur la Seine. On entendait un bruit d'avirons. Ils ruisselèrent comme une cascade lorsqu'ils se replièrent tous au passage du pont. Il faisait beau dehors. Le temps était doux. Un délicat soleil d'automne miroitait sur le carrelage noir et blanc, soigneusement frotté d'huile.

Enfin, Angélique entendit dans le couloir les claquements d'éperon d'un pas décidé. Elle reconnut le pas de Desgrez.

Il entra, ne marqua aucune surprise.

– Madame, je vous salue. Sorbonne, mon chien, reste dehors, avec tes pattes crottées.

Cette fois encore, il était vêtu, sinon avec recherche, du moins avec confort. Un galon de velours noir soulignait le collet de son ample manteau, qu'il jeta sur une chaise. Mais elle retrouva l'ancien Desgrez au geste sans façon dont il se débarrassa de son chapeau et de sa perruque. Puis il détacha son épée. Il paraissait de fort bonne humeur.