Elle l'écoutait avec un certain amusement, et sans détacher son front du creux de son épaule. Elle sentait contre son dos le rayonnement chaud des deux mains de Desgrez. Il n'était peut-être pas aussi dédaigneux qu'il voulait bien l'affirmer. Une femme comme Angélique ne s'y trompait pas. Trop de choses la liaient à Desgrez. Elle eut un petit rire étouffé.

– Vous me parlez comme si j'étais un objet de luxe... non confortable, comme vous dites. Vous admirez sans doute la richesse de ma robe et de ma demeure ?

– Oh ! la robe n'y fait rien. Vous garderez toujours cette conscience de votre supériorité qui transparaissait dans vos yeux lorsque, un jour déjà lointain, on vous a présentée à certain avocat minable et rotutier.

– Beaucoup de choses se sont passées depuis, Desgrez.

– Beaucoup de choses ne passeront jamais, entre autres l'arrogance d'une femme dont les ancêtres étaient, avec Jean II le Bon, à la bataille de Poitiers en 1356.

– Décidément vous savez toujours tout sur tout le monde, policier que vous êtes !

– Oui... exactement comme votre ami le Poète-Crotté.

Il la prit aux épaules, et doucement, mais fermement, la détacha de lui afin de la regarder en face.

– Alors ?... C'est donc vrai qu'il devait être à minuit à la porte Montmartre ?

Elle tressaillit, puis pensa que, maintenant, le danger était passé. Au loin, une horloge égrenait les derniers coups de minuit. Desgrez capta dans ses yeux un éclair triomphant.

– Oui... oui, il est trop tard, murmura-t-il en hochant la tête d'un air songeur. Il y avait tant de monde qui s'était donné rendez-vous cette nuit à la porte Montmartre ! Entre autres M. le lieutenant civil lui-même, et vingt archers du Châtelet. Peut-être que, si j'étais arrivé un peu plus tôt, j'aurais pu leur conseiller d'aller guetter leur gibier ailleurs... Ou bien peut-être aurais-je pu signaler au gibier imprudent de prendre la clef des champs par une autre voie ?... Mais, maintenant, je crois bien... oui, je crois bien qu'il est trop tard...

*****

Flipot partait de grand matin chercher le lait frais des enfants au marché de la Pierre-auLait. Angélique venait de s'endormir d'un bref sommeil agité, lorsqu'elle l'entendit revenir en courant. Oubliant de frapper à la porte, il passa sa tête ébouriffée dans l'entrebâillement. Les yeux lui sortaient des orbites.

– Marquise des Anges, haleta-t-il, je viens de voir... en place de Grève... le Poète-Crotté.

– En place de Grève ?... répéta-t-elle. Mais il est complètement fou ! Qu'est-ce qu'il fait là ?

– Il tire la langue, répondit Flipot. On l'a pendu !

Chapitre 7

– J'ai promis à M. d'Aubrays, lieutenant de police de Paris, qui lui-même en a pris l'engagement devant le roi, que les trois derniers noms de la liste ne seraient pas connus du public. Ce matin, malgré la pendaison de l'auteur de ces pamphlets, le nom du comte de Guiche a été livré en pâture aux Parisiens. Sa Majesté a fort bien compris que la condamnation du principal coupable n'arrêterait pas la main de la justice immanente qui va s'abattre sur son frère, c'est-à-dire, sur Monsieur. De mon côté, j'ai fait comprendre à Sa Majesté que je connaissais le ou les complices qui, malgré la mort du pamphlétaire, continueraient son œuvre. Et, je le répète, j'ai promis que les trois derniers noms ne paraîtraient pas.

– Ils paraîtront !

– Non !

Angélique et Desgrez étaient de nouveau face à face, à cette même place où la veille Angélique avait posé sa tête contre l'épaule du policier. Jamais elle ne se reprocherait assez ce geste. Maintenant, les regards des deux interlocuteurs se croisaient comme des épées. La maison était déserte. David seul, blessé et fiévreux, se trouvait là-haut dans la soupente. On entendait peu de bruit venant de la rue. L'écho de l'agitation populaire ne parvenait pas jusqu'à ce quartier aristocratique. Au seuil du Marais, s'arrêtaient les cris de la foule qui, depuis le matin, défilait en place de Grève devant le gibet où se balançait le corps de Claude Le Petit, Poète-Crotté du Pont-Neuf. Depuis quinze ans qu'il inondait Paris de ses épigrammes et de ses chansons, personne ne pouvait croire qu'il était enfin mort et pendu. On se montrait ses cheveux blonds que remuait le vent, et ses vieux souliers aux clous usés.

La mère Marjolaine pleurait. Au coin de la rue de la Vannerie, la mère Hurlurette, le visage inondé de larmes, braillait sur le crin-crin du père Hurlurot, la célèbre rengaine :

Quand je m'en irai


À l'abbaye de Monte-à-Regret,


Pour vous je prierai


En tirant la langue...

À l'écouter, la foule entrait en transes. Faute de mieux, on tendait le poing vers l'Hôtel de Ville.

*****

Dans la petite maison de la rue des Francs-Bourgeois, la lutte se poursuivait, âpre, implacable, et pourtant à voix basse, comme si Angélique et Desgrez soupçonnaient la ville entière de guetter leurs paroles.

– Je sais où sont les liasses de papiers que vous comptez faire distribuer encore, disait Desgrez. Je peux demander le concours de l'armée, assaillir le faubourg Saint-Denis et faire tailler en pièces tous les malintentionnés qui s'opposeraient à une perquisition de la police chez le Grand Coësre, messire Cul-de-Bois. Cependant, il y a un moyen plus simple d'arranger les choses. Écoutez-moi, petite sotte, au lieu de me regarder comme une chatte en colère... Claude le poète est mort. Il le fallait. Ses insolences durent depuis trop longtemps, et le roi n'admettra jamais d'être jugé par la racaille.

– Le roi ! Le roi ! Vous en avez plein la bouche. Vous étiez plus fier jadis !

– La fierté est un péché de jeunesse, madame. Avant d'être fier, il faut savoir à qui l'on a affaire. Je me suis heurté, par la force des choses, à la volonté du roi. J'ai failli être brisé. La démonstration est faite : le roi est le plus fort. Je suis donc du côté du roi. À mon avis, madame, vous qui êtes chargée de deux jeunes enfants, vous devriez suivre mon exemple.

– Taisez-vous, vous me faites horreur !

– N'ai-je pas entendu parler d'une lettre patente que vous souhaiteriez obtenir pour la fabrication d'une boisson exotique, ou de quelque chose dans ce genre ?... Et ne pensez-vous pas qu'une forte somme, par exemple 50 000 livres, ne serait pas la bienvenue pour vous aider à lancer un commerce quelconque ? Ou bien quelque privilège, une exemption de droits, que sais-je ? Une femme comme vous ne doit pas être à court d'idées. Le roi est prêt à vous accorder ce que vous demanderez en échange de votre silence définitif et immédiat. Voici la bonne façon de terminer ce drame au mieux des intérêts de chacun. M. le lieutenant criminel sera félicité, on m'accordera une nouvelle charge, Sa Majesté poussera un soupir de soulagement, et vous, ma chère, ayant remis à flot votre petite barque, vous continuerez à voguer vers les plus hautes destinées. Allons, ne tremblez pas comme une pouliche sous la cravache du dresseur. Réfléchissez. Je reviendrai dans deux heures prendre votre réponse...

*****

En place de Grève on venait d'amener, dans un tombereau, le maître imprimeur Gilbert et deux de ses commis. Trois autres potences étaient dressées pour eux près de celle du Poète-Crotté. Comme maître Aubin passait dans le nœud coulant la tête chenue de l'imprimeur, une rumeur naquit et s'amplifia :

– La grâce ! Le roi accorde la grâce.

Maître Aubin hésita.

Il arrivait parfois qu'au pied de l'échafaud la grâce du roi vînt arracher un condamné aux mains diligentes du bourreau. En prévision des revirements du souverain, maître Aubin devait se montrer ponctuel, mais sans hâte excessive. Il attendit patiemment qu'on lui présentât le recours en grâce signé de Sa Majesté. Cependant rien ne paraissait. C'était un malentendu. En effet, la charrette des capucins, qui venait chercher les corps des condamnés à mort, ne pouvant se frayer un passage parmi cette foule trop dense, le moine conducteur s'était mis à crier :

– Gare ! Gare !

Et chacun avait compris : Grâce ! Grâce !

Voyant de quoi il retournait, maître Aubin, tranquillement, se remit à la besogne. Mais maître Gilbert, résigné quelques instants avant, ne voulait plus mourir. Il se débattit et se mit à crier d'une voix terrible :

– Justice ! Justice ! J'en appelle au roi ! On veut me tuer alors que les assassins du petit marchand d'oubliés et du rôtisseur Bourjus se prélassent en liberté. On veut me pendre parce que je me suis fait l'instrument de la vérité ! J'en appelle au roi ! J'en appelle à Dieu !

L'échafaud sur lequel étaient dressées les trois potences craqua sous la poussée de la foule. Assailli à coups de pierres et de gourdins, le bourreau dut lâcher prise et se réfugier sous l'estrade. Tandis qu'on courait chercher un tison pour y mettre le feu, les sergents à cheval de la prévôté débouchèrent sur la place et, à grands coups de fouet, réussirent à dégager l'emplacement. Mais les condamnés s'étaient envolés...

*****

Fier d'avoir arraché trois de ses fils au gibet, Paris sentait renaître en lui l'esprit de la Fronde. Il se souvenait qu'en 1650 c'était le Poète-Crotté qui, le premier, avait lancé les flèches des « mazarinades ». Tant qu'il restait vivant, qu'on pouvait être sûr d'entendre parfois sa langue aiguisée se faire l'écho des rancœurs nouvelles, on pouvait laisser dormir les rancœurs anciennes. Mais, maintenant qu'il était mort, une crainte panique s'emparait du peuple. Celui-ci avait l'impression d'être soudain bâillonné. Tout revenait à la surface : les famines de 1656, de 1658, de 1662, les nouvelles taxes. Quel dommage que l'Italien fût mort ! On aurait brûlé son palais...