– Claude, fit-elle, blessée, pourquoi me cherches-tu querelle ? Je... j'ai senti que tu étais très proche de moi, que tu ferais tout pour moi. Mais si tu veux, je ne te tutoierai plus.

Elle s'assit au bord du lit et lui prit la main, posant sa joue contre cette main, d'un geste tendre.

– Mon poète...

Il se dégagea et ferma les yeux.

– Ah ! soupira-t-il, c'est cela qui est mauvais pour moi. Près de toi on se met à rêver d'une vie où tu serais toujours là. On se met à raisonner comme un bourgeois stupide. On se dit : J'aimerais rentrer chaque soir dans une maison chaude et lumineuse où elle m'attendrait ! J'aimerais la retrouver chaque nuit dans mon lit, tiède et potelée, et soumise à mon désir. J'aimerais avoir une bedaine de bourgeois et me tenir sur mon seuil le soir, et dire : ma femme, en parlant d'elle aux voisins. Voilà ce qu'on se dit lorsqu'on te connaît. Et l'on commence à trouver que les tables des cabarets sont dures pour y dormir, qu'il fait froid entre les pattes du cheval de bronze, et qu'on est seul au monde, comme un chien sans maître.

– Tu parles comme Calembredaine, fit Angélique rêveusement.

– Lui aussi, tu lui as fait du mal. Car, au fond, tu n'es qu'une illusion, fugace comme un papillon, ambitieuse, lucide, insaisissable...

La jeune femme ne répondit pas. Elle était au-delà des disputes et des injustices. Le visage de Joffrey de Peyrac, la veille de son arrestation, venait de lui apparaître, et aussi celui de Calembredaine un peu avant la bataille de la foire Saint-Germain. Certains hommes, à l'heure de la défaite, retrouvent l'instinct des bêtes. Qui n'a remarqué la tristesse des soldats montant au combat où la mort les attend ?

Cette fois, il ne fallait pas se laisser prendre au dépourvu : il fallait lutter contre le sort.

– Tu vas quitter Paris, décida-t-elle. Ta tâche est terminée puisque les derniers pamphlets sont écrits, imprimés et en lieu sûr.

– Quitter Paris ? Moi ? Mais où irais-je ?

– Chez ta vieille nourrice, cette femme dont tu m'as parlé et qui t'a élevé dans les montagnes du Jura. L'hiver va bientôt venir, les chemins seront pleins de neige, personne n'ira te chercher là-bas. Tu vas quitter ma maison, qui n'est pas sûre, et te réfugier chez Culde-Bois. À minuit, ce soir même, tu gagneras la porte Montmartre, qui est toujours très mal gardée. Tu y trouveras un cheval et, dans la fonte de la selle, de l'argent et un pistolet.

– Entendu, marquise, dit-il en bâillant.

Il se leva pour partir.

Sa soumission tourmentait plus Angélique qu'une audace imprudente. Était-ce la fatigue, la peur ou l'effet de sa blessure ? Il paraissait agir en somnambule. Avant de la quitter, il la regarda longuement, sans sourire.

– Maintenant, dit-il, tu es très forte et tu peux nous laisser en chemin.

Elle ne comprit pas ce qu'il voulait dire. Les mots ne pénétraient plus en elle, et son corps était douloureux comme si on l'avait battu.

Elle ne s'attarda pas à regarder s'éloigner, sous la pluie fine, la silhouette maigre et noire du Poète-Crotté.

Dans l'après-midi, elle alla jusqu'au marché aux bêtes de la foire Saint-Germain, acheta un cheval qui lui coûta une partie de ses épargnes, puis passa rue du Val-d'Amour « emprunter » à Beau-Garçon l'un de ses pistolets.

Il fut décidé que, vers minuit, Beau-Garçon, La Pivoine et quelques autres se rendraient avec le cheval à la porte Montmartre. Claude Le Petit y arriverait de son côté, avec quelques hommes de confiance de Cul-de-Bois. Les « narquois » l'escorteraient pour la traversée des faubourgs, jusqu'à la campagne.

Son plan établi, Angélique retrouva un peu de calme. Le soir, elle monta dans la chambre des petits, puis jusqu'à la soupente où elle abritait David. Le garçon avait une forte fièvre, car sa blessure, mal soignée, s'était envenimée.

Plus tard, Angélique, dans sa chambre, commença de compter les heures. Les enfants et les domestiques dormaient ; le singe Piccolo, après avoir gratté à l'huis, était venu s'installer sur la pierre de l'âtre. Angélique, les coudes aux genoux, contemplait le feu. Dans deux heures, dans une heure, Claude Le Petit serait hors de danger. Elle respirerait mieux, et alors elle se coucherait et essaierait de dormir. Depuis l'incendie de la taverne du Masque-Rouge, il lui semblait qu'elle avait oublié ce qu'était le sommeil.

Le pas d'un cheval résonna sur les pavés, puis s'arrêta. On frappa à la porte. Le cœur battant, elle alla écarter le volet du petit grillage.

– C'est moi, Desgrez.

– Venez-vous au nom de l'amitié, ou de la police ?

– Ouvrez-moi. Je vous le dirai ensuite.

Elle tira les verrous en songeant que la visite d'un policier chez elle était extrêmement désagréable, mais qu'au fond elle était heureuse de voir Desgrez, plutôt que de rester seule à sentir chaque minute de sa montre lui tomber sur le cœur comme une goutte de plomb fondu.

– Où est Sorbonne ? demanda-t-elle.

– Je ne l'ai pas avec moi, ce soir.

Elle remarqua que, sous son vêtement mouillé, il était vêtu d'un justaucorps de drap rouge garni de rubans noirs et orné d'un rabat et de manchettes de dentelles. Avec son épée et ses bottes à éperons, il figurait assez bien un petit gentilhomme de province très fier de se trouver dans la capitale.

– Je reviens du théâtre, dit-il gaiement. Une mission assez délicate près d'une belle...

– Vous ne poursuivez plus les pamphlétaires crottés ?

– Il se peut qu'en cette occasion on ait compris que je ne donnerais pas toute ma mesure...

– Vous avez refusé de vous occuper de l'affaire ?

– Pas exactement. On me laisse très libre, vous savez. On sait que j'ai ma petite méthode à moi.

Debout devant le feu, il se frottait les mains pour les réchauffer. Il avait posé ses gants à crispins noirs et son feutre sur un tabouret.

– Pourquoi ne vous êtes-vous pas fait soldat dans l'armée du roi ? lui demanda Angélique, qui admirait la prestance de l'ancien avocat miteux. On vous trouverait beau garçon et vous n'ennuieriez personne... Ne bougez pas... Je vais vous chercher un cruchon de vin blanc et des gaufres.

– Non, merci ! Je pense que, malgré votre gracieuse hospitalité, il vaut mieux que je me retire. J'ai encore un tour à faire du côté de la porte Montmartre.

Angélique sursauta et jeta un regard sur sa montre : 11 heures et demie. Si Desgrez se dirigeait maintenant vers la porte Montmartre, il y avait bien des chances pour qu'il tombât sur le Poète-Crotté et ses complices. Était-ce par hasard qu'il voulait se rendre à la porte Montmartre ou bien ce diable d'homme avait-il flairé quelque chose ? Non, c'était impossible ! Elle prit brusquement sa décision.

Desgrez remettait son manteau.

– Déjà ! protesta Angélique. Je ne comprends rien à vos façons. Vous arrivez à une heure indue, vous me tirez du lit et vous filez aussitôt.

– Je ne vous ai pas tirée du lit. Vous n'étiez pas dévêtue. Vous rêviez devant votre feu.

– Précisément... Je m'ennuyais. Allons, asseyez-vous.

– Non, fit-il en nouant la cordelière de son collet. Plus je réfléchis et plus je crois que je ferais mieux de me presser.

– Oh ! ces hommes ! protesta-t-elle, boudeuse. (Elle se creusait la tête pour trouver un prétexte à le retenir.)

Elle craignait moins pour le poète que pour Desgrez lui-même la rencontre inévitable qui allait se produire si elle le laissait partir pour la porte Montmartre. Le policier avait un pistolet et une épée, mais les autres étaient armés eux aussi, et ils étaient nombreux. De plus, Sorbonne n'était pas avec son maître. De toute façon, il était inutile que l'évasion de Claude Le Petit s'accompagnât d'une rixe, au cours de laquelle un capitaine-exempt du Châtelet risquait fort d'être tué. Il fallait absolument éviter cela. Mais déjà Desgrez sortait de la chambre.

« Oh ! c'est trop bête, pensa Angélique. Si je ne suis pas capable de retenir un homme un quart d'heure, je me demande pourquoi Dieu m'a fait naître ! »

Elle le suivit dans l'antichambre, et, comme il saisissait la poignée de la porte, elle posa sa main sur la sienne. La douceur du geste parut le surprendre. Il eut une légère hésitation.

– Bonne nuit, madame, fit-il avec un sourire.

– La nuit ne sera pas bonne pour moi si vous vous en allez, murmura-t-elle. La nuit est trop longue... quand on est seule.

Et elle posa sa joue contre son épaule.

« Je me conduis comme une courtisane, pensait-elle, mais tant pis ! Quelques baisers me feront gagner du temps. Et, même s'il demande plus, pourquoi pas ? Après tout, il y a si longtemps que nous nous connaissons. »

– Il y a si longtemps que nous nous connaissons, Desgrez, reprit-elle à voix haute. Vous n'avez jamais pensé qu'entre nous...

– Ce n'est pas dans vos façons de vous jeter à la tête d'un homme, fit Desgrez avec perplexité. Que vous arrive-t-il ce soir, ma belle ?

Mais sa main avait quitté la porte et il lui prenait l'épaule. Très lentement, comme à regret, son autre bras se leva et vint entourer la taille de la jeune femme. Cependant, il ne la serrait pas contre lui. Il la tenait plutôt comme un objet léger et fragile dont on ne sait que faire. Elle eut pourtant l'intuition que le cœur du policier Desgrez battait un peu plus rapidement. Ne serait-ce pas amusant de parvenir à émouvoir cet homme indifférent et toujours maître de lui-même ?

– Non, dit-il enfin. Non, je n'ai jamais pensé que nous pourrions coucher ensemble. Voyez-vous, l'amour est pour moi quelque chose de très ordinaire. En cela, comme en beaucoup d'autres choses, j'ignore le luxe et il ne me tente pas. Le froid, la faim, la pauvreté et les verges de mes maîtres n'ont pas contribué à me donner des goûts raffinés. Je suis un homme de taverne et de bordel. Je demande à une fille d'être un brave animal, solide, un objet confortable que l'on peut manier à sa guise. Pour tout vous dire, ma chère, vous n'êtes pas mon genre de femme.