Chaque jour donnera un nom et le dernier venu


Sera de qui a tué un enfant de tendre âge,


Un nom ronflant dont vous aurez tous ouï


Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?

Ensuite ce fut le tour de Lauzun. On cria son nom dans les rues alors qu'il se rendait en carrosse au petit lever du roi. Sur-le-champ, Péguilin fit tourner ses chevaux et prit la direction de la Bastille.

– Préparez mon appartement, dit-il au gouverneur.

– Mais, monsieur le duc, je n'ai pas d'ordre à votre sujet.

– Vous allez en recevoir, soyez sans crainte.

– Mais où est votre lettre de cachet ?

– La voici, dit Péguilin en tendant à M. de Vannois la feuille imprimée qu'il venait d'acheter dix sols à un gamin pouilleux.

*****

Frontenac préférait s'enfuir sans attendre. Vardes lui déconseilla vivement d'agir ainsi.

– Votre fuite est un aveu. Elle va sûrement vous dénoncer. Alors qu'en continuant à jouer l'innocence, vous passerez peut-être au travers de cette cascade de dénonciations. Ainsi, regardez-moi. Ai-je l'air troublé ? Je plaisante, je ris. Personne ne me soupçonne, et le roi me confie lui-même combien cette affaire le tourmente.

– Vous cesserez de rire quand votre tour viendra.

– J'ai comme une idée qu'il ne viendra pas : Ils étaient « treize », dit la chanson. En voici à peine trois de nommés et, déjà, on assure que des vendeurs arrêtés ont dévoilé, sous la torture, le nom du maître imprimeur. Dans quelques jours, la chute des feuilles cessera, et tout rentrera dans l'ordre.

– Je ne partage pas votre optimisme sur la courte durée de cette pénible saison, dit le marquis de Frontenac en relevant frileusement le col de son manteau de voyage. Pour moi, je préfère l'exil à la prison. Adieu.

Il avait atteint la frontière d'Allemagne lorsque son nom parut et passa presque inaperçu. En effet, la veille même, Vardes avait été sacrifié à la vindicte publique et, dans des termes tels, que le roi s'en était ému. En effet, le Poète-Crotté accusait, ni plus ni moins, ce « scélérat mondain » d'être l'auteur de la lettre espagnole qui, deux ans plus tôt, avait été introduite dans l'appartement de la reine, à seule fin de l'instruire charitablement des infidélités de son époux avec Mlle de La Vallière. L'accusation rouvrait une blessure vive au cœur du souverain, car il n'avait jamais pu mettre la main sur les coupables et, plus d'une fois, en avait parlé à Vardes, lui demandant conseil à ce sujet. Tandis qu'il interrogeait le capitaine des gardes suisses, faisait venir Mme de Soissons, sa maîtresse et complice ; tandis que sa belle-sœur Henriette d'Angleterre, impliquée également dans l'histoire de la lettre espagnole, se jetait à ses pieds et que de Guiche et le petit Monsieur se disputaient aigrement dans le privé avec le chevalier de Lorraine, la liste des criminels de la taverne du Masque-Rouge continuait imperturbable à offrir, chaque jour, une nouvelle victime à la foule. Louvignys et Saint-Thierry, résignés à l'avance et ayant pris leurs dispositions, surent un beau matin que Paris connaissait maintenant le nombre exact de leurs maîtresses et leurs particularités amoureuses. Ces détails assaisonnaient l'habituel refrain :

Mais qui donc a tué un enfant de tendre âge ?


Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?...

Bénéficiant du trouble dans lequel les révélations faites sur Vardes jetaient le roi, Louvignys et Saint-Thierry furent seulement priés d'abandonner leurs charges et de se rendre dans leurs terres.

Un vent d'excitation soufflait sur Paris.

– À qui le tour ? À qui le tour ? beuglaient chaque matin les vendeurs de chansons.

On s'arrachait les feuilles. De la rue aux fenêtres, on se criait « le nom » du jour. Les gens du meilleur monde prirent l'habitude de s'aborder en se disant mystérieusement :

– Mais qui donc a tué le p'tit marchand d'oubliés ?...

Et l'on pouffait de rire.

Puis, un bruit commença à circuler et les rires se figèrent. Au Louvre, un climat de panique et de profond embarras succéda à l'amusement de ceux qui, forts de leur conscience, suivaient gaiement le déroulement du jeu de massacre. On vit plusieurs fois la reine mère se rendre elle-même au palais royal pour y entretenir son second fils. Aux alentours du palais qu'habitait le petit Monsieur, des paquets de badauds hostiles, muets, stationnaient. Personne ne parlait encore, personne n'affirmait, mais le bruit courait que le frère du roi avait participé à l'orgie du Masque-Rouge, et que c'était LUI qui avait assassiné le petit marchand d'oubliés.

*****

Ce fut par Desgrez qu'Angélique connut les premières réactions de la cour. Le lendemain même de l'attentat, alors que Brienne, conduit à la Bastille, avait bien de la peine à y parvenir, le policier frappait à la petite maison de la rue des Francs-Bourgeois où Angélique s'était réfugiée.

Elle écouta avec une expression fermée le récit qu'il lui fit des paroles et des décisions du roi.

– Il s'imagine qu'avec Brienne il sera quitte, murmura-t-elle, les dents serrées. Mais attention ! Cela ne fait que commencer. Ce sont d'abord les moins coupables. Et cela montera, montera jusqu'au jour où le scandale éclatera, où le sang de Linot éclaboussera les marches du trône.

Elle tordit avec passion ses mains blêmes et glacées.

– Je viens de le conduire au cimetière des Saints-Innocents. Toutes les commères des Halles ont quitté leurs auvents et ont suivi ce pauvre petit être qui n'avait reçu de l'existence que sa beauté et sa gentillesse. Et il a fallu que des princes vicieux viennent lui ôter son seul bien : la vie. Mais, pour son enterrement, il a eu le plus beau cortège.

– Les dames de la Halle font en ce moment un brin de conduite à M. de Brienne.

– Qu'elles le pendent, qu'elles mettent le feu à son carrosse, qu'elles mettent le feu au palais royal ! Qu'elles mettent le feu à tous les châteaux des environs : Saint-Germain, Versailles...

– Incendiaire ! Ou irez-vous danser alors, quand vous serez redevenue une grande dame ?

Elle le regarda intensément et hocha la tête.

– Jamais, plus jamais, je ne redeviendrai une grande dame. J'ai tout essayé, et puis tout perdu de nouveau. Ce sont eux les plus forts. Avez-vous les noms que je vous ai demandés ?

– Voilà, fit Desgrez en tirant un rouleau de parchemin de son manteau. Résultat d'une enquête strictement personnelle et que je suis seul à connaître : sont entrés à la taverne du Masque-Rouge, en ce soir d'octobre 1664 : Monsieur d'Orléans, le chevalier de Lorraine, M. le duc de Lauzun...

– Oh ! je vous en prie, pas de titres, soupira Angélique.

– C'est plus fort que moi, fit Desgrez en riant. Vous savez que je suis un fonctionnaire très respectueux du régime. Nous disons donc : MM. de Brienne, de Vardes, Du Plessis-Bellière, de Louvignys, de Saint-Thierry, de Frontenac, de Cavois, de Guiche, de La Vallière, d'Olone, de Tormes.

– De La Vallière ? Le frère de la favorite ?

– Lui-même.

– C'est trop beau, murmura-t-elle, les yeux brillants du plaisir de la revanche. Mais... attendez, cela fait quatorze. J'en avais compté treize.

– Au départ, ils étaient quatorze, car M. le marquis de Tormes était avec eux. Cet homme d'âge aime à partager les débordements de la jeunesse. Cependant, quand il eut reconnu les intentions de Monsieur sur le petit garçon, il se retira en disant : « Bonsoir, messieurs, je ne veux pas vous accompagner dans ces sentiers détournés. Je me plais à suivre mon petit bonhomme de chemin et je vais coucher tout bonnement chez la marquise de Raquenau ». Nul n'ignore que cette grosse dame est sa maîtresse.

– Excellente histoire pour lui faire payer sa lâcheté !

Desgrez considéra un instant le visage crispé d'Angélique et il eut un sourire mince.

– La méchanceté vous va bien. Quand je vous ai connue, vous étiez plutôt du genre émouvant – de celui qui attire la meute.

– Et vous, quand je vous ai connu, vous étiez du genre affable, gai, franc. Maintenant je suis parfois prête à vous haïr.

Elle lui darda au visage le rayon de ses yeux verts et grinça :

– Grimaut du diable !

Le policier se mit à rire d'un air amusé.

– Madame, on dirait, à vous entendre, que vous avez fréquenté la classe des argotiers.

Angélique haussa les épaules, se dirigea vers la cheminée et prit une bûche avec les pincettes pour se donner une contenance.

– Vous avez peur, n'est-ce pas ? reprit Desgrez de sa voix traînante de Parisien des faubourgs. Vous avez peur pour votre petit Poète-Crotté ? Cette fois, j'aime mieux vous en avertir : il ira jusqu'à la potence.

La jeune femme évita de répondre, bien qu'elle eût envie de crier : Jamais il n'ira à la potence ! On ne prend pas le poète du Pont-Neuf. Il s'envolera comme un maigre oiseau et ira se percher sur les tours de Notre-Dame.

Elle était dans un état d'exaltation qui lui tendait les nerfs à les briser. Elle tisonna le feu, gardant le visage penché vers la flamme. Elle avait au front une petite brûlure, causée, la nuit dernière, par une escarbille. Pourquoi Desgrez ne s'en allait-il pas ? Pourtant elle aimait qu'il fût là. Habitude ancienne, sans doute.

– Quel nom avez-vous dit ? s'écria-t-elle tout à coup. Du Plessis-Bellière ? Le marquis ?

– Vous voulez des titres maintenant ? Eh bien ! il s'agit en effet du marquis Du Plessis-Bellière, maréchal de camp du roi... Vous savez, le vainqueur de Norgen.

– Philippe ! murmura Angélique.

Comment ne l'avait-elle pas reconnu quand il avait soulevé son masque et posé sur elle ce même regard d'un bleu froid qu'il posait jadis, si dédaigneusement, sur sa cousine en robe grise ? Philippe Du Plessis-Bellière ! Le château du Plessis lui apparut, posé comme un blanc nénuphar sur son étang...