Elle se dégagea avec impatience.

– Écoute donc ce que je te dis !

– Dans cinq minutes, tu vas m'appeler croquant. Tu n'es plus la petite gueuse, mais une grande dame qui donne des ordres. C'est bon : je suis à vos ordres, marquise. D'ailleurs, j'ai tout compris. Par lequel veux-tu qu'on commence. Par Brienne ? Je me souviens qu'il a courtisé Mlle de La Vallière, et qu'il rêvait de la faire peindre en Madeleine. Depuis, le roi ne le supporte qu'avec peine. Ainsi, nous allons mettre Brienne à la sauce pour le dîner de Sa Majesté.

Il tourna son beau visage blanc vers l'est, où montait le soleil.

– Oui, pour le dîner, cela est possible. Les presses de maître Gilbert sont toujours vives quand il s'agit de multiplier l'écho de mes grincements de dents contre le pouvoir. T'ai-je dit que le fils de maître Gilbert avait été condamné jadis aux galères pour je ne sais quelle peccadille ? Voilà une excellente chose pour nous, n'est-ce pas ?

Et, tirant de sa casaque une vieille plume d'oie, le Poète-Crotté se mit à écrire. Le matin se levait. Toutes les cloches des églises et des couvents sonnaient allègrement l'angélus.

*****

Cependant, vers la fin de la matinée, le roi quittant la chapelle où il venait d'entendre la messe, traversa l'antichambre où l'attendaient les présenteurs de placets. Il remarqua que le dallage était jonché de feuillets blancs qu'un valet confus s'empressait de ramasser comme s'il venait seulement de les apercevoir. Mais, un peu plus loin, en descendant l'escalier qui le menait à ses appartements, Louis XIV rencontra le même désordre et s'en montra mécontent.

– Que signifie ? Il pleut des parchemins ici comme des feuilles à l'automne sur le Cours-laReine. Donnez-moi cela, je vous prie. Le duc de Créqui, très rouge, s'interposa.

– Votre Majesté, ces élucubrations ne présentent aucun intérêt...

– Ah ! je vois ce que c'est, dit le roi qui tendait une main impatiente. Encore quelques élucubrations de ce maudit Poète-Crotté du Pont-Neuf, qui file comme une anguille entre les mains des archers et vient jusque dans mon palais déposer ses ordures sous mes pas. Donnez, je vous prie... C'est bien de lui ! Quand vous verrez monsieur le lieutenant civil et monsieur le prévôt de Paris, vous pourrez leur faire mon compliment, messieurs...

En s'attablant, pour son dîner, devant trois perdreaux au raisin, une marmite de poissons, un rôti aux concombres et un plat de beignets de langue de baleine, Louis XIV posa près de lui le papier sali, dont l'encre d'imprimerie encore humide tachait les doigts. Le roi était gros mangeur et, depuis longtemps, avait appris à maîtriser sa sensibilité. Son appétit ne fut donc pas troublé par ce qu'il lut. Mais, lorsque la lecture fut achevée, le silence qui régnait dans cette pièce où communément les gentilshommes bavardaient agréablement avec le maître, était aussi lourd que celui d'une crypte.

Le pamphlet était écrit en cette langue crue et grossière, dont pourtant les mots piquaient comme des dards, et qui, depuis plus de dix ans, avait caractérisé, aux yeux de tout Paris, l'esprit frondeur de la ville.

On y contait les hauts faits de M. de Brienne, premier gentilhomme du roi, celui qui, non content d'avoir voulu enlever « la nymphe aux cheveux de lune » à un maître auquel il devait tout, non content de causer par sa mésentente avec sa femme un scandale permanent, s'était rendu la nuit dernière en une rôtisserie de la rue de la Vallée-de-Misère. Là, ce galant jeune homme et ses compagnons, après avoir violenté un petit marchand d'oubliés, l'avaient transpercé de coups d'épée. Ils avaient châtré le patron, qui en était mort, fendu la tête de son neveu, violé la fille et terminé leurs distractions en mettant le feu à la boutique, dont il ne restait plus que cendres.

On veut nous faire accroire que ces crimes et saccages sont bien le triste fait de quelques inconnus Or ils étaient treize, tous nobles personnages. Un tel a fait cela. Un tel a fait ceci.

Chaque jour donnera un nom et le dernier venu


Sera de qui a tué un enfant de tendre âge,


Un nom ronflant dont vous aurez tous ouï


Qui est le meurtrier du p'tit marchand d'oubliés ?

– Par saint Denis ! dit le roi. Si la chose est vraie, Brienne mérite la potence. Quelqu'un d'entre vous a-t-il entendu parler de ces crimes, messieurs ?

Les courtisans balbutièrent, alléguant qu'ils étaient assez peu au fait des événements de la nuit.

Alors le roi, avisant un jeune page qui aidait les officiers de bouche, lui demanda à brûle-pourpoint :

– Et vous, mon enfant, qui devez être grand fureteur et curieux comme on l'est à votre âge, répétez-moi donc un peu ce que l'on dit, ce matin, sur le Pont-Neuf.

L'adolescent rougit, mais il était de bonne maison et il répondit sans trop se troubler :

– Sire, on dit que tout ce que raconte le Poète-Crotté est exact, et que la chose s'est passée cette nuit à la taverne du Masque-Rouge. Moi-même je revenais avec des compagnons de mener la farandole lorsque nous avons vu les flammes, et nous avons couru à l'incendie. Mais déjà les capucins étaient venus à bout du feu. Le quartier est debout.

– Dit-on que le sinistre a été causé par des gentilshommes ?

– Oui, mais on ne savait pas leurs noms parce qu'ils étaient masqués.

– Que savez-vous encore ?

Les yeux du roi plongeaient dans ceux du page. Celui-ci, en garçon déjà courtisan, tremblait de prononcer un mot qui nuisait à sa faveur. Mais, obéissant à l'injonction de ce regard impérieux, il baissa la tête et murmura :

– Sire, j'ai vu le corps du petit marchand d'oubliés. Il était mort et avait le ventre ouvert. Une femme l'avait tiré du feu et le serrait dans ses bras. J'ai vu aussi le neveu du patron de la taverne avec le front bandé.

– Et le patron de la taverne ?

– On n'a pas pu retirer son corps de l'incendie. Les gens disent...

Le page ébaucha un sourire dans l'intention louable de détendre l'atmosphère.

– Les gens disaient que c'était une belle mort pour un rôtisseur.

Mais le visage du roi resta de glace, et les courtisans portèrent rapidement leurs mains à leurs lèvres pour dissimuler une expression de gaieté incongrue.

– Qu'on aille me chercher M. de Brienne, dit le roi. Et vous, monsieur le duc, ajouta-t-il en s'adressant au duc de Créqui, faites communiquer à M. d'Aubrays les instructions suivantes : d'une part, que tous renseignements et détails sur l'incident de cette nuit soient pris, et que le rapport m'en soit remis aussitôt ; d'autre part, que tout porteur ou vendeur de ces papiers soit immédiatement arrêté et conduit au Châtelet. Enfin, tout passant, surpris ramassant ou lisant l'un de ces papiers, sera taxé d'une amende sévère et menacé de poursuites et d'emprisonnement. Je veux également que les mesures les plus énergiques soient prises immédiatement pour la découverte du maître imprimeur et du sieur Claude Le Petit.

*****

On trouva le comte de Brienne chez lui, mis au lit par ses valets, et cuvant lourdement son vin.

– Mon cher ami, lui dit le marquis de Gesvres, capitaine des gardes, vous me voyez chargé près de vous d'un pénible devoir. Sans que la chose soit précisée, je crois, qu'en fait, je viens vous arrêter.

Et il lui mit sous le nez le poème dont il s'était délecté pendant le trajet, sans souci de se voir infliger une amende.

– Je suis un homme perdu, constata Brienne d'une voix pâteuse. Les choses vont vite en ce royaume ! Je n'ai pas encore réussi à... évacuer tout le vin que j'ai bu dans cette maudite taverne, qu'on vient déjà m'en faire payer le prix.

*****

– Monsieur le ministre, lui dit Louis XIV, pour beaucoup de raisons, une conversation avec vous m'est pénible. Soyons brefs. Reconnaissez-vous avoir participé cette nuit à ces ignobles attentats dénoncés dans ce papier ? Oui ou non ?

– Sire, j'étais là, mais je n'ai pas commis toutes ces turpitudes. Le Poète-Crotté reconnaît lui-même que ce n'est pas moi qui ai assassiné le petit marchand d'oubliés.

– Et qui est-ce donc ?

Le comte de Brienne demeura silencieux.

– Je vous approuve de ne pas rejeter entièrement sur d'autres une responsabilité que vous partagez amplement. Cela se voit à votre visage. Tant pis pour vous, monsieur le comte, vous avez eu la malchance de vous faire reconnaître. Vous paierez pour les autres. Le petit peuple murmure... à juste titre. Il faut donc que justice soit faite, et promptement. Je veux que ce soir on puisse dire sur le Pont-Neuf que M. de Brienne est à la Bastille... et qu'il sera châtié durement. Quant à moi, je suis enchanté de cette occasion qui me débarrasse d'un visage que je ne supportais plus qu'avec peine. Vous savez pourquoi.

Le pauvre Brienne soupira en songeant aux timides baisers qu'il avait essayé de voler à la tendre La Vallière alors qu'il ignorait encore le penchant de son maître pour cette belle personne.

C'était payer à la fois une amourette pleine d'innocence et une orgie éhontée. Il y eut un gentilhomme de plus à Paris pour maudire la plume du poète. Sur le chemin de la Bastille, le carrosse qui conduisait Brienne fut arrêté par une troupe de marchandes des Halles. Elles brandissaient les feuillets du pamphlet et leur couteau à découper, et réclamaient qu'on leur livrât le prisonnier pour lui faire subir... ce qu'il avait fait subir au pauvre cuisinier Bourjus.

Brienne ne respira que lorsque les lourdes portes de la prison se refermèrent sur lui et sur sa virilité sauvée.

*****

Mais, le lendemain matin, une nouvelle nuée de blancs feuillets s'abattit sur Paris. Comble d'insolence, le roi trouva l'épigramme sous l'assiette d'un en-cas qu'il s'apprêtait à manger avant de se rendre au bois de Boulogne pour courir le daim. La chasse fut décommandée et M. d'Olone, premier veneur de France, prit une direction opposée à celle qu'il comptait suivre. C'est-à-dire qu'au lieu de descendre le Cours-laReine, il remonta le cours Saint-Antoine, qui le menait à la Bastille. En effet le nouvel article le nommait expressément comme ayant maintenu maître Bourjus pendant qu'on l'assassinait.