Angélique, sans les quitter du regard, ouvrit un des tiroirs de la table, prit un couteau et s'approcha de l'homme à la rhingrave rouge, qui se trouvait le plus près d'elle. La voyant lever son couteau, il eut un geste de recul.
– Ne bougez pas ! dit-elle sur un ton sans réplique. Je ne veux pas vous tuer. Je veux seulement savoir à quoi ressemble un assassin en dentelles !
Et, d'un geste prompt, elle coupa le lacet qui retenait le masque du chevalier de Lorraine. Lorsqu'elle eut regardé ce beau visage consumé par la débauche et qu'elle connaissait trop bien pour l'avoir vu se pencher sur elle, au Louvre, une nuit qu'elle n'oublierait jamais, elle alla vers les autres.
Hébétés, arrivés au dernier degré de l'ivresse, ils se laissaient faire et elle les reconnaissait tous, tous : Brienne, le marquis d'Olone, le beau de Guiche, son frère Louvignys, et celui-là qui, lorsqu'elle le découvrit, ébaucha une grimace moqueuse et murmura :
– Masque noir contre masque rouge.
C'était Péguilin de Lauzun. Elle reconnut aussi Saint-Thierry, Frontenac. Un élégant seigneur, étendu à même le sol, dans les flaques de vin et de vomissures, ronflait. La bouche d'Angélique s'emplit de haine et d'amertume haineuse lorsqu'elle identifia les traits du marquis de Vardes.
Ah ! les beaux jeunes gens du roi ! Elle avait admiré jadis leur plumage chatoyant, mais l'hôtesse du Masque-Rouge n'avait droit qu'à l'image de leur âme pourrie !
Trois d'entre eux lui étaient inconnus. Le dernier cependant éveilla en elle un souvenir, mais si vague qu'elle ne put le préciser.
C'était un long et grand garçon coiffé d'une magnifique perruque d'un blond doré. Moins ivre que les autres, il s'appuyait contre l'un des piliers de la salle et affectait de se limer les ongles. Lorsque Angélique s'approcha de lui, il n'attendit pas qu'elle eût coupé le cordon de son masque et le releva lui-même, d'un geste gracieux et nonchalant. Ses yeux, d'un bleu très pâle, avaient une expression glacée et dédaigneuse. Elle en fut troublée. La tension nerveuse qui la soutenait s'effondra ; une grande fatigue l'envahit. La sueur ruisselait sur ses tempes, car la chaleur de la pièce était devenue insoutenable. Elle revint vers le chien et le prit par le collier pour lui faire lâcher prise. Elle avait espéré que Desgrez surgirait, mais elle restait seule et abandonnée parmi ces dangereux fantômes. L'unique présence qui lui paraissait réelle était celle de Sorbonne.
– Relevez-vous, monseigneur, dit-elle d'une voix lasse. Et vous tous, allez-vous-en maintenant. Vous avez fait assez de mal.
Vacillant, tenant leur masque d'une main et traînant de l'autre les corps effondrés du marquis de Vardes et du frère du roi, les courtisans s'enfuirent. Dans la rue, ils durent se défendre à l'épée contre les gâte-sauce qui, armés de leurs broches, les poursuivaient de leurs cris de colère et de révolte.
*****
Sorbonne flairait le sang et grondait, ses babines noires retroussées. Angélique tira à elle le corps léger du petit marchand d'oubliés et caressa son front pur et glacé.
– Linot ! Linot ! Mon doux petit garçon... ma pauvre petite graine de misère...
Une clameur venant du dehors l'arracha à son désespoir.
– L'incendie ! L'incendie !
Le feu de cheminée avait éclaté et s'était communiqué aux combles de la maison. Des débris commençaient à s'écrouler dans l'âtre, et une fumée épaisse envahissait la salle. Portant Linot, Angélique se précipita hors de la pièce. La rue était éclairée comme en plein jour. Clients et rôtisseurs se montraient avec effroi le panache de flammes qui couronnait le toit de la vieille maison. Des gerbes d'étincelles pleuvaient sur les toits avoisinants. On courut à la Seine, toute proche, pour organiser une chaîne de seaux et de baquets. Mais l'incendie avait pris par le haut. Il fallut hisser l'eau à travers les étages des deux maisons voisines, car l'escalier du Masque-Rouge s'effondrait.
Angélique, suivie de David, avait voulu retourner dans la salle pour en retirer le corps de maître Bourjus. Tous deux durent reculer, suffoqués par la fumée. Alors, par la cour, ils entrèrent dans la cuisine et enlevèrent pêle-mêle tout ce qui s'y trouvait. Cependant, les capucins arrivaient. La foule les acclama. Le peuple aimait ces moines, qui avaient dans leur règle l'obligation de se porter au secours des incendiés, et avaient fini par représenter le seul corps de pompiers de la ville.
Ils apportaient avec eux des échelles et des crochets de fer, et de grandes seringues de plomb destinées à lancer au loin de puissants jets d'eau. Sitôt sur les lieux du sinistre, ils retroussèrent les manches de leurs robes de bure et, sans souci des brindilles enflammées qui tombaient sur leurs crânes, ils s'engouffrèrent dans les maisons voisines. On les vit apparaître sur les toits et commencer à tout démolir autour d'eux à grands coups de crochet. Grâce à cette vigoureuse intervention, la maison en flammes fut isolée, et comme le vent ne soufflait pas, l'incendie ne se communiqua pas au reste du quartier. On avait craint l'un de ces grands fléaux dont Paris, avec son amoncellement de vieilles maisons de bois, était victime deux ou trois fois par siècle. Une vaste brèche comblée de gravats et de cendres s'était creusée à l'endroit où hier encore se trouvait la joyeuse taverne du Masque-Rouge. Mais le feu était éteint.
*****
Angélique, les joues noircies, contemplait la ruine de ses espoirs. Près d'elle, se tenait le chien Sorbonne.
« Où est Desgrez ? Oh ! Je voudrais voir Desgrez, pensait-elle. Il me dira ce qu'il faut faire. »
Elle prit le dogue par son collier.
– Conduis-moi à ton maître.
Elle n'eut pas à aller loin. À quelques mètres, dans l'ombre d'un porche, elle distingua le feutre et le grand manteau du policier. Celui-ci râpait tranquillement un peu de tabac.
– Bonjour, fit-il de sa voix paisible. Mauvaise nuit, n'est-ce pas ?
– Vous étiez là, à deux pas ! s'exclama Angélique suffoquée. Et vous n'êtes pas venu ?
– Pourquoi serais-je venu ?
– Vous ne m'avez donc pas entendue crier ?
– Je ne savais pas que c'était vous, madame.
– N'importe ! C'était une femme qui criait.
– Je ne peux pas me précipiter au secours de toutes les femmes qui crient, fit Desgrez avec bonne humeur. Cependant, croyez-moi, madame, si j'avais su qu'il s'agissait de vous, je serais venu.
Elle grommela, rancunière.
– J'en doute !
Desgrez soupira.
– N'ai-je pas déjà risqué une fois ma vie et ma carrière pour vous ? Je pouvais bien les risquer encore une seconde fois. Vous êtes, hélas ! dans ma vie, madame, une déplorable habitude, et je crains bien que, malgré ma prudence native, ce ne soit par là que je finisse par perdre ma peau.
– Ils m'ont tenue sur la table... Ils voulaient me violer.
Desgrez abaissa sur elle son regard sarcastique.
– Cela seulement ? Ils auraient pu faire pis.
Angélique passa la main sur son front avec égarement.
– C'est vrai ! J'ai éprouvé une sorte de soulagement quand j'ai vu que c'était seulement cela qu'ils voulaient. Et puis, Sorbonne est arrivé... à temps !
– J'ai toujours eu une grande confiance dans les initiatives de ce chien.
– C'est vous qui l'avez envoyé ?
– Évidemment.
La jeune femme poussa un profond soupir et, d'un mouvement spontané de faiblesse et d'excuse, appuya sa joue contre l'épaule rugueuse du jeune homme.
– Merci.
– Vous comprenez, reprit Desgrez de ce timbre tranquille qui à la fois l'exaspérait et la calmait, je n'appartiens qu'en apparence à la police d'État. Je suis surtout policier du roi. Ce n'est pas à moi de troubler les charmants délassements de nos nobles seigneurs. Voyons, ma chère, n'avez-vous pas encore assez vécu pour ignorer ainsi à quel monde vous appartenez ? Qui ne suivrait la mode ? L'ivrognerie est une plaisanterie, la débauche poussée jusqu'à la lubricité un doux travers, l'orgie poussée jusqu'au crime un agréable passe-temps. Le jour, ce sont courbettes à la cour et talons rouges ; la nuit, amour, tripots, tavernes. N'est-ce pas là une existence bien comprise ? Vous vous trompez, ma pauvre amie, si vous vous imaginez que ces gens sont redoutables. En vérité, leurs petites amusettes ne sont guère dangereuses ! Le seul ennemi, le pire ennemi du royaume, c'est celui qui, d'un mot, peut corrompre leur puissance : c'est le gazetier, le journaliste, le pamphlétaire. Moi, je recherche les pamphlétaires.
– Eh bien, vous pouvez vous mettre en chasse, dit Angélique en se redressant, les dents serrées, car je vous promets du travail.
Une idée subite lui était venue.
Elle s'écarta et commença de s'éloigner. Puis elle revint.
– Ils étaient treize. Il y en a trois dont je ne connais pas les noms. Il faudra que vous me les procuriez.
Le policier ôta son chapeau et s'inclina.
– À vos ordres, madame, dit-il, en retrouvant la voix et le sourire de l'avocat Desgrez.
Chapitre 6
Comme lors de leur première rencontre, elle dénicha Claude Le Petit endormi dans un bateau à foin, du côté de l'Arsenal. Elle l'éveilla et lui conta les événements de la nuit. Tout était anéanti de ses efforts. Les libertins en dentelles avaient ravagé de nouveau sa vie aussi sûrement qu'une armée de « picoreurs » ravage le pays qu'ils traversent.
– Il faut que tu me venges, répétait-elle les yeux brillants de fièvre. Toi seul peux me venger. Toi seul, parce que tu es leur plus grand ennemi. Desgrez l'a dit.
Le poète bâillait à grands claquements de mâchoires et frottait ses cils blonds empoussiérés de sommeil.
– Étrange femme ! dit-il enfin. Tu me tutoies subitement. Pourquoi ? Il la prit par la taille pour l'attirer à lui.
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