– Et alors, cria-t-elle furieuse, que veux-tu dire, imbécile, avec ton : À nous deux ?

– Je... mais... je veux dire..., balbutia Nicolas, complètement désarçonné.

Elle eut un rire insultant.

– T'imagines-tu que par hasard tu vas devenir mon amant, toi, Nicolas Merlot ?

En deux pas silencieux, il fut près d'elle, le front barré d'une sombre ride.

– J'me l'imagine pas, fit-il sèchement. J'en suis sûr.

– C'est à voir.

– C'est tout vu.

Elle le brava du regard. La lueur rouge d'un feu de marinier, sur la plage au pied de la tour, les éclairait. Nicolas respira profondément.

– Écoute, reprit-il d'une voix basse et menaçante, je vais te parler encore parce que c'est toi et qu'il faut que tu comprennes. Mais t'as pas le droit de me refuser ce que je te demande. Je me suis battu pour toi. J'ai tué le gars que tu voulais. Le Grand Coësre nous a accordés. Tout est donc en règle avec la gueuserie. Tu es à moi.

– Et si moi je ne veux pas des lois de la gueuserie ?

– Alors tu mourras, fit-il avec un éclair au fond des yeux. De faim ou d'autre chose. Mais t'y laisseras ta peau, faut pas te faire d'illusion. D'ailleurs, t'as plus le choix maintenant. T'as donc pas compris ? insista-t-il en posant son poing fermé contre la tempe de la jeune femme. Avec ta mauvaise petite caboche de comtesse, t'as donc pas compris ce qui avait brûlé place de Grève en même temps que ton sorcier de mari ? C'est tout cela qui te séparait de moi, avant. Valet de chambre et comtesse, ça n'existe plus ! Moi, je suis Calembredaine, et toi... tu n'es plus rien. Les tiens t'ont abandonnée. Ceux d'en face...

Il tendit le bras, désignant de l'autre côté de la Seine obscure, la masse des Tuileries et de la galerie du Louvre où clignotaient des lumières.

– Pour ceux-là aussi tu n'existes plus. Voilà pourquoi tu es de la gueuserie... C'est la patrie de ceux que les leurs ont abandonnés... Là t'auras toujours à manger. On te défendra. On te vengera. On t'aidera. Mais ne trahis jamais...

Il se tut, un peu haletant. Elle sentait son souffle brûlant. Il la frôlait, et la chaleur de son désir lui communiquait une fièvre trouble. Elle le voyait ouvrir ses grandes mains, les lever, puis les reculer, comme s'il n'osait pas...

Alors, il commença de la supplier tout bas, en patois :

– Ma gazoute, ne sois pas méchante. Pourquoi me fais-tu la tête ? Est-ce que ça n'est pas tout simple ? On est là tous les deux... seuls... comme autrefois. On a bien mangé, bien bu. Qu'est-ce qu'il y a d'autre à faire que de s'aimer ? Tu ne vas pas me faire croire que je te fais peur ?

Angélique eut un petit rire et haussa les épaules.

Il reprit :

– Allons, viens !... Rappelle-toi. On s'entendait bien tous les deux. On était faits l'un pour l'autre. Il n'y a rien à faire contre ça... Je le savais que tu serais à moi. Je l'espérais. Et maintenant c'est arrivé !

– Non, fit-elle en secouant d'un mouvement têtu sa longue chevelure sur ses épaules.

Hors de lui, il cria :

– Méfie-toi. Je peux te prendre de force, si je veux.

– Essaie un peu, je t'arracherai les yeux avec mes ongles.

– Je te ferai tenir par mes hommes, hurla-t-il.

– Lâche !

Exaspéré, il se mit à jurer de façon horrible.

Cependant, elle l'entendait à peine. Le front appuyé aux barreaux glacés de la meurtrière comme une prisonnière qui n'a plus d'espoir, Angélique se sentait envahie d'une lassitude accablante. « Les tiens t'ont abandonnée... » En écho à cette phrase que Nicolas venait de prononcer, d'autres phrases résonnaient, tranchantes comme des couperets : « Je ne veux plus entendre parler de vous... Il vous faut DISPARAITRE. Plus de titres, plus de nom, plus rien. »

Et Hortense surgissait comme une harpie, sa chandelle à la main.

– Va-t'en ! Va-t'en !

C'était Nicolas qui avait raison, Nicolas Calembredaine, l'hercule au sang lourd et sauvage.

Soudain, résignée, elle passa devant lui, et, près de la litière, commença de dégrafer son corsage de serge brune. Puis elle fit glisser sa jupe. En chemise, elle hésita un instant. Le froid mordait sa peau, mais sa tête était brûlante. Très vite, elle ôta ce dernier vêtement et s'étendit nue sur les manteaux volés.

– Viens, dit-elle avec calme.

Essoufflé, il s'était tu. Cette docilité lui paraissait suspecte. Il s'approcha avec méfiance. À son tour, il se débarrassa de ses haillons avec lenteur.

Sur le point d'atteindre au sommet de ses rêves les plus exaltés, Nicolas, l'ancien valet, demeurait tremblant. La lueur confuse du feu sur la plage projetait au mur son ombre gigantesque.

– Viens, répéta-t-elle. J'ai froid.

En effet, elle aussi s'était mise à trembler, de froid peut-être, mais aussi, devant ce grand corps en arrêt, d'une impatience mêlée de crainte.

D'un bond, il fut sur elle. Il la broya dans ses bras à la briser, et il poussait de grands éclats de rire entrecoupés :

– Ah ! cette fois, c'est la bonne ! Ah ! que c'est bon ! Tu es à moi. Tu ne m'échapperas plus !

Tu es à moi... À moi ! À moi ! À moi ! répétait-il, scandant ainsi son délire viril.

*****

Un peu plus tard, elle l'entendit soupirer à la manière d'un chien repu.

– Angélique, murmura-t-il.

– Tu m'as fait mal, se plaignit-elle.

Et, s'enroulant dans un manteau, elle s'endormit.

Par deux fois dans la nuit, il la reprit. Engourdie, elle émergeait d'un sommeil pesant pour devenir la proie de cet être de l'ombre qui l'empoignait en jurant, la forçait en poussant de grands soupirs rauques, puis s'écroulait près d'elle, en bredouillant des mots sans suite. À l'aube, un chuchotement de voix l'éveilla.

– Calembredaine, grouille-toi, réclamait Beau-Garçon. Y a encore des comptes à régler à la foire Saint-Germain avec des sorcières à Rodogone-l'Égyptien qui ont balancé la mère Hurlurette et le père Hurlurot.

– J'arrive. Mais fais pas de bruit. La petite se repose encore.

– On s'en doute. Quel raffut cette nuit dans la tour de Nesle ! Les rats ont pas pu dormir. On peut dire que tu t'en es donné ! C'est drôle que tu puisses pas faire l'amour sans gueuler.

– Tais-toi ! grogna Calembredaine.

– La marquise des Polaks ne se frappe pas trop. Il faut dire que j'ai exécuté tes ordres au petit poil. Toute la nuit je l'ai mignonnée pour qu'il lui prenne pas l'idée de monter ici avec un surin. La preuve qu'elle t'en veut pas, c'est qu'elle attend en bas avec une pleine marmite de vin chaud.

– Ça va. File.

Beau-Garçon parti, Angélique risqua un regard entre ses cils. Nicolas était déjà debout, au fond de la pièce, ayant revêtu son uniforme d'innommables haillons. Il avait le dos tourné et se penchait sur un coffret dans lequel il cherchait quelque chose. Pour une femme quelque peu avertie, l'attitude de ce dos était très significative. C'était celle d'un homme extrêmement gêné.

Il referma le coffret et, serrant un objet dans son poing, revint vers le lit. Elle s'empressa de feindre le sommeil.

Il se pencha et l'appela à mi-voix :

– Angélique, est-ce que tu m'entends ?... Faut que je file. Mais avant je voudrais te dire... J'voudrais savoir... Est-ce que tu m'en veux beaucoup pour cette nuit ?... C'est pas de ma faute. C'était plus fort que moi. Tu es si belle !...

Il posa sa main rugueuse sur l'épaule nacrée qui dépassait de la couverture.

– Réponds-moi. J'vois bien que tu ne dors pas. Regarde ce que j'ai choisi pour toi. C'est une bague, une vraie. J'l'ai fait évaluer par un marchand du quai des Orfèvres. Regarde-la... Tu ne veux pas ? Tiens, je la pose à côté de toi... Dis-moi ce qui te ferait plaisir ? Veux-tu du jambon, un beau jambon ? On l'a amené tout frais de ce matin, pris chez le charcutier de la place de Grève pendant qu'il regardait pendre un de nos copains... Veux-tu une robe neuve ?... J'en ai aussi... Réponds-moi ou je vais me mettre en colère.

Elle consentit à glisser un regard entre ses cheveux emmêlés et dit d'un ton rogue :

– Je veux un grand baquet avec de l'eau bien chaude.

– Un baquet ? répéta-t-il, interloqué.

Il l'examina avec soupçon.

– Pour quoi faire ?

– Pour me laver.

– Bon, fit-il rassuré. La Polak va te monter ça. Demande tout ce que tu veux. Et, si t'es pas contente, préviens-moi au retour. Je cognerai dur.

Satisfait qu'elle eût exprimé un désir, il se tourna vers un petit miroir vénitien posé sur le rebord de l'âtre et entreprit de coller sur sa joue la boule de cire teinte qui contribuait à le défigurer.

Angélique s'assit d'un bond.

– Ça jamais ! dit-elle catégorique. Je t'INTERDIS, Nicolas Merlot, de te présenter devant moi avec ton dégoûtant visage de vieillard pourri et lubrique. Sinon, je serais incapable de supporter que tu me touches encore.

Une expression de joie enfantine éclaira la face brutale, déjà marquée par une vie criminelle.

– Et, si je t'obéis... tu voudras bien encore ?

Elle rabattit brusquement un pan du manteau sur son visage pour dissimuler brusquement l'émotion que lui causait cette lueur dans les yeux du bandit Calembredaine. Car c'était le regard familier du petit Nicolas si léger, instable, mais « pas mauvais cœur » comme disait sa pauvre femme de mère. Nicolas qui se penchait sur sa jeune sœur martyrisée par les soldats et l'appelait : Francine, Francine...

Ainsi, voici ce que la vie pouvait faire d'un petit garçon, d'une petite fille... Le cœur d'Angélique se gonfla de pitié pour elle-même, pour Nicolas. Ils étaient seuls, abandonnés de tous...

– Tu voudras bien que je t'aime encore ? murmurait-il.