Elle essaya de se rendormir et se retourna plusieurs fois. Enfin elle tendit l'oreille. Alors elle perçut les bruits vagues et diffus qui, malgré elle, l'avaient tirée de son sommeil. C'était comme des voix, des voix très lointaines, mais qui auraient adopté un ton de mélopée plaintive et continue. Le ton baissait, puis s'élevait de nouveau. Et soudain, elle comprit : c'étaient LES PRISONNIERS.
À travers le sol et les massives murailles, lui parvenaient les plaintes étouffées, les cris de désespoir des malheureux enchaînés, gelés, luttant à coups de soulier contre les rats des geôles, luttant contre l'eau, contre la mort. Des criminels blasphémaient le nom de Dieu, et des innocents l'invoquaient. D'autres, épuisés par les tortures de la question, à demi asphyxiés, exténués de faim et de froid, râlaient. De là, ces bruits mystérieux et sinistres.
Angélique trembla. La forteresse du Châtelet pesait sur elle de tous ses siècles et de toutes ses horreurs. Parviendrait-elle à retrouver l'air libre ? se demandait la jeune femme. L'Ogre la laisserait-il partir. Il dormait. Il était fort et puissant. Il était le maître de cet enfer. Très doucement, elle se rapprocha de cette masse énorme qui ronflait à son côté, et elle s'étonna, en y posant la main, de trouver quelque charme à ce cuir épais. Le capitaine bougea et faillit l'écraser en se retournant.
– Hé ! Hé ! la petite caille est réveillée, fit-il d'une voix pâteuse.
Il la ramena contre lui, et elle se sentit submergée par cette chair aux muscles pleins qui roulaient sous la peau.
L'homme bâilla bruyamment. Puis il écarta les rideaux et vit une lueur pâle derrière les barreaux de la fenêtre.
– Tu es bien matinale, ma chatte.
– Ces bruits qu'on entend, qu'est-ce que c'est ?
– Ce sont les prisonniers. Dame, ils ne s'amusent pas autant que nous.
– Ils souffrent...
– On ne les met pas là-dedans pour rigoler. T'as de la chance, tu sais, d'en être sortie. Va, tu es mieux dans mon lit que de l'autre côté du mur, sur la paille. Dis que c'est pas vrai ?
Angélique approuva de la tête avec une conviction qui ravit le capitaine. Il prit une pinte de vin rouge sur une table, près de son lit, et but longuement. Sa pomme d'Adam montait et redescendait le long de son cou puissant. Puis il tendit le pot à Angélique.
– À toi.
Elle accepta, car elle sentait que le vin seul pouvait sauver du désespoir entre les murs sinistres du Châtelet.
Il l'encourageait :
– Bois, ma chatte, bois, ma belle. C'est du bon vin. Il te fera du bien.
Lorsqu'elle se rejeta enfin en arrière, la tête lui tournait ; le liquide âpre et violent embrumait sa pensée. Rien ne lui importait plus que d'être vivante. Il se retourna lourdement vers elle, mais elle ne le craignait plus. Elle éprouva même un commencement de plaisir lorsqu'il la caressa de sa large main, sans beaucoup de douceur, mais de façon énergique et expérimentée. Ces caresses, plus proches d'un massage un peu rude que du souffle d'un zéphir, lui procuraient un réel soulagement. Il l'embrassa à la paysanne, avec de gros baisers gourmands et bruyants, qui étonnaient Angélique et lui donnaient envie de rire.
Ensuite il la reprit dans ses bras velus, et, posément, l'étendit en travers du lit. Elle comprit qu'il était bien décidé cette fois à profiter de son aubaine, et elle ferma les yeux. Des moments qui suivirent, Angélique, de toute façon, était décidée à ne pas se souvenir. Cependant, ce n'était pas aussi terrible qu'elle se l'était imaginé. L'Ogre n'était pas méchant. Il agissait un peu en homme qui ignore son poids et sa force, mais, nonobstant cet inconvénient qui la laissait à demi écrasée, elle dut s'avouer qu'elle n'avait pas été loin d'éprouver quelque volupté à être la proie de ce colosse plein de force et d'entrain. Après, elle se sentit d'une légèreté de pierre ponce.
Le capitaine s'habillait en fredonnant une marche militaire.
– Ventre saint-gris, répétait-il, tu m'en as donné du plaisir ! Toi qui me faisais peur !...
Le chirurgien du Châtelet entra, nanti de son plat à barbe et de ses rasoirs. Angélique acheva de se vêtir, tandis que son encombrant amant d'une nuit se laissait nouer la serviette sous le menton et barbouiller de savon le visage. Il continuait d'étaler sa satisfaction :
– Tu l'avais dit, barbier ! Fraîche comme une rose !
Angélique ne savait comment prendre congé. Le capitaine lança tout à coup une bourse sur la table.
– Voilà pour toi.
– J'ai déjà été payée.
– Prends ça, rugit le capitaine, et f... le camp.
Angélique ne se le fit pas dire deux fois. Dès qu'elle se retrouva hors du Châtelet, elle n'eut pas le courage de rentrer aussitôt rue de la Vallée-de-Misère, trop proche de la terrible prison. Elle descendit vers la Seine. Quai des Morfondus, des marinières avaient installé durant l'été des « bains » pour les femmes. De tous temps, Parisiens et Parisiennes passaient les trois mois de chaleur à barboter dans la Seine. Les « bains » étaient constitués de quelques pieux recouverts d'une toile. Les femmes y descendaient en chemise et bonnet. La marinière à laquelle Angélique voulut payer son écot s'écria :
– Tu n'es pas folle de vouloir te mouiller à c'te heure. Fait frisquet, tu sais.
– Ça ne fait rien.
En effet, l'eau était froide. Mais après avoir claqué des dents un moment, Angélique se trouva à son aise. Comme elle était la seule cliente, elle fit quelques brasses entre les pieux. Lorsqu'elle se fut séchée et rhabillée, elle marcha encore un long moment le long des berges, jouissant du tiède soleil d'automne.
« C'est fini, se disait-elle. Je ne veux plus de misère. Je ne veux plus être obligée de faire des choses terribles comme de tuer le Grand Coësre, ou des choses difficiles comme de coucher avec un capitaine du guet. Ce n'est pas mon genre. J'aime le linge fin, les belles robes. Je veux que mes enfants n'aient plus jamais ni faim ni froid, qu'ils soient bien vêtus et considérés, qu'ils retrouvent un nom. Je veux retrouver un nom... Je veux redevenir une grande dame... »
Chapitre 17
Comme Angélique se glissait aussi discrètement que possible dans la cour de la rôtisserie du Coq-Hardi, maître Bourjus, armé d'une louche, surgit et se précipita sur elle. Elle s'y attendait un peu et eut juste le temps de se mettre à l'abri derrière le petit puits. Ils tournèrent ensemble autour de la margelle.
– Hors d'ici, gueuse, p... ! braillait le rôtisseur. Qu'ai-je fait au Ciel pour être envahi par des évadés de l'Hôpital général, ou de Bicêtre... ou de pire encore ? On sait ce que cela signifie, une tête tondue comme la tienne... Retourne au Châtelet d'où tu viens... Ou c'est moi qui vais t'y faire retourner... Je ne sais pas ce qui m'a empêché de faire venir le guet hier... Je suis trop bon. Ah ! que dirait ma pieuse femme de voir sa boutique ainsi déshonorée !
Angélique, tout en se dérobant aux attaques de la louche, se mit à crier plus fort que lui.
– Et que dirait votre PIEUSE femme d'un époux aussi déshonorant... qui commence à boire dès la prime aube... ?
Le rôtisseur s'arrêta net. Angélique profita de son avantage.
– Et que dirait-elle de sa boutique couverte de poussière et de l'étalage avec ses poulets de six jours racornis comme parchemin, et de sa cave vide, de ses tables et ses bancs mal cirés... ?
– Par le diable !... bredouilla-t-il.
– Que dirait-elle d'un mari qui blasphème ? Pauvre maîtresse Bourjus qui, du haut du ciel, contemple ce désordre ! Je peux vous l'assurer, sans crainte de me tromper : votre défunte ne sait où cacher sa honte devant les anges et tous les saints du paradis !
L'expression de maître Bourjus devenait de plus en plus égarée. Il finit par s'asseoir lourdement sur la margelle.
– Hélas ! gémit-il, pourquoi est-elle morte ? C'était une si accorte ménagère, toujours décidée et joyeuse. Je ne sais pas ce qui m'empêche de chercher l'oubli au fond de ce puits !
– Je vais vous le dire, moi, ce qui vous en empêche : c'est la pensée qu'elle vous accueillera là-haut en vous disant : « Ah ! te voilà, maître Pierre... »
– Pardon, maître Jacques.
– Te voilà, maître Jacques ! Je ne te fais pas mon compliment. Je l'avais toujours dit que tu ne saurais jamais te conduire tout seul. Pire qu'un enfant !... Tu l'as bien prouvé ! Quand je vois ce que tu as fait de ma belle boutique si brillante, si reluisante du temps de mon vivant... Quand je vois notre belle enseigne toute rouillée et qui grince, les nuits de vent, à empêcher de dormir le voisinage... Et mes pots d'étain, mes tourtières, mes poissonnières toutes rayées parce que ton idiot de neveu les nettoie avec de la cendre au lieu d'employer une craie bien douce, spécialement achetée au carreau du Temple... Et quand je vois que tu te laisses voler par tous ces filous de poulaillers ou de marchands de vins, qui te refilent des coqs écrêtés à la place de chapons, ou des barriques de verjus à la place de bons vins, comment veux-tu que je profite de mon ciel, moi qui ai été une sainte et honnête femme ?...
Angélique se tut, essoufflée. Maître Bourjus paraissait subitement en extase.
– C'est vrai, balbutia-t-il, c'est vrai... elle parlerait exactement comme cela. Elle était si... si...
Ses grosses joues tremblotèrent.
– Cela ne sert à rien de pleurnicher, fit rudement Angélique. Ce n'est pas ainsi que vous éviterez la volée de coups de balai qui vous attend de l'autre côté de cette vie. C'est en vous mettant au travail, maître Bourjus. Barbe est une bonne fille, mais de nature lente ; il faut lui dire ce qu'elle a à faire. Votre neveu m'a l'air d'un drôle d'ahuri. Et les clients n'entrent pas dans une boutique où on les accueille en grognant comme un chien de garde.
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