– Il ne vous retrouvera pas. Je vous défendrai, tous, dit Angélique. Rosine montra, dans le lointain de la rue, une clarté blême qui faisait pâlir les lanternes.
– Regarde, la nuit est finie.
– Oui, la nuit est finie, répéta Angélique farouchement.
*****
Le matin, à l'abbaye de Saint-Martin-des-Champs, on distribuait la soupe aux pauvres. Les grandes dames qui avaient assisté à la première messe aidaient les religieuses dans ce geste de charité.
Les pauvres, qui parfois n'avaient eu qu'un coin de borne pour sommeiller, trouvaient dans le grand réfectoire une détente passagère. On leur donnait à chacun une écuelle de bouillon chaud et un pain rond.
Ce fut là qu'Angélique vint échouer, portant Florimond et suivie de Rosine, de Linot et de Flipot. Ils étaient tous les cinq hagards et couverts de boue et d'ordures. On les fit entrer en file avec une horde de miséreux, et ils s'assirent sur les bancs devant des tables de bois.
Puis des servantes parurent portant des grandes bassines de bouillon. L'odeur était assez appétissante. Mais Angélique, avant de se rassasier, voulut d'abord faire boire Florimond.
Délicatement, elle approcha le bol des lèvres de l'enfant.
Alors seulement, elle put le voir dans le jour vague qui tombait d'un vitrail. Il avait les yeux à demi clos, le nez pincé. Il respirait précipitamment, comme si son cœur, surmené par l'effroi, ne pouvait retrouver un rythme normal. Inerte, il laissait couler de ses lèvres le bouillon. Cependant, la chaleur du liquide le ranima. Il eut un hoquet, réussit à avaler une gorgée, puis tendit lui-même les mains vers le bol, et but enfin avec avidité. Angélique regardait ce petit visage de misère enfoui sous sa tignasse sombre et emmêlée.
« Ainsi, se disait-elle, voilà ce que tu as fait du fils de Joffrey de Peyrac, de l'héritier des comtes de Toulouse, de l'enfant des Jeux floraux, né pour la lumière et pour la joie !... »
Elle s'éveillait d'un long abrutissement, contemplait l'horreur et la ruine de sa vie. Une colère sauvage contre elle-même et contre le monde la souleva tout à coup. Alors qu'elle aurait dû être abattue et vidée de toute substance après cette horrible nuit, une force prodigieuse l'envahit.
« Jamais plus, se dit-elle, il n'aura faim... Jamais plus, il n'aura froid... Jamais plus, il n'aura peur. Je le jure. »
Mais, à la porte de l'abbaye, n'étaient-ce pas la faim, le froid et la peur qui les guettaient ?
« Il faut faire quelque chose. Tout de suite. »
Angélique regardait autour d'elle. Elle n'était qu'une de ces mères misérables, une de ces « pauvres » auxquelles rien n'est dû, et sur lesquelles des dames parées se penchaient par charité, avant d'aller retrouver les papotages de leurs « ruelles » littéraires ou les intrigues de la cour.
Une mantille posée sur leur chevelure afin de dissimuler l'éclat de quelques perles, un devantier épingle sur leurs velours et leurs soies, elles allaient de l'un à l'autre. Une servante les suivait portant un panier d'où les dames tiraient des gâteaux, des fruits, parfois des pâtés ou des demi-poulets, reliefs des tables princières.
– Oh ! ma chère, dit l'une d'elles, vous êtes bien courageuse, dans votre état, de vous rendre de si matin à l'aumône. Pieu vous bénira.
– Je l'espère bien, ma très chère.
Le petit rire qui suivit parut familier à Angélique. Elle leva les yeux et reconnut la comtesse de Soissons, à laquelle la rousse Bertille présentait une mante de soie prune. La comtesse s'en enveloppa d'un air frileux.
– Dieu a bien mal fait les choses en obligeant les femmes à porter neuf mois dans leur sein le fruit d'un instant de plaisir, dit-elle à l'abbesse qui la raccompagnait vers la porte.
– Que resterait-il aux nonnes si tout était plaisir dans les instants du monde ? répondit la religieuse avec un sourire.
Angélique se dressa brusquement et tendit son fils à Linot.
– Veille sur Florimond, dit-elle.
Mais le bébé se cramponnait à elle en poussant des cris. Elle se résigna à le garder, et ordonna aux autres :
– Restez là, ne bougez pas.
*****
Un carrosse attendait dans la rue Saint-Martin. Comme la comtesse de Soissons s'apprêtait à y monter, une femme pauvrement vêtue, tenant un enfant dans ses bras, s'approcha et dit :
– Madame, mon enfant meurt de faim et de froid. Ordonnez qu'un de vos laquais porte, à l'endroit que je lui dirai, une pleine charrette de bois, un pot de soupe, du pain, des couvertures et des vêtements.
La noble dame considéra avec surprise la mendiante.
– Voilà bien de l'audace, ma fille. N'avez-vous point reçu votre écuelle ce matin ?
– Il ne suffit pas d'une écuelle pour vivre, madame. Ce que je vous demande est peu en regard de votre richesse. Une charrette de bois et de la nourriture, que vous m'accorderez jusqu'à ce que je puisse m'arranger autrement.
– Inouï ! s'exclama la comtesse. Tu entends, Bertille ? l'insolence de ces gueuses devient plus grande chaque jour ! Lâchez-moi, femme ! Ne me touchez pas avec vos mains sales, ou je vous fais battre par mes laquais.
– Prenez garde, madame, fit Angélique à voix très basse, prenez garde que je ne parle pas de l'enfant de Kouassi-ba !
Le comtesse, qui rassemblait ses jupes pour monter en carrosse, s'immobilisa un pied levé. Angélique continuait :
– Je connais dans le faubourg Saint-Denis, une maison où il y a un enfant de Maure qu'on élève...
– Parlez plus bas, murmura Mme de Soissons avec fureur.
Et elle repoussa Angélique.
– Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? fit-elle d'un ton sec.
Et pour se donner une contenance, elle ouvrit son éventail et l'agita, ce qui n'était d'aucune utilité, car la bise était aigre.
Angélique changea Florimond de bras, car le petit garçon commençait à paraître lourd.
– Je connais un enfant de Maure qu'on élève..., reprit-elle. Il est né à Fontainebleau tel jour que je sais, par les soins de telle femme dont je pourrai dire le nom à qui voudra. La cour ne sera-t-elle pas bien amusée de savoir que Mme de Soissons a porté un enfant treize mois dans son sein ?
– Oh ! la garce ! s'écria la belle Olympe, dont le tempérament méridional l'emportait toujours.
Elle dévisagea Angélique, essayant de la reconnaître. Mais la jeune femme baissait les yeux, bien persuadée que dans le triste état où elle se trouvait personne ne pouvait reconnaître la brillante Mme de Peyrac.
– Et puis, en voilà assez ! reprit la comtesse de Soissons avec colère. (Et elle marcha avec précipitation vers son carrosse.) Vous mériteriez que je vous fasse bâtonner. Sachez que je n'aime pas qu'on se moque de moi.
– Le roi non plus n'aime pas qu'on se moque de lui, murmura Angélique, qui la suivait.
La noble dame devint cramoisie et se renversa contre la banquette de velours en tapotant ses jupes avec agitation.
– Le roi !... Le roi !... Entendre une gueuse sans chemise parler du roi ! C'est intolérable ! Et alors ?... Que voulez-vous ?...
– Je vous l'ai déjà dit, madame. Peu de chose : Une charrette de bois, des vêtements chauds, pour moi-même, mon bébé et mes petits garçons de huit et dix ans, un peu de nourriture...
– Oh ! s'entendre parler ainsi, quelle humiliation ! grinça Mme de Soissons en déchirant à pleines dents son mouchoir de dentelles. Et dire que cet idiot de lieutenant de police se félicite de l'opération de la foire Saint-Germain comme ayant rabattu la superbe des bandits... Qu'attendez-vous pour fermer les portières, imbéciles ? clama-t-elle à l'adresse de ses laquais.
L'un d'eux bouscula Angélique pour exécuter l'ordre de sa maîtresse, mais elle ne se tint pas pour battue et s'approcha de nouveau de la portière.
– Puis-je me présenter à l'hôtel de Soissons, rue Saint-Honoré ?
– Présentez-vous, dit sèchement la comtesse. Je donnerai des ordres.
Chapitre 15
C'est ainsi que maître Bourjus, rôtisseur de la Vallée-de-Misère, qui entamait sa première pinte de vin en songeant mélancoliquement aux joyeux refrains que chantait jadis maîtresse Bourjus à la même heure, vit arriver dans sa cour un étrange cortège. Une famille de loqueteux, composée de deux jeunes femmes et de trois enfants, précédait un valet en livrée de grande maison rouge cerise et qui traînait une charrette de bois et de vêtements.
Pour achever le plateau, un petit singe, perché sur la charrette, paraissait très heureux de se faire ainsi promener, et adressait des grimaces aux passants. L'un des garçonnets tenait une vielle dont il grattait joyeusement les cordes.
Maître Bourjus bondit, jura, tapa du poing sur la table, et arriva dans la cuisine pour voir Angélique remettre Florimond dans les bras de Barbe.
– Quoi ? Qu'est-ce que c'est ? bredouilla-t-il hors de lui, vas-tu encore me raconter que celui-là est à toi ? Moi qui te croyais une sage et honnête fille, Barbe ?
– Maître Bourjus, écoutez-moi...
– Je n'écoute plus rien ! On prend ma rôtisserie pour un asile ! Je suis déshonoré... Il jeta sa toque de cuisinier à terre et courut au-dehors pour appeler le guet.
– Garde les deux petits au chaud, recommanda Angélique à Barbe. Je vais aller allumer le feu dans ta chambre.
Le laquais de Mme de Soissons, ahuri et indigné, dut monter des bûches au septième étage, par un escalier branlant, et les déposer dans une petite pièce qui n'était même pas meublée d'un lit à courtines.
– Et tu recommanderas bien à Mme la comtesse de me faire porter la même chose tous les jours, lui dit Angélique en le renvoyant.
– Eh bien, ma belle, si tu veux mon avis... commença le laquais.
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