– Voilà ce qui s'appelle une belle opération, mon cher magister. Non seulement la police ne nous a causé aucun tort, mais encore elle nous a aidés à disperser la bande de cet insolent Calembredaine.

– Je trouve que tu manques de mesure en disant que la police ne nous a causé aucun tort. Quinze des nôtres ont été pendus quasi sans jugement au gibet de Montfaucon ! Et on n'est même pas sûr que Calembredaine n'est pas du nombre !

– Bah ! de toute façon, il a la tête écrasée, et de longtemps il ne pourra retrouver son rang... en admettant qu'il reparaisse... ce dont je doute. Rodogone a pris toutes ses places.

Le Barbon soupira.

– Il faudra donc nous battre un jour avec Rodogone. Cette tour de Nesle qui commande le Pont-Neuf et la foire Saint-Germain est une place stratégique redoutable. Jadis, lorsque j'enseignais l'histoire à quelques chenapans au collège de Navarre...

Jean-Pourri ne l'écoutait pas.

– Ne sois pas pessimiste sur l'avenir de la tour de Nesle. Pour ma part, je ne demande pas mieux que se renouvelle, de temps à autre, une petite révolution de ce genre. Quelle belle moisson j'ai faite à la tour de Nesle ! Une vingtaine de mions de bon choix et dont je vais tirer de bons écus trébuchants.

– Où sont-ils, ces chérubins ?

Jean-Pourri eut un geste pour désigner le plafond lézardé :

– Là-haut... Madeleine, ma fille, approche-toi et montre-moi ton nourrisson.

Une grosse femme à l'air bovin détacha un bébé suspendu à son sein et le tendit à l'ignoble individu, qui le prit et l'éleva avec admiration.

– N'est-il pas beau, ce petit Maure ? Lorsqu'il sera grand, je lui ferai faire un habit bleu de ciel et j'irai le vendre à la cour.

À ce moment, l'un des gueux ayant pris son pipeau, deux autres se mirent à danser une bourrée paysanne, et Angélique n'entendit plus les paroles qu'échangeaient Jean-Pourri et le Barbon.

*****

Aussi bien, elle possédait une certitude. Les enfants enlevés à la tour de Nesle se trouvaient dans la maison, apparemment dans une pièce située au-dessus de la salle principale. Très lentement, elle fit le tour de la muraille. Elle trouva une ouverture qui donnait sur un escalier. Elle ôta ses souliers et marcha pieds nus. Elle ne voulait faire aucun bruit.

L'escalier montait en tournant et débouchait sur un couloir. Les murs et le sol étaient recouverts d'un crépi de terre battue mélangée de paille. Sur sa gauche, elle aperçut une chambre déserte où brillait une veilleuse. Des chaînes étaient scellées dans le mur. Qui enchaînait-on là ?... Qui torturait-on ?... Elle se souvint : on racontait que Jean-Pourri, pendant les guerres de la Fronde, faisait enlever des jeunes gens et des paysans isolés pour les revendre aux recruteurs d'armées... Le silence de cette partie de la maison était effrayant.

Angélique continua d'avancer.

Un rat la frôla. Elle retint un cri.

Maintenant, une nouvelle rumeur semblait venir à elle des entrailles de la maison. C'étaient des gémissements, des pleurs lointains, qui peu à peu se précisaient. Son cœur se serra : c'étaient des pleurs d'enfants. Elle évoqua le visage de Florimond avec ses yeux noirs terrifiés, des larmes sillonnant ses joues pâles. Il avait peur, dans le noir. Il appelait... Elle avança de plus en plus vite, attirée par cette plainte. Elle monta encore un étage, traversa deux pièces ; des veilleuses y brillaient de leur clarté sale. Elle remarqua aux murs des gongs de cuivre qui constituaient, avec des bottes de paille, jetées à même le sol, et quelques écuelles de terre, le seul ameublement de ce sinistre hôtel. Enfin, elle devina qu'elle touchait au but. Elle entendait distinctement le triste concert des sanglots, auxquels se mêlaient des murmures qui cherchaient à rassurer. Angélique entra dans une petite pièce, à gauche d'un couloir qu'elle longeait depuis un instant. Une veilleuse brillait dans une niche. Mais il n'y avait personne. Pourtant les bruits venaient de là. Elle aperçut, au fond, une porte épaisse, barrée de serrures, C'était la première porte qu'elle rencontrait, car toutes les autres pièces étaient ouvertes à tous vents. Le vantail était percé d'un petit guiché grillagé. Elle ne put rien voir par ce guichet, mais comprit que les enfants étaient enfermés là, dans cette fosse sans air et sans lumière. Comment pourrait-elle attirer l'attention d'un bébé de deux ans ? La jeune femme colla ses lèvres au guichet et appela doucement :

– Florimond ! Florimond !

Les pleurs s'apaisèrent un peu, puis une voix chuchota de l'intérieur :

– C'est toi, marquise des Anges ?

– Qui est là ?

– Moi, Linot. Jean-Pourri nous a emballés avec Flipot et d'autres.

– Florimond est avec vous ?

– Oui.

– Est-ce qu'il pleure ?

– Il pleurait, mais je lui ai dit que tu allais venir le chercher.

Elle comprit que le garçonnet se retournait pour mumurer gentiment :

– Tu vois, Flo, maman est là.

– Patientez, je vais vous faire sortir, promit Angélique.

Elle recula et examina la porte. Les serrures paraissaient solides. Mais le mur étant pourri, il y avait peut-être moyen de desceller les gonds. Des ongles, elle griffa dans les moellons. Alors elle entendit derrière elle un bruit étrange. C'était une sorte de gloussement, d'abord étouffé, qui peu à peu monta, monta, jusqu'à devenir UN RIRE. Angélique se retourna et, sur le seuil, elle aperçut le Grand Coësre.

*****

Le monstre se tenait affalé dans un chariot bas, posé sur quatre roues. Sans doute était-ce ainsi, en s'aidant de ses deux mains appuyées au sol, qu'il circulait dans les couloirs de son redoutable labyrinthe.

Du seuil de la pièce, il fixait sur la jeune femme son regard cruel. Et elle, paralysée par la terreur, elle reconnaissait l'apparition fantastique du cimetière des Saints-Innocents.

Il continuait de rire avec des gloussements et des hoquets immondes qui secouaient son buste infirme prolongé par ses deux petites jambes grêles et flasques. Puis, sans cesser de rire, il recommença de se déplacer. Fascinée, elle suivait du regard la marche du petit chariot grinçant. Il ne se dirigeait pas vers elle, mais obliquait à travers la pièce. Et, tout à coup, elle aperçut au mur un des gongs de cuivre comme elle en avait déjà remarqué dans les autres salles. Une barre de fer était posée à terre. Le Grand Coësre s'apprêtait à frapper sur le gong. Et, à cet appel, allaient se ruer, des profondeurs de la maison, vers Angélique, vers Florimond, tous les gueux, tous les bandits, tous les démons de cet enfer...

Les yeux de la bête égorgée devenaient vitreux.

– Oh ! tu l'as tué ! fit une voix.

Sur ce même seuil où tout à l'heure était apparu le Grand Coësre, il y avait une jeune fille, presque une fillette, au visage de madone.

Angélique regarda la lame de son poignard rouge de sang. Puis elle dit à voix basse :

– N'appelle pas ! Ou je vais être obligée de te tuer aussi.

– Oh ! non, je ne vais pas appeler. Je suis si contente que tu l'aies tué !

Elle s'approcha.

– Personne n'avait le courage de le tuer, murmura-t-elle. Tout le monde avait peur. Et, pourtant, ce n'était qu'un affreux petit homme.

Puis elle leva vers Angélique ses yeux noirs.

– Mais il faut te sauver vite, maintenant.

– Qui es-tu ?

– Je suis Rosine... La dernière femme du Grand Coësre.

Angélique glissa le poignard dans sa ceinture. Elle avança une main tremblante et la posa sur cette joue fraîche et rose.

– Rosine, aide-moi encore. Mon enfant est derrière cette porte. Jean-Pourri l'a enfermé là. IL FAUT que je le reprenne.

– La double clé de la porte est là, dit la fillette. Jean-Pourri la confie au Grand Coësre. Elle est dans son chariot.

Elle se pencha vers le tas immobile et répugnant. Angélique ne regardait pas. Rosine se redressa.

– La voilà, dit-elle.

Elle introduisit elle-même la clef dans les serrures, qui grincèrent. La porte s'ouvrit. Angélique se précipita à l'intérieur du cachot et saisit Florimond, que Linot tenait dans ses bras. L'enfant ne pleurait pas, ne criait pas, mais il était glacé et il étreignit si fort le cou de sa mère que celle-ci en perdit le souffle.

– Maintenant aide-moi à sortir d'ici, dit-elle à Rosine.

– Je ne peux pas vous emmener tous.

Elle s'arracha aux petites mains crasseuses, mais les deux gamins couraient derrière elle.

– Marquise des Anges ! Marquise des Anges, ne nous laisse pas !

Soudain, Rosine qui les avait entraînés vers un escalier, mit un doigt sur ses lèvres.

– Chut ! Quelqu'un monte.

Un pas lourd résonnait à l'étage au-dessous.

– Bavottant, l'idiot. Venez par là.

Et elle se mit à courir comme une folle. Angélique la suivit avec les deux enfants. Comme ils atteignaient la rue, une clameur inhumaine monta des profondeurs du palais du Grand Coësre. C'était Bavottant, l'idiot, rugissant sa douleur devant le cadavre du royal avorton qu'il avait si longtemps entouré de ses soins.

– Courons ! répétait Rosine.

Toutes deux, suivies des gamins haletants, enfilaient l'une après l'autre des ruelles obscures. Leurs pieds nus glissaient sur les pavés visqueux. Enfin, la jeune fille ralentit sa marche.

– Voici les lanternes, dit-elle. C'est la rue Saint-Martin.

– Il faut aller plus loin. On peut nous poursuivre.

– Bavottant ne sait pas parler. Personne ne comprendra ; peut-être même qu'on croira que c'est lui qui l'a tué. On mettra un autre Grand Coësre. Et moi je ne retournerai jamais là-bas. Je resterai avec toi, parce que tu l'as tué.

– Et si Jean-Pourri nous retrouve ? demanda Linot.