– J'l'ai mis dans l'étable parce qu'il y faisait plus chaud que dans le cellier, la nuit, chuchota la fillette. Il a des croûtes partout, mais il n'est pas maigre. C'est moi qui trais les vaches le matin et le soir. Alors je lui donne un peu de lait chaque fois.

Atterrée, Angélique regardait le bébé. Ce ne pouvait être Cantor, cette hideuse petite larve couverte de pustules et de vermine ! D'ailleurs, Cantor était né avec des cheveux blonds et l'enfant avait des boucles brunes. À ce moment, il ouvrit les yeux et montra des prunelles claires et magnifiques.

– Il a des yeux verts comme les vôtres, dit la fillette. C'est-y que vous êtes sa mère ?

– Oui, je suis sa mère, dit Angélique d'une voix blanche. Où est l'aîné ?

– Il doit être dans la niche du chien.

– Javotte, mêle-toi de ce qui te regarde ! cria la paysanne.

Elle observait leur manège avec hostilité, mais n'intervenait pas, espérant peut-être qu'en fin de compte cette femme de triste mine apportait de l'argent. La niche était occupée par un molosse à l'air féroce. Javotte dut déployer toutes sortes de séductions et de promesses pour le faire sortir.

– Flo se cache toujours derrière Patou, parce qu'il a peur.

– Peur de quoi ?

La gamine jeta un regard vif autour d'elle.

– Qu'on le batte.

Elle tira quelque chose du fond de la niche. Une boule noire et frisée apparut.

– Mais c'est un autre chien ! s'écria Angélique.

– Non, ce sont ses cheveux.

– Bien sûr, murmura-t-elle.

Certes, une pareille chevelure ne pouvait appartenir qu'au fils de Joffrey de Peyrac. Mais, sous cette toison drue, sombre et serrée, il y avait un pauvre petit corps squelettique et grisâtre, couvert de haillons.

Angélique s'agenouilla et écarta d'une main tremblante la tignasse ébouriffée. Elle découvrit le visage amenuisé, pâle, dans lequel brillaient deux yeux noirs dilatés. Bien qu'il fît très chaud, un grelottement incessant agitait l'enfant. Ses os menus saillaient comme des pointes et sa peau était rêche et sale.

Angélique se redressa et s'avança vers la nourrice.

– Vous les laissiez mourir de faim, dit-elle d'une voix lente et pesante. Vous les laissiez mourir de misère... Depuis des mois, ces enfants n'ont reçu aucun soin, aucune nourriture. Seulement les restes du chien ou les morceaux que cette gamine prélevait sur son maigre souper. Vous êtes une misérable !

La paysanne était devenue très rouge. Elle croisa les bras sur son corsage.

– Elle est bien bonne celle-là ! s'écria-t-elle suffoquant de colère. On m'encombre de mioches sans le sou, on disparaît sans laisser d'adresse, et encore il faut que je me fasse injurier par une gueuse des grands chemins, une Bohémienne, une Égyptienne, une...

Sans l'écouter Angélique était rentrée dans la maison.

Elle attrapa un torchon qui pendait devant l'âtre et, saisissant Cantor, elle l'installa sur son dos en le retenant par le torchon noué sur sa poitrine, à la façon, précisément, dont les Bohémiennes portent leurs enfants.

– Qu'est-ce que vous allez faire ? demanda la nourrice, qui l'avait suivie. Vous n'allez pas les emmener, hein ? Ou alors, il faut donner l'argent.

Angélique fouilla dans ses poches et jeta sur le pavé quelques pièces. La paysanne ricana.

– Cinq livres ! Tu veux rire – on m'en doit bien trois cents. Allons, paie ! Ou bien j'appelle les voisins et leurs chiens, et je te fais chasser.

Haute et massive, elle se tenait devant la porte, les bras étendus. Angélique glissa la main dans son corsage et tira son poignard. La lame de Rodogone-l'Égyptien brillait dans la pénombre du même éclat que les yeux verts de celle qui le tenait.

– Barre-toi ! fit Angélique d'une voix sourde. Barre-toi ou je te saigne.

En entendant le langage des argotiers, la paysanne devint livide. On connaissait trop bien, aux portes de Paris, l'audace des ribaudes et leur habileté à manier le couteau. Elle se recula, terrifiée, Angélique passa devant elle en maintenant la pointe du poignard dans sa direction, comme le lui avait enseigné la Polak.

– N'appelle pas ! Ne lance ni chiens ni croquants à mes trousses, sinon il t'arrivera malheur. Demain ta ferme flambera... Et toi, tu te réveilleras la gorge fendue... Compris ?...

Arrivée au milieu de la cour, elle remit le poignard à sa ceinture et, enlevant Florimond dans ses bras, elle s'enfuit vers Paris.

Haletante, elle se rejetait vers la capitale mangeuse d'êtres humains, où elle n'avait d'autre refuge, pour ses deux enfants à demi morts, que des ruines et la bienveillance sinistre des gueux et des bandits.

Des carrosses la croisaient, soulevant des nuages de poussière qui se collait à son visage en sueur. Mais elle ne ralentissait pas sa marche, insensible au poids de son double fardeau.

– Cela finira ! pensait Angélique. Il faudra bien que cela finisse, que je m'évade un jour, que je les ramène vers les vivants...

*****

À la tour de Nesle, elle trouva la Polak qui cuvait son vin, et qui l'aida à soigner ses enfants.

Chapitre 10

À la vue des enfants, Calembredaine ne se montra ni furieux, ni jaloux comme elle l'avait redouté. Mais une expression atterrée se peignit sur son rude et noir visage.

– Tu n'es pas folle ? dit-il. Tu n'es pas folle d'avoir amené tes enfants ? Tu n'as donc pas vu ce qu'on fait des enfants ici ? Tu veux qu'on te les loue pour aller mendier ?... Que les rats les dévorent ?... Que Jean-Pourri te les vole ?...

Accablée par ces reproches inattendus, elle se cramponna à lui.

– Où voulais-tu que je les mène, Nicolas ? Regarde ce qu'on a fait d'eux... Ils mouraient de faim ! Je ne les ai pas amenés ici pour qu'on leur fasse du mal, mais pour les mettre sous ta protection, à toi qui es fort, Nicolas.

Elle se blottissait contre lui, éperdue, et le regardait comme elle ne l'avait jamais fait. Mais il ne s'en apercevait pas et secouait la tête en répétant :

– Je ne pourrai pas les protéger toujours... ces enfants de sang noble. Je ne pourrai pas.

– Pourquoi ? Tu es fort, on te craint.

– Je ne suis pas si fort que cela. Tu m'as usé le cœur. Pour des gars comme nous, quand le cœur s'en mêle, c'est le début des sottises. Tout f... le camp. Quelquefois, je me réveille la nuit et je me dis : « Calembredaine, prends garde... Elle n'est plus si loin l'abbaye de Monte-à-Regret... »

– Ne parle pas comme ça. Pour une fois que je te demande quelque chose. Nicolas, mon Nicolas, aide-moi à sauver mes petits !

*****

On les appela « les petits anges ». Protégés par Calembredaine, ils partageaient la vie d'Angélique au sein de la misère et du crime. Ils dormaient dans une grande malle de cuir garnie de manteaux confortables et de draps fins. Chaque matin, ils avaient leur lait frais. Pour eux, Rigobert ou La Pivoine allait guetter les paysannes qui se rendaient au marché de la Pierre-au-lait avec leur pot de cuivre sur la tête. Les laitières finirent par ne plus vouloir passer par le chemin de la Seine. Il fallut les chercher jusqu'à Vaugirard. Enfin, elles comprirent qu'il ne s'agissait que de donner un pot de lait pour avoir droit de passage, et les « narquois » n'eurent même plus besoin de tirer leur épée. Florimond et Cantor avaient réveillé le cœur d'Angélique. Dès son retour de Neuilly, elle les conduisit au Grand Matthieu. Elle voulait une pommade pour les plaies de Cantor, et, pour Florimond... Que fallait-il pour le ramener à la vie, ce petit corps épuisé, tremblant, qui se rétractait sous les caresses avec effroi ?

– Quand je l'ai quitté, il parlait, disait-elle à la Polak, et maintenant il ne dit plus rien.

La Polak l'accompagna chez le Grand Matthieu. Pour elles, celui-ci souleva le rideau cramoisi qui coupait en deux son estrade et les fit entrer, comme des dames, dans son cabinet particulier où l'on voyait, en plus d'un pêle-mêle invraisemblable de râteliers, de suppositoires, de bistouris, de boîtes de poudre, de coquemars et d'œufs d'autruche, deux crocodiles empaillés.

Le maître oignit lui-même, de sa main auguste, la peau de Cantor d'une pommade de sa composition, et promit que dans huit jours il n'y paraîtrait plus. La prédiction se révéla juste : les croûtes tombèrent et l'on découvrit un petit garçon grassouillet et paisible, au teint blanc, aux cheveux châtains solidement bouclés, et qui se portait à merveille. Pour Florimond, le Grand Matthieu fut moins encourageant. Il prit l'enfant avec beaucoup de précautions, l'examina, lui fit des risettes et le rendit à Angélique. Puis il se gratta le menton avec perplexité. Angélique était plus morte que vive.

– Qu'est-ce qu'il a ?

– Rien. Il faut qu'il mange ; très peu pour commencer. Après, il devra manger tant qu'il pourra. Peut-être que cela lui redonnera un peu de chair.

– Quand je l'ai quitté, il parlait, il trottait, répéta-t-elle navrée. Et, maintenant, il ne dit plus rien. C'est à peine s'il se tient sur ses jambes.

– Quel âge avait-il quand tu l'as laissé ?

– Vingt mois, pas tout à fait deux ans.

– C'est un mauvais âge pour apprendre à souffrir, dit le Grand Matthieu songeur. Il vaut mieux que ce soit avant, tout de suite, dès la naissance. Ou plus tard. Mais ces petits-là, qui commencent à ouvrir les yeux sur la vie, il ne faut pas que la douleur les surprenne trop cruellement.

Angélique levait sur le Grand Matthieu un regard brillant de larmes contenues. Elle se demandait comment cette brute vulgaire et tonitruante pouvait savoir des choses si délicates.

– Est-ce qu'il va mourir ?

– Peut-être pas.

– Donnez-moi tout de même un remède, supplia-t-elle.