Elle dut s'appuyer contre le mur, saisie d'un vertige.

Le savetier, qui était en train de mettre les planches de son échoppe pour la nuit, et qui avait entendu la conversation, lui dit :

– Tu y tenais tant que ça à voir Me Fallot ? C'était pour un procès ?...

– Non, fit Angélique en essayant de se dominer, mais je... j'aurais voulu voir une fille qui était en service chez lui... une nommée Barbe. Est-ce qu'on ne sait pas l'adresse de M. le procureur dans son nouveau quartier ?

– Pour ce qui est de Me Fallot et de sa famille, je ne pourrais te renseigner. Mais Barbe, c'est possible. Elle n'est plus chez eux. La dernière fois qu'on l'a vue, elle travaillait chez un rôtisseur de la rue de la Vallée-de-Misère, à l'enseigne du Coq-Hardi.

– Oh ! merci.

*****

Déjà, Angélique courait dans les rues assombries. La rue de la Vallée-de-Misère, derrière la prison du grand Châtelet, était le fief des rôtisseurs. De jour et de nuit, les cris des volailles égorgées et le bruit des broches tournant devant de grands feux ne cessaient point. La rôtisserie du Coq-Hardi était la plus éloignée et ne présentait rien de particulièrement reluisant. Au contraire, on aurait pu croire, à la regarder, que le carême était déjà commencé.

Angélique entra dans une salle à peine éclairée de deux ou trois chandelles. Attablé devant un pichet de vin, un gros homme, coiffé d'un bonnet sale de cuisinier, semblait beaucoup plus occupé à boire qu'à servir ses clients. Ceux-ci n'étaient guère nombreux et se composaient surtout d'artisans et d'un voyageur de pauvre mine. D'un pas traînant, un jeune garçon ceint d'un tablier graisseux apportait des plats dont on avait de la peine à distinguer la composition.

Angélique s'adressa au gros cuisinier :

– Avez-vous ici une servante nommée Barbe ?

D'un pouce négligent, l'homme lui montra l'arrière-cuisine. Angélique aperçut Barbe. Elle était assise devant le feu et plumait une volaille.

– Barbe !

L'autre leva la tête et essuya du bras son front couvert de sueur.

– Qu'est-ce que tu veux, fille ? demanda-t-elle d'une voix lasse.

– Barbe ! répéta Angélique.

La servante ouvrait de grands yeux. Puis, soudain elle poussa une exclamation étouffée :

– Oh ! Madame !... Que Madame m'excuse...

– Il ne faut plus m'appeler Madame, fit Angélique d'un ton bref.

Elle se laissa tomber sur la pierre de l'âtre. La chaleur était suffocante.

– Barbe, où sont mes enfants ?

Les grosses joues de Barbe tremblaient comme si elle se retenait d'éclater en sanglots. Elle avala sa salive et réussit enfin à répondre.

– Ils sont en nourrice, Madame... Hors de Paris, dans un village, près de Longchamp.

– Ma sœur Hortense ne les a pas gardés chez elle ?

– Mme Hortense les a mis tout de suite en nourrice. Je suis allée une fois chez la nourrice pour lui remettre l'argent que vous m'aviez laissé. Mme Hortense avait exigé que je le lui remette à elle, cet argent, mais je ne lui avais pas tout donné. Je voulais qu'il ne serve qu'aux enfants. Ensuite, je n'ai pu retourner chez la nourrice... J'avais quitté Mme Hortense... J'ai fait plusieurs places... C'est difficile de gagner sa vie.

Maintenant, elle parlait précipitamment, en évitant de regarder Angélique. Celle-ci réfléchissait. Longchamp n'était pas un village très éloigné. Les dames de la cour en faisaient un but de promenade. Elles y entendaient les offices des nonnes de l'abbaye... Avec des gestes nerveux, Barbe s'était remise à plumer sa volaille. Angélique éprouva la sensation que quelqu'un la regardait fixement. Se retournant, elle vit le gâte-sauce qui ne laissait aucune équivoque sur les sentiments que lui inspirait cette belle femme en guenilles. Angélique était habituée à ces regards avides des hommes. Mais, cette fois, elle en fut agacée. Elle se releva rapidement.

– Où loges-tu, Barbe ?

– Dans cette maison, dans une soupente.

À ce moment, le patron de Coq-Hardi entra, son bonnet de travers.

– Alors, qu'est-ce que vous fichez tous ? demanda-t-il d'une voix pâteuse. David, les clients te réclament... Et cette volaille, elle est bientôt prête, Barbe ? Ma parole, faudrait peut-être que je me dérange pendant que vous vous prélassez... Et cette gueuse, qu'est-ce qu'elle f... là ? Allez, ouste, dehors ! Et n'essaie pas de me voler un chapon...

– Oh ! Madame !

Mais, ce soir-là, Angélique n'était pas d'humeur passive. Elle mit les poings sur ses hanches et tout le vocabulaire de la Polak lui remonta aux lèvres.

– Ferme-la, gros tonneau ! J'en voudrais pas de tes vieux coqs en carton. Quant à toi, le puceau en mal d'amour, tu ferais mieux de baisser un peu tes mirettes9 et de fermer ta panetière à miettes10 si tu ne veux pas recevoir une giroflée sur la g...

– Oh ! Madame ! cria Barbe de plus en plus épouvantée.

Angélique profita de la stupeur des deux hommes pour lui glisser :

– Je t'attends dehors, dans la cour.

*****

Un peu plus tard, lorsque Barbe passa, un bougeoir à la main, Angélique la suivit par l'escalier délabré jusqu'à la soupente que maître Bourjus louait quelques sols à la servante.

– C'est bien pauvre chez moi, Madame, fit Barbe humblement.

– Ne te trouble pas. Je connais la pauvreté.

Angélique rejeta ses souliers pour jouir de la fraîcheur du carrelage et s'assit sur le lit, qui était une paillasse sans rideaux, montée sur quatre pieds.

– Il faut excuser maître Bourjus, reprenait Barbe. Ce n'est pas un mauvais homme. Mais, depuis la mort de sa femme, il a perdu l'esprit et ne fait que boire. Le marmiton est un neveu à lui qu'il avait fait venir de province pour l'aider, mais il n'est pas très dégourdi. Alors les affaires ne vont guère.

– Si cela ne te gêne pas, Barbe, demanda Angélique, puis-je passer la nuit ici ? Demain, je partirai dès l'aube et j'irai voir mes enfants. Puis-je partager ton lit ? Cela m'arrangerait.

– Madame me fait bien de l'honneur.

– L'honneur, dit Angélique amèrement... Regarde-moi et ne parle plus ainsi.

Barbe éclata en sanglots.

– Oh ! Madame, balbutia-t-elle. Vos beaux cheveux... vos si beaux cheveux ! Qui donc vous les brosse maintenant ?

– Moi-même... quelquefois. Barbe, ne pleure pas si fort, je t'en prie.

– Si Madame me le permet, murmura la servante, j'ai là une brosse... Je pourrais peut-être... profiter... de ce que je suis avec Madame...

– Si tu veux.

Les mains habiles de la servante commencèrent à démêler les belles boucles aux chauds reflets. Angélique ferma les yeux. Le pouvoir des gestes quotidiens est grand. Il suffisait de ces mains soigneuses d'une servante pour recréer une atmosphère à jamais disparue. Barbe reniflait ses larmes.

– Ne pleure pas, répéta Angélique, tout cela finira... Oui, je crois que cela finira. Pas encore, je le sais bien, mais un jour viendra... Tu ne peux pas comprendre, Barbe. C'est comme un cercle infernal et dont on ne peut plus s'échapper que par la mort. Mais je commence à croire que je pourrai m'échapper quand même. Ne pleure pas, Barbe, ma bonne fille...

*****

Elles dormirent côte à côte. Barbe commençait son travail aux premières lueurs du jour. Angélique la suivit dans la cuisine de la rôtisserie. Barbe lui fit boire du vin chaud et lui glissa deux petits pâtés.

Maintenant, Angélique marchait sur la route de Longchamp. Elle avait franchi la porte Saint-Honoré et, après avoir suivi les quinconces sablonneux d'une promenade qu'on appelait les Champs-Elysées, elle parvint au village de Neuilly où Barbe assurait que se trouvaient les enfants. Elle ne savait pas encore ce qu'elle allait faire. Les observer de loin peut-être ? Et, si jamais Florimond s'approchait d'elle en jouant, elle essaierait de l'attirer en lui offrant un pâté.

Elle se fit indiquer l'habitation de la mère Mavaut. En approchant, elle vit des enfants qui jouaient dans la poussière sous la garde d'une fillette d'environ treize ans. Ils étaient assez barbouillés et mal tenus, mais paraissaient bien portants. Elle essaya en vain de reconnaître Florimond parmi eux. Comme une grande femme en sabots sortait de la maison, elle supposa qu'il s'agissait de la nourrice et prit le parti d'entrer dans la cour.

– Je voudrais voir deux enfants qui vous ont été confiés par Mme Fallot de Sancé.

La paysanne, qui était une forte femme brune et hommasse, la toisa avec une méfiance non dissimulée.

– C'est-y que vous apportez l'argent en retard ?

– Il y a donc du retard dans le paiement des mois de nourrice ?

– S'il y en a ! éclata la femme. Avec ce que Mme Fallot m'a donné quand je les ai pris et ce que sa servante m'a apporté ensuite, ça ne me faisait pas de quoi les nourrir pendant plus d'un mois. Et depuis, bernique, pas un navet ! Je suis allée à Paris pour réclamer, mais les Fallot avaient déménagé. Voilà bien les manières de ces corbeaux de procureurs !

– Où sont-ils ? demanda Angélique.

– Qui ?

– Les enfants.

– Est-ce que je sais, moi ? fit la nourrice avec un haussement d'épaules. J'ai bien assez à faire à m'occuper des mioches des gens qui paient.

La fillette, qui s'était rapprochée, dit vivement :

– Le plus petit est par là. Je vais vous le montrer.

Elle entraîna Angélique, lui fit traverser la salle principale de la ferme et la guida dans l'étable, où il y avait deux vaches. Derrière le râtelier, elle découvrit une caisse où Angélique discerna avec peine, dans l'obscurité, un enfant d'environ six mois. Il était nu, à part un lambeau de chiffon sale sur le ventre, dont il suçait avidement une extrémité. Angélique saisit la caisse et la tira dans la pièce.