– Comment l'a-t-elle su ? demanda Fanny.
– Elle sait tout. C'est une devineresse.
– Rien qu'à lui regarder dans le creux de la main, elle lui a tout dit d'un trait, commenta la servante d'un air effrayé. Que c'était un enfant de sang mêlé, que l'homme noir qui l'avait engendré connaissait des secrets de magie, qu'elle ne pouvait le tuer, car cela lui porterait malheur à elle qui était aussi sorcière. Ma maîtresse était bien marrie :
« – Qu'allons-nous faire, Bertille ? me disait-elle. Elle s'est mise dans une grande colère. Mais la Voisin n'a pas cédé. Elle a dit qu'elle aiderait ma maîtresse à accoucher quand le moment serait venu, et que personne n'en saurait rien. Mais qu'elle ne pourrait pas faire plus. Et elle demandait beaucoup d'argent. La chose s'est passée la nuit dernière à Fontainebleau, où toute la cour se trouve pour l'été. La Voisin était venue avec un de ses hommes, un magicien nommé Lesage. Ma maîtresse a été accouchée dans une petite maison qui appartient à la famille de la Voisin, tout près du château. À l'aube, j'ai reconduit ma maîtresse et, dès les premières heures, dans tous ses atours, fardée jusqu'aux yeux, elle s'est présenté à la reine, comme il est d'usage, puisqu'elle commande sa maison. Voilà qui va déconcerter bien des gens qui s'attendent, ces jours-ci, à la voir embarrassée. Mais ils en seront pour leurs frais de ragots. Mme de Soissons est toujours enceinte, elle n'accouchera qu'en décembre d'un enfant bien blanc, et il se peut même que M. de Soissons le reconnaisse.
Un formidable éclat de rire souligna la conclusion de l'histoire. Barcarole fit une cabriole et dit :
– J'ai entendu ma patronne confier à Lesage que cette affaire de la Soissons valait bien la trouvaille d'un trésor caché.
– Oh ! la Voisin est rapace, grommela Bertille avec rancune. Elle en a tant réclamé que c'est tout juste si ma maîtresse a pu me donner, à moi, un petit collier pour me remercier de mon aide.
La servante regardait le nain d'un air songeur.
– Toi, dit-elle subitement, je crois que tu ferais le bonheur de quelqu'un de très haut placé que je connais.
– J'ai toujours pensé que j'étais fait pour de grandes destinées, répliqua Barcarole en se plantant avantageusement sur ses petites jambes torses.
– Le nain de la reine est mort, et cela a fait beaucoup de peine à la reine, qui se contrarie de tout depuis qu'elle est enceinte. Et la naine est désespérée. Personne ne peut la consoler. Il lui faudrait un nouveau compagnon... de sa taille.
– Oh ! je suis sûr que je plairais à cette noble dame ! s'écria Barcarole en se cramponnant à la jupe de la servante. Emmenez-moi, belle carotte, emmenez-moi chez la reine. N'ai-je pas l'air admirable et séduisant ?
– C'est vrai qu'il n'est pas laid, hein, Jacinthe ? fit-elle, amusée.
– Je suis même beau, affirma l'avorton. Si la nature m'avait donné quelques centimètres de plus, j'aurais été le plus couru des barbillons. Et pour conter fleurette aux femmes, croyez-moi, ma langue n'est jamais en repos.
– La naine ne parle que l'espagnol.
– Je parle l'espagnol, et l'allemand et l'italien.
– Il faut l'emmener ! s'écria Bertille en battant des mains. Cette affaire est excellente, et nous fera remarquer de Sa Majesté. Dépêchons-nous. Nous devons être revenus au matin à Fontainebleau afin que notre absence ne se remarque point. Faut-il te mettre dans le panier du petit mulâtre ?
– Vous vous moquez, madame, protesta Barcarole, déjà très grand seigneur. Tout le monde riait et se congratulait. Barcarole chez la reine !... Barcarole chez la reine !
Calembredaine se contenta de lever le nez de dessus son écuelle.
– N'oublie pas les compagnons lorsque tu seras riche, dit-il.
Et il fit le geste très significatif de laisser glisser un écu entre son pouce et son index.
– Que tu me saignes si je les oublie ! protesta le nain, qui connaissait les lois impitoyables de la gueuserie.
Et, bondissant dans le coin où se trouvait Angélique, il lui fit un grand salut de cour.
– Au revoir, ô la plus belle, au revoir, ma frangine, marquise des Anges.
Le curieux petit homme levait vers elle le regard de ses yeux vifs, étrangement perspicaces. Il ajouta, jouant l'affectation d'un petit-maître :
– J'espère, ma très chère, que nous nous reverrons. Je vous donne rendez-vous... chez la reine.
Chapitre 9
La cour était à Fontainebleau. Pour les chaleurs, il n'y avait rien de plus charmant que ce château blanc, inondé de verdure, son étang où les carpes évoluaient, et parmi elles, la vieille aïeule toute blanche qui portait au nez l'anneau de François Ier. Eaux, fleurs, bosquets...
Le roi travaillait, le roi dansait, le roi chassait à courre. Le roi était amoureux. La douce Louise de La Vallière, tremblante d'avoir éveillé la passion de ce cœur royal, levait sur le souverain ses yeux magnifiques, d'un brun bleu plein de langueur. Et la cour, à l'envi, célébrait, en allégories suggestives où Diane, courant à travers bois, se livre enfin à Endymion, l'ascension de la modeste fille blonde dont Louis XIV venait de cueillir la virginité.
Dix-sept ans, à peine sortie de la pauvreté d'une nombreuse famille provinciale, isolée parmi les filles d'honneur de Madame... N'y avait-il pas de quoi troubler Louise de La Vallière lorsque toutes les nymphes et les sylvains des bois de Fontainebleau chuchotaient, au clair de lune, sur son passage :
– Voilà la favorite ! Que d'empressement autour d'elle !
Elle ne savait plus où cacher l'intensité de son amour et la honte de son péché ! Mais les courtisans connaissaient les rouages de leur subtil métier de parasites. C'est par la maîtresse qu'on a accès au roi, qu'on nouera des intrigues, qu'on obtiendra des places, des faveurs, des pensions. Tandis que la reine, alourdie par sa maternité, restait rencognée dans ses appartements, près de la naine inconsolable, c'était, dans l'éclat des jours d'été, une chaîne ininterrompue de fêtes et de plaisirs.
Au petit souper, sur le canal, comme il n'y avait pas de places dans les barques pour les officiers de bouche, on se plaisait à voir le prince de Condé prendre, au lieu de gagner les batailles et de comploter contre le roi, les plats qu'on lui tendait d'une barque voisine et les présenter au roi et à sa maîtresse, en serviteur modèle.
*****
Assise sur les bords de la Seine, Angélique, dans la puanteur de la vase surchauffée de Paris, regardait le crépuscule descendre sur Notre-Dame. Au-dessus des hautes tours carrées et du vaisseau renflé de l'abside, le ciel était jaune, moucheté d'hirondelles. De temps à autre, un oiseau passant près de la jeune femme frôlait la berge avec un cri aigu.
De l'autre côté de l'eau, sous les maisons canoniales des chanoines de Notre-Dame, une longue pente de glaise marquait l'emplacement du plus grand abreuvoir de Paris. À cette heure, une foule de chevaux s'y dirigeaient, conduits par des charretiers ou des valets d'équipage. Leurs hennissements alternés montaient dans le soir pur.
Tout à coup, Angélique se leva.
« Je vais aller voir mes enfants », pensa-t-elle.
Un passeur, pour vingt sols, la déposa au port de Saint-Landry. Angélique enfila la rue de l'Enfer et s'arrêta à quelques pas de la maison du procureur Fallot de Sancé. Elle ne songeait pas à se présenter à la maison de sa sœur dans l'état où elle se trouvait avec sa jupe en lambeaux, ses cheveux en désordre noués d'un mouchoir, ses souliers éculés. Mais l'idée lui était venue qu'en se postant aux environs elle pourrait peut-être apercevoir ses deux fils. C'était devenu pour elle, depuis quelque temps, une idée fixe, un besoin qui, chaque jour, s'accentuait et occupait toute sa pensée. Le petit visage de Florimond émergeait du gouffre d'oubli et d'hébétude dans lequel elle était plongée. Elle le revoyait avec ses cheveux noirs bouclés sous son béguin rouge. Elle l'entendait babiller. Quel âge avait-il maintenant ? Un peu plus de deux ans. Et Cantor ? Sept mois. Elle ne l'imaginait pas. Elle l'avait laissé si petit !
Appuyée au mur près de l'échoppe d'un savetier, Angélique se mit à regarder fixement la façade de cette maison où elle avait vécu lorsqu'elle était encore riche et considérée. Un an plus tôt, son équipage avait encombré la ruelle étroite. De là, elle s'était rendue à l'entrée triomphale du roi, vêtue somptueusement. Et Cateau-la-Borgnesse lui avait transmis les propositions avantageuses du surintendant Fouquet : « Acceptez, ma chère... Cela ne vaut-il pas mieux que de perdre la vie ? »
Elle avait refusé. Alors, elle avait tout perdu, et elle n'était pas loin de se demander si, en réalité, elle n'avait pas perdu aussi la vie, car elle n'avait plus de nom, plus de droit à l'existence. Elle était morte aux yeux de tous.
Le temps se prolongeait et rien ne bougeait sur la façade de la maison. Pourtant, derrière les vitres sales du bureau du procureur, on devinait les silhouettes besogneuses des clercs. L'un d'eux sortit pour allumer la lanterne.
Angélique l'aborda :
– Est-ce que Me Fallot de Sancé est chez lui ou bien est-il allé dans ses terres ? Avant de répondre, le clerc se donna le temps d'examiner son interlocutrice.
– Il y a déjà un moment que Me Fallot n'habite plus ici, dit-il. Il a revendu sa charge. Il avait eu des ennuis dans un procès de sorcellerie auquel était mêlée sa famille. Ça lui a fait du tort pour sa profession. Il est allé s'installer dans un autre quartier.
– Et... vous ne savez pas dans quel quartier ?
– Non, fit l'autre d'un ton rogue. Et, si je le savais, je ne te le dirais pas. Tu n'es pas une cliente pour lui.
Angélique était atterrée. Depuis quelques jours, elle ne vivait que dans l'idée d'apercevoir, ne fût-ce qu'une seconde, les visages de ses enfants. Elle les imaginait rentrant de promenade, Cantor dans les bras de Barbe, Florimond trottinant joyeusement près d'elle. Et voici qu'eux aussi avaient disparu à jamais de son horizon !
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