Venez, messieurs, accourez faire emplette


Du grand remède à tous les maux


C'est une poudre admirable


Qui donne de l'esprit aux sots


De l'honneur aux fripons, l'innocence aux coupables


Aux vieilles femmes des amants


Au vieillard amoureux une jeune maîtresse


Et la science aux ignorants...

Cette dernière tirade, qu'il débitait en roulant des yeux énormes fit éclater de rire Angélique. Il l'aperçut et lui adressa un signe amical.

« J'ai ri. Pourquoi ai-je ri ? se demanda Angélique. C'est complètement idiot ce qu'il raconte là. »

Mais elle avait envie de rire.

*****

Un peu plus loin, sur une petite estrade, un vieux bonhomme à jambe de bois essayait d'attirer l'attention des passants.

– Venez voir l'homme rouge. Le plus curieux phénomène de la nature. Vous vous croyez très savants parce que vous avez vu quelques hommes à peau noire. Mais qu'y a-t-il de plus banal désormais que ces Marocains dont le Grand Turc nous inonde ? Tandis que moi je vous montrerai l'homme inconnu du monde inconnu, j'ai nommé les Amériques, pays prodigieux d'où je viens moi-même...

Le mot Amérique retint Angélique devant l'estrade.

Le baladin à jambe de bois était un vieil homme mal rasé, coiffé d'un foulard rouge. Il ne semblait pas avoir eu le souci de s'attifer, comme les autres montreurs ou empiriques du Pont-Neuf, d'oripeaux rutilants. Sa chemise crasseuse à rayures rouges et blanches, son gilet rapiécé, sa voix cassée et qui ne portait pas ne retenaient guère les spectateurs. Il avait à l'une de ses oreilles un petit anneau d'or.

– Moi qui suis un ancien matelot, et qui ai voyagé et voyagé sans cesse sur les vaisseaux du roi, que ne pourrais-je vous dire sur ces pays inconnus ? Mais vous êtes pressés, mesdames et messieurs, je le vois bien. Aussi n'ai-je pas rapporté que des souvenirs, mais ce curieux phénomène que j'ai capturé moi-même, là-bas, aux Amériques.

Il désignait du bout d'une baguette une sorte de guérite fermée d'un rideau et qui était tout l'arsenal de sa démonstration.

– L'homme rouge, mesdames et messieurs, l'homme rouge !

Angélique jeta les quelques sols qui lui restaient dans une sébile placée devant l'estrade. D'autres badauds l'imitèrent.

Lorsque l'invalide estima que le cercle de spectateurs était suffisant, il tira le rideau d'un geste théâtral.

Dans le fond de la guérite, il y avait une statue qu'on aurait dite de terre cuite et dont la tête et les reins étaient couverts de plumes.

La statue bougea et s'avança de quelques pas dans le soleil. Les gens murmurèrent. Il n'y avait pas de doute, c'était bien un homme. Il avait un nez, une bouche, des oreilles garnies d'anneaux, de longs yeux qui posaient sur la foule un regard lointain, des mains, des pieds. Sa peau était d'un ton cuivré assez soutenu, mais guère plus, estimaient les spectateurs, que certaines peaux de montagnards espagnols ou italiens. En somme, à part ces plumes qui lui poussaient sur les reins et sur la tête, l'homme à peau rouge n'était pas tellement extraordinaire.

Après l'avoir bien regardé et avoir échangé leurs commentaires, les gens s'en allèrent et l'ancien marin fit rentrer le phénomène dans sa guérite. Puis il s'accorda le temps de râper un peu de tabac et d'en rouler une boulette qu'il se mit à mâchonner.

Angélique était restée près de l'estrade. Le vent qui soufflait de la Seine et qui remuait ses cheveux ajoutait à l'illusion du grand large que venait de faire surgir ce mot : les Amériques. Elle pensa à son frère Josselin, le revit levant sur elle son regard brillant et sauvage tandis qu'il murmurait :

– Moi, je m'en vais sur la mer.

Le pasteur Rochefort était venu un soir, il s'était assis au foyer des enfants de Sancé et ceux-ci l'avaient entouré en ouvrant leurs yeux émerveillés. Josselin... Raymond... Hortense... Gontran... Angélique... Madelon... Denis... Marie-Agnès... Comme ils étaient beaux, les enfants de Sancé, dans leur innocence et l'ignorance de leurs destins ! Ils écoutaient l'étranger, et ses paroles avaient exalté leur cœur.

– Je ne suis qu'un voyageur curieux de terres nouvelles, avide de connaître ces lieux où personne n'a ni faim, ni soif et où l'homme se sent libre. C'est là que j'ai compris que le mal venait de l'homme de race blanche, parce que non seulement il n'a pas suivi la parole du Seigneur, mais que de plus il l'a travestie. Car le Seigneur n'a pas ordonné de tuer, ni de détruire, mais de s'aimer.

Angélique ferma les yeux. Lorsqu'elle les rouvrit elle vit à quelques pas d'elle, dans la cohue du Pont-Neuf, Jactance, Gros-Sac, La Pivoine, Gobert, Beau-Garçon et les autres, qui la regardaient.

– Frangine, dit La Pivoine en lui saisissant le bras, je vais aller planter un cierge devant le Père éternel de Saint-Pierre-aux-Bœufs. On a bien cru qu'on ne te reverrait jamais !

– Le Châtelet ou l'Hôpital général, on avait le choix pour toi.

– À moins que tu n'aies été croquée par le chien maudit.

– Tord-Serrure et Prudent se sont fait prendre. On les a pendus ce matin en place de Grève.

Ils l'entouraient. C'est ainsi qu'elle retrouva leurs faces sinistres, leurs voix éraillées d'ivrognes permanents et aussi les chaînes du cercle de la « matterie », ces chaînes qui ne pouvaient se briser en un seul jour. Cependant, depuis ce qu'elle devait appeler « le jour du bateau à foin » ou « le jour du Pont-Neuf » il y eut en elle une lueur d'espérance. Elle ne savait pourquoi elle espérait. On ne remonte pas des bas-fonds aussi vite qu'on y descend.

– On va rigoler, ma belle, disait La Pivoine. Sais-tu pourquoi nous nous promenons en plein jour sur le Pont-Neuf ? C'est parce que le petit Flipot va passer son chef-d'œuvre de coupe-bourse.

Flipot, l'un des gamins morveux de la tour de Nesle, avait troqué pour la circonstance ses haillons contre un costume de serge violette et de gros souliers dans lesquels il ne marchait pas sans mal. Il avait même une « fraise » de lingerie autour du cou et, avec un sac de peluche dans lequel il était censé porter ses livres et ses plumes, il figurait assez bien un fils d'artisan en train de faire l'école buissonnière sur le Pont-Neuf, devant le théâtre aux marionnettes.

Jactance lui donnait ses dernières recommandations :

– Écoute-moi, mion7. S'agit pas seulement aujourd'hui de couper la bourse comme tu l'as déjà fait... Mais on va savoir si tu es fichu de te défiler dans une bagarre et d'emporter le morceau. T'as compris ?

– Gy8, répondit Flipot.

Ce qui est la bonne façon de dire oui en langage argotier. Puis il renifla nerveusement et passa plusieurs fois sa manche sous son nez.

Les compagnons examinaient avec soin les passants.

– Voyons, voici un beau seigneur occupé de sa jolie dame et qui vient à pied... C'est une chance ! T'as reluqué le rupin qui s'amène, Flipot ? Les v'là qui s'arrêtent devant le Grand Matthieu. C'est le moment ! V'la tes cisailles, mion, et vas-y pour la vendange. D'un geste solennel Jactance remit au gamin une paire de ciseaux soigneusement aiguisés et le poussa dans la foule. Déjà ses complices s'étaient glissés parmi les spectateurs du Grand Matthieu.

L'œil exercé de Jactance suivait attentivement les évolutions de son apprenti. Tout à coup, il se mit à crier :

– Attention, m'sieur ! m'sieur ! Hé ! on coupe votre bourse, monseigneur !...

Des passants regardèrent dans la direction qu'il désignait et se mirent à courir. La Pivoine braillait :

– Mon prince, prenez garde. Y a un mion qui vous déleste !

Le gentilhomme porta la main à sa bourse et trouva la main de Flipot.

– Au coupe-bourse ! hurla-t-il.

Sa compagne poussa un cri strident.

La bousculade fut immédiate et totale. Les gens criaient, frappaient, se saisissaient à la gorge et s'assommaient, tandis que les suppôts de Calembredaine augmentaient le désordre par leurs cris et leurs appels.

– Je l'ai !

– C'est lui !

– Attrapez-le ! Il se sauve !

– Là-bas !

– Par ici !

Les enfants écrasés pleuraient. Des femmes s'évanouissaient. Des boutiques furent renversées. Des parasols rouges s'envolèrent dans la Seine. Pour se défendre, les marchands de fruits commencèrent à lancer des pommes et des oranges. Les bêtes du tondeur de chiens s'en mêlèrent et dévalèrent dans les jambes, en boules de poils serrées, râlantes et bavantes.

Beau-Garçon allait d'une femme à l'autre, saisissait les bourgeoises à pleine taille, les embrassait et les caressait de la plus audacieuse façon sous les yeux effarés des maris qui essayaient en vain de le battre à coups de canne. Les coups tombaient sur d'autres, qui se vengeaient en arrachant les perruques des maris outragés. Au milieu de ce tourbillon, Jactance et ses complices coupaient les bourses, vidaient les goussets, enlevaient les manteaux, tandis que le Grand Matthieu, du haut de son char, dans le vacarme de son orchestre, déchaîné brandissait son sabre en beuglant :

– Allez-y, les gars ! Agitez-vous ! C'est bon pour la santé.

*****

Angélique s'était réfugiée sur les marches du terre-plein d'où elle dominait le spectacle. Cramponnée aux grilles, elle riait à en pleurer. La journée finissait trop bien. C'était exactement ce qu'il lui fallait pour contenter ce désir de rire et de pleurer qui la tourmentait depuis qu'elle s'était éveillée dans le bateau à foin, sous les caresses de l'inconnu. Elle distingua le père Hurlurot et la mère Hurlurette accrochés l'un à l'autre et voguant sur la houle de la bataille, comme un énorme bouchon de loques sales. Son rire redoubla. Elle en suffoquait. Oh ! vraiment elle en était malade !...