– Ils le paieront, crois-moi.
Angélique écoutait les répliques qui se croisaient autour d'elle. Elle essayait de se tenir immobile dans l'espoir que Desgrez relâcherait son étreinte. Alors, d'un bond, elle sauterait dans la nuit complice et s'enfuirait. Elle était certaine que Sorbonne ne la poursuivrait pas. Et ce n'étaient pas ces hommes lourds et empêtrés dans leurs uniformes qui pourraient la rattraper.
Mais l'ex-avocat ne semblait pas disposé à oublier sa capture. D'une main experte, il la palpait.
– Qu'est-ce que c'est que ça ? fit-il.
Et elle sentit ses doigts qui se glissaient sous son corsage. Il eut un petit sifflement.
– Un poignard, ma parole ! Et pas un canif, je vous prie de le croire. Eh bien, la fille, tu ne m'as pas l'air très douce.
Il fit glisser le poignard de Rodogone-l'Égyptien dans une de ses poches et reprit son inspection.
Elle tressaillit lorsque la main chaude et rude passa sur son sein et s'y attarda.
– Qu'est-ce qu'il toque, son palpitant ! gouailla Desgrez à mi-voix. En voilà encore une qui n'a pas la conscience tranquille. Tirons-la sous la lanterne du la boutique pour voir à quoi elle ressemble.
D'un soubresaut, elle réussit à se dégager. Mais dix poignes de fer la reprirent aussitôt et une grêle de coups s'abattit sur elle.
– Salope ! Tu veux nous faire marcher encore.
On la traîna jusqu'à la lanterne. Desgrez lui saisit les cheveux d'une poigne brutale et lui renversa le visage en arrière.
Angélique ferma les yeux. Avec cette boue mélangée de sang qui la maculait, Desgrez ne pourrait pas la reconnaître. Elle tremblait si fort que ses dents claquaient. Les secondes qui s'écoulèrent tandis qu'elle restait ainsi exposée à la lueur crue de la chandelle lui parurent des siècles.
Puis Desgrez la lâcha avec un grognement déçu.
– Non, ce n'est pas elle. Ce n'est pas la marquise des Anges.
Les archers jurèrent avec ensemble.
– Comment le savez-vous, monsieur ? osa demander l'un d'eux.
– Je l'ai déjà vue. On me l'a montrée un jour sur le Pont-Neuf. Cette fille lui ressemble, mais ça n'est pas elle.
– Embarquons-la toujours. Elle pourra nous donner quelques petits renseignements.
Desgrez paraissait réfléchir avec perplexité.
– D'ailleurs, il y avait quelque chose de pas net, reprit-il sur un ton pensif. Sorbonne ne se trompe jamais. Eh bien, il n'avait pas croche cette fille. Il la laissait tranquille à quelques pas de lui... Preuve qu'elle n'est pas dangereuse.
Il conclut avec un soupir :
– Chou blanc. Heureusement encore que vous avez pincé deux cambrioleurs. Où avaient-ils fait leur coup ?
– Rue du Petit-Lion, chez un vieil apothicaire, un nommé Glazer.
– Retournons-y. Peut-être qu'on y retrouvera une piste.
– Et la fille, qu'est-ce qu'on en fait ?
Desgrez hésitait.
– Je me demande s'il ne vaudrait pas mieux la laisser courir. Maintenant que je connais sa tête, je ne l'oublierai pas.
Sans insister, les archers lâchèrent la jeune femme et, avec de grands bruits d'éperons, disparurent dans l'ombre.
Angélique se glissa hors du cercle de clarté. Elle rasait les murs et retrouvait l'obscurité avec soulagement. Mais elle distingua une tache blanche près de la fontaine et entendit les lapements du chien Sorbonne qui buvait. L'ombre de Desgrez était près de lui. Angélique s'immobilisa de nouveau. Elle vit Desgrez soulever son manteau et lancer un objet dans sa direction.
– Tiens, fit la voix de l'ex-avocat, je te le rends, ton lingue. J'ai jamais volé une fille. Et puis, pour une demoiselle qui se promène à cette heure, un poignard ça peut être utile. Allons, bonsoir, la belle.
Comme Angélique demeurait silencieuse, il ajouta :
– Tu ne dis pas bonsoir ?
Elle rassembla tout son courage pour souffler :
– Bonsoir.
Elle écouta s'éloigner sur les pavés sonores les gros souliers à clous du policier Desgrez. Puis elle se remit à errer en aveugle à travers Paris.
Chapitre 5
L'aube la trouva en lisière du quartier Latin, du côté de la rue des Bernardins. Le ciel commençait à répandre une clarté rose sur les toits des noirs collèges. On voyait dans les lucarnes les reflets des bougies des étudiants tôt levés. Angélique en croisa d'autres qui, bâillant, l'œil trouble, venaient de quitter le bordel où la fille de joie pitoyable avait bercé pendant quelques heures ces jouvenceaux miteux. Ils la frôlaient en jetant une parole insolente. Ils avaient des rabats sales, de pauvres vêtements de serge usés qui sentaient l'encre, des bas noirs qui tombaient sur leurs maigres mollets. Les cloches des chapelles commençaient à se répondre.
Angélique titubait de fatigue. Elle allait pieds nus, car elle avait perdu ses deux souliers. Son visage était figé par l'hébétude.
Arrivée au quai de la Tournelle, elle sentit l'odeur du foin frais. Le premier foin du printemps. Les chalands étaient là, accrochés en file, avec leur chargement léger et odorant. Dans l'aube parisienne, ils jetaient une bouffée d'encens tiède, l'arôme de mille fleurs séchées, la promesse des beaux jours qui allaient venir. Elle se glissa jusqu'à la berge. À quelques pas, les mariniers se réchauffaient autour d'un feu et ne la virent point. Elle entra dans l'eau et se hissa à l'avant d'un chaland. Puis elle pénétra avec volupté dans le foin. Sous la bâche, l'odeur était plus grisante encore : humide, chaude et chargée d'orage comme un jour d'été. D'où pouvait venir ce foin précoce ? D'une campagne silencieuse et riche, féconde, habituée au soleil. Ce foin faisait penser à des paysages aérés, sèches par le vent, à des cieux pleins de lumière, et aussi au mystère des vallons clos qui gardent la chaleur et en nourrissent leur terre.
Angélique s'étendit, les bras en croix. Ses yeux étaient fermés. Elle plongeait, elle se noyait dans le foin. Elle voguait sur un nuage de parfums intenses et elle ne sentait plus son corps meurtri. Monteloup l'enveloppait, l'emportait sur son sein. L'air avait retrouvé sa saveur de fleurs, son goût de rosée. Le vent la caressait. Elle voguait lentement et s'en allait vers le soleil. Elle quittait la nuit et ses horreurs. Le soleil la caressait. Il y avait très longtemps qu'elle n'avait pas été caressée ainsi.
Elle avait été la proie du sauvage Calembredaine ; elle avait été la compagne du loup qui, parfois, au cours de sa brève étreinte, réussissait à lui arracher un cri de volupté animal, un râle de bête possédée. Mais son corps avait oublié la douceur d'une vraie caresse. Elle voguait vers Monteloup et retrouvait dans le foin l'odeur des framboises. Sur ses joues brûlantes, sur ses lèvres sèches, l'eau du ruisseau faisait pleuvoir de fraîches caresses. Elle ouvrait la bouche et soupirait :
– Encore !
Dans son sommeil, des larmes coulaient le long de son visage et se perdaient dans ses cheveux. Ce n'étaient pas des larmes de peine, mais de trop grande douceur. Elle s'étirait, se livrait toute à des plaisirs retrouvés. Elle se laissait aller, bercée par les voix murmurantes des champs et des bois qui lui chuchotaient à l'oreille :
– Ne pleure pas... Ne pleure pas, ma mie... Ce n'est rien... le mal est fini... Ne pleure pas, pauvrette.
*****
Angélique ouvrit les yeux. Dans la pénombre de la bâche, elle distingua une forme étendue près d'elle dans le foin. Deux yeux rieurs la contemplaient. Elle balbutia :
– Qui êtes-vous ?
L'inconnu mit un doigt sur ses lèvres.
– Je suis le vent. Le vent d'un petit coin de campagne du Berry. Quand ils ont fauché le foin, ils m'ont fauché avec... Regarde, c'est bien vrai que je suis fauché. Il se mit prestement à genoux et retourna ses poches.
– Pas un liard ! Pas un sol ! Complètement fauché. Avec le foin. On m'a mis dans un chaland et me voici à Paris. Drôle d'histoire pour un petit vent de campagne.
– Mais..., fit Angélique.
Et elle essaya de rassembler ses pensées. Le jeune homme était habillé d'un costume noir usé et même troué en certains endroits. Il portait autour du cou un rabat de linge en guenilles et la ceinture de son justaucorps accentuait sa maigreur.
Mais il avait un visage piquant, presque beau malgré son teint pâle d'affamé. Sa bouche longue et mince paraissait faite pour parler sans cesse et rire de tout et de rien. Ses traits n'étaient jamais en repos. Il grimaçait, riait, ébauchait toutes sortes de mimiques. À cette curieuse physionomie, une tignasse d'un blond de lin, dont la frange lui tombait dans les yeux, ajoutait on ne sait quoi de naïvement paysan que l'expression rusée du regard démentait.
Tandis qu'Angélique l'examinait, il continuait à parler d'abondance.
– Que peut faire un petit vent comme moi dans Paris ? Moi qui suis habitué à souffler dans les haies, je soufflerai dans les jupes des dames et je recevrai un soufflet... J'emporterai les chapeaux des ratichons et je serai excommunié. On me mettra en prison dans les tours de Notre-Dame et je ferai sonner les cloches à contre-sens... Quel scandale !
– Mais..., répéta Angélique en essayant de se soulever.
Il la rabattit d'un geste prompt.
– Ne bouge pas... Chut !
« C'est un étudiant un peu fou », se dit-elle.
Il s'étendit de nouveau et, levant la main, il lui caressa la joue en murmurant :
– Ne pleure plus.
– Je ne pleure pas, dit Angélique.
Mais elle s'aperçut que son visage était inondé de larmes.
– Moi aussi, j'aime dormir dans le foin, reprit l'autre. Quand je me suis glissé dans le chaland, je t'ai trouvée. Tu pleurais en dormant. Alors je t'ai caressée pour te consoler et tu m'as dit :
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