– La maison est grande et il n'y a qu'un vieux qui l'habite avec une servante qui loge tout en haut, expliqua Nicolas. On va être comme des princes pour faire notre travail.

Après avoir allumé sa lanterne sourde, il entraîna ses compagnons vers le salon. Pain-Noir, qui était venu mendier fréquemment dans les parages, lui avait indiqué la disposition exacte des lieux.

Angélique fermait la marche. Ce n'était pas la première fois qu'elle courait une aventure de ce genre. Au début, Nicolas ne voulait pas l'emmener.

– Tu recevras un mauvais coup, disait-il.

Mais elle n'agissait qu'à sa guise. Elle ne venait pas pour voler. Elle se plaisait seulement à humer l'odeur des maisons endormies : tapisseries, meubles bien cirés, relents de cuisine ou de pâtisseries. Elle touchait des bibelots, les remettait à leur place. Jamais une voix ne s'éleva en elle pour lui dire : « Que fais-tu là, Angélique de Peyrac ? » Sauf en cette nuit où Calembredaine dévalisa la maison du vieux savant Glazer dans le faubourg Saint-Germain... Cette nuit-là, Angélique trouva sur une console un flambeau pourvu d'une chandelle. Elle alluma la chandelle à la lanterne des voleurs, pendant que ceux-ci emplissaient leurs sacs. Puis, avisant une petite porte au fond de la pièce, elle la poussa avec curiosité.

– Bigre ! chuchota la voix de Prudent derrière elle, quèqu'c'est qu'ça ?

La flamme se reflétait dans de grosses boules de verre à longs becs, et l'on distinguait des tuyaux de cuivre entrelacés, des pots de faïence portant des inscriptions latines, des fioles de toutes couleurs.

– Quèqu'c'est qu'ça ? répéta Prudent, ahuri.

– Un laboratoire.

Très lentement, Angélique s'avança et s'arrêta près d'un étal de brique sur lequel était posé un réchaud.

Elle enregistrait chaque détail. Il y avait un petit paquet, scellé de cire rouge, sur lequel elle lut : « Pour M. de Sainte-Croix ». Puis, dans une boîte ouverte, une sorte de poudre blanche. Le nez d'Angélique frémit. L'odeur ne lui était pas inconnue.

– Et ça, demandait Prudent, c'est de la farine ? Ça sent bon. Ça sent l'ail...

Il prit une pincée de la poudre et la porta à sa bouche. D'un geste irréfléchi, Angélique lui rabattit la main. Elle revoyait Fritz Hauer s'écriant :

– Gift, gnädige Frau !

– Laisse, Prudent. C'est du poison, de l'arsenic.

Elle jeta un regard effaré autour d'elle.

– Du poison ! répéta Prudent bouleversé.

En reculant, il renversa une cornue qui tomba et se brisa avec un bruit cristallin.

Précipitamment, tous les intrus quittèrent la pièce. Maintenant, le salon était vide. On entendit alors une canne heurter le dallage supérieur, et une voix de vieillard cria dans l'escalier :

– Marie-Josèphe, vous avez encore oublié d'enfermer les chats. C'est insupportable. Il faut que je descende voir.

Puis, penché vers le vestibule, la même voix reprit :

– Est-ce vous, Sainte-Croix ? Vous venez chercher la formule !

Angélique et Prudent s'empressèrent de gagner la cuisine, puis le cellier sur lequel s'ouvrait la petite porte crochetée par les cambrioleurs. Quelques ruelles plus loin, ils s'arrêtèrent.

– Ouf ! soupira Prudent. J'ai eu une belle peur ! Si on s'était douté qu'on allait chez un sorcier !... Pourvu que ça ne nous porte pas malheur ! Où sont les autres ?

– Ils ont dû rentrer par une autre route.

– Ils auraient bien pu nous attendre. On n'y voit goutte maintenant.

– Oh ! ne te plains pas tout le temps, mon pauvre Prudent. Les gens de ton espèce doivent voir dans la nuit.

Mais il lui saisit le bras.

– Écoute ! dit-il.

– Qu'est-ce qu'il y a ?

– Tu n'entends pas ? Écoute..., répéta-t-il sur un ton d'indicible terreur.

Tout à coup, il ajouta dans une sorte de râle :

– Le chien !... Le chien !

Et, jetant à terre son sac, il s'enfuit en courant.

– Le pauvre garçon à l'esprit dérangé, se dit Angélique en se penchant machinalement pour ramasser le butin du cambrioleur.

Alors, à son tour, elle l'entendit. Le bruit venait du fond des ruelles silencieuses.

C'était comme un galop léger, très rapide, qui se rapprochait. Soudain elle vit la bête à l'autre bout de la rue, comme un blanc fantôme bondissant. Angélique, soulevée d'une peur inexprimable, s'enfuit à son tour. Elle courait comme une folle, sans prendre garde aux mauvais pavés qui lui tordaient les pieds. Elle était aveugle. Elle se sentait perdue et aurait voulu crier, mais aucun son ne sortait de sa gorge. Le choc de la bête lui sautant aux épaules la projeta la face dans la boue. Elle sentit ce poids sur elle et, contre sa nuque, la pression d'une mâchoire aux crocs pointus comme des clous.

– Sorbonne ! cria-t-elle.

Plus bas, elle répéta :

– Sorbonne !

Puis, très lentement, elle tourna la tête. C'était Sorbonne, sans aucun doute, car il l'avait lâchée aussitôt. Elle leva la main et caressa la grosse tête du danois. Il la flairait avec surprise.

– Sorbonne, mon brave Sorbonne, tu m'as fait une belle peur. Ce n'est pas bien, tu sais.

Le chien lui donna un grand coup de langue râpeuse en plein visage. Angélique se redressa péniblement. Elle s'était fait très mal en tombant. À ce moment, elle perçut un bruit de pas. Son sang se figea. Après Sorbonne... ce ne pouvait être que Desgrez.

D'un bond, Angélique se redressa.

– Ne me trahis pas, supplia-t-elle tout bas, s'adressant au chien. Ne me trahis pas.

Elle n'eut pas le temps de se dissimuler dans l'angle d'une porte. Son cœur battait à se rompre. Elle espéra follement que ce n'était pas Desgrez. Il avait dû quitter la ville. Il ne pouvait pas revenir. Il appartenait à un passé mort...

Les pas étaient tout proches. Ils s'arrêtèrent.

– Eh bien, Sorbonne ! fit la voix de Desgrez, que t'arrive-t-il ? Tu ne l'as pas crochée, la gueuse ?

Le cœur d'Angélique lui faisait mal à force de tambouriner ainsi dans sa poitrine. Cette voix familière, cette voix de l'avocat !

– Et maintenant, messieurs, l'heure est venue de faire entendre une voix grandiose, une voix qui, à travers les turpitudes humaines...

La nuit était profonde et noire comme un gouffre. On ne voyait rien, mais, en deux pas, Angélique aurait pu atteindre Desgrez. Elle sentait ses mouvements, elle le devinait perplexe.

– Sacrée marquise des Anges ! s'écria-t-il brusquement... Il ne sera pas dit qu'elle nous fera marcher longtemps. Allons, flaire Sorbonne, flaire. La gueuse a eu la bonne idée de laisser son mouchoir de cou dans le carrosse. Avec ça, elle ne peut pas nous échapper. Viens, retournons du côté de la porte de Nesle. La piste est par là, j'en suis sûr.

Il s'éloigna, sifflant pour entraîner son chien.

La sueur ruisselait le long des tempes d'Angélique. Ses jambes flageolaient. Elle se décida enfin à faire quelques pas hors de sa cachette. Si Desgrez rôdait du côté de la porte de Nesle, il était préférable de ne pas y retourner.

Elle allait essayer de gagner l'antre de Cul-de-Bois et de lui demander asile pour le reste de la nuit.

Sa bouche était sèche. Elle entendit murmurer l'eau d'une fontaine. La petite place où se trouvait cette fontaine était vaguement éclairée d'un quinquet accroché devant la boutique d'un mercier.

Angélique s'approcha et plongea son visage souillé de boue dans l'eau fraîche. Elle soupira d'aise.

Comme elle se redressait, un bras solide l'encercla tandis qu'une main brutale s'abattait sur sa bouche.

– Et voilà, ma jolie ! fit la voix de Desgrez. Crois-tu qu'on m'échappe si facilement ?

Angélique essaya de se dégager. Mais il la tenait de telle façon qu'elle ne pouvait bouger sans crier de douleur.

– Non, non, ma petite poule, on ne s'échappe pas ! fit encore Desgrez avec un rire sourd.

Paralysée, elle retrouvait l'odeur familière de ses vêtements usés : cuir du ceinturon, encre et parchemin, tabac. C'était l'avocat Desgrez, avec son visage nocturne. Elle défaillait, dominée par une seule pensée : « Pourvu qu'il ne me reconnaisse pas... J'en mourrais de honte... Pourvu que je réussisse à fuir avant qu'il me reconnaisse ! »

La tenant toujours d'une seule main, Desgrez porta un sifflet à sa bouche et lança trois appels stridents.

Quelques minutes plus tard, cinq ou six hommes débouchèrent des ruelles avoisinantes. On entendait cliqueter leurs éperons et le baudrier de leurs épées. C'étaient des hommes du guet.

– Je crois que je tiens l'oiseau, lança Desgrez.

– Eh bien, voilà une nuit qui rapporte. Nous avons pris deux cambrioleurs qui se sauvaient par là-bas. Si on ramène aussi la marquise des Anges, on pourra dire, monsieur, que vous nous avez bien conduits. Vous connaissez les coins...

– C'est le chien qui nous conduit. Avec le mouchoir de cou de cette gueuse, il devait nous y mener tout droit. Mais... il y a quelque chose que je n'ai pas compris. Pour un peu, elle m'échappait... Vous la connaissez, vous, cette marquise des Anges ?

– C'est la garce de Calembredaine. On ne sait rien d'autre. Le seul de chez nous qui ait pu la voir de près, il est mort. C'est l'archer Martin qu'elle a buté dans un cabaret. Mais il n'y a qu'à emmener la môme que vous tenez là, monsieur. Si c'est elle, Mme de Brinvilliers la reconnaîtra.

Il faisait encore jour lorsque son carrosse a été assailli par les malandrins, et elle a très bien vu la femme qui était leur complice.

– Quelle audace, quand même ! gronda l'un des hommes. Ils ne craignent plus rien, ces bandits. Assaillir le carrosse de la propre fille du lieutenant civil de police, et cela en plein jour, en plein Paris !