La cour souriait, sceptique. Le roi s'était fait un programme, heure par heure, où tout serait compris de ses occupations, bals et maîtresses, mais surtout travail, un travail intense, constant, scrupuleux. On hochait la tête. Cela ne durerait pas, disait-on. Cela devait durer cinquante ans.

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De l'autre côté de la Seine, à la tour de Nesle, c'était par les récits de Barcarole que l'écho de la vie royale arrivait jusqu'aux gueux. Barcarole, le nain, était toujours bien informé de ce qui se passait à la cour. Car, à ses moments perdus, il revêtait un costume de « fou » du XVIe siècle avec grelots et plumes, et ouvrait la porte chez l'une des plus grandes devineresses de Paris.

– Et les belles dames qui la viennent voir ont beau se masquer, se voiler, je les reconnais toutes...

Il prononçait des noms et donnait de tels détails qu'Angélique, qui les avait connues, ne pouvait douter que les plus brillantes fleurs de l'entourage du roi n'allassent fréquemment dans ce repaire louche de ladite devineresse.

Cette femme s'appelait Catherine Mauvoisin. On l'avait surnommée la Voisin. Barcarole la disait redoutable et surtout très habile. Accroupi dans sa pose familière de crapaud près de son ami Cul-de-Bois, Barcarole, à petites phrases, révélait à Angélique, tour à tour effarée et curieuse, les secrets des intrigues et l'arsenal atroce des pratiques et des mystifications dont il était témoin.

Pourquoi ces grandes dames ou ces princes quittaient-ils le Louvre en manteaux gris, sous le masque ? Pourquoi couraient-ils les ruelles fangeuses de Paris et frappaient-ils à la porte d'un bouge que leur ouvrait un nain menaçant ? Pourquoi confiaient-ils leurs secrets les plus intimés dans l'oreille d'une femme à moitié ivre ?... Parce qu'ils voulaient ce qu'on n'obtient pas seulement avec de l'argent. Ils voulaient l'amour. L'amour de la jeunesse, mais aussi, l'amour que veulent retenir les femmes mûres qui voient leurs amants s'échapper, et les ambitieuses qui ne sont jamais assouvies, qui cherchent à monter plus haut, toujours plus haut... À la Voisin, on demandait le philtre magique qui enchaîne le cœur, la drogue aphrodisiaque qui entraîne les sens.

Certains souhaitaient l'héritage d'un vieil oncle qui ne se décidait pas à disparaître, ou encore la mort d'un vieux mari, d'une rivale, d'un enfant à naître. Avorteuse, empoisonneuse, sorcière, la Voisin était tout cela. Que voulait-on encore ? Trouver des trésors, parler au diable, revoir un défunt, tuer à distance par magie... Il n'y avait qu'à aller chez la Voisin. Il s'agissait seulement d'y mettre le prix, et la Voisin faisait appel à ses complices : le savant qui fabrique les poisons ; le laquais ou la servante qui volent les lettres, le prêtre dévoyé qui dit des messes noires et aussi l'enfant qu'on immole, à l'instant du sacrifice, en lui plantant une longue aiguille dans le cou, et dont on boit le sang...

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Précipitée dans les bas-fonds de la cour des Miracles par un procès de fausse sorcellerie, Angélique découvrait, par les récits de Barcarole, la vraie sorcellerie. Barcarole lui dévoilait aussi la corruption effarante du sentiment religieux au XVIIe siècle. Un certain Jean-Pourri vendait beaucoup d'enfants à la Voisin pour les sacrifices. C'est par lui d'ailleurs que Barcarole était entré comme portier chez la devineresse. Jean-Pourri aimait le travail sérieux, bien fait, bien organisé. Angélique ne pouvait rencontrer l'ignoble personnage sans frissonner. Lorsque, par la porte délabrée de la salle, se glissait ce petit homme au pâle visage, aux yeux troubles de poisson mort, elle tremblait. Un serpent ne l'eût pas plus terrifiée.

Jean-Pourri était marchand d'enfants. Quelque part du côté du faubourg Saint-Denis, dans le fief même du Grand Coësre, il y avait une grande masure de boue dont les plus endurcis ne parlaient qu'en baissant la voix. Jour et nuit s'en élevaient les pleurs des innocents martyrisés. Enfants trouvés, enfants volés s'entassaient là. Aux plus grêles, on tordait les membres afin de les louer aux mendiantes qui s'en servaient pour apitoyer les passants. Au contraire, les plus jolis, petits garçons et petites filles, étaient élevés avec soin et vendus, tout jeunes encore, à des seigneurs vicieux qui les retenaient d'avance pour leurs affreux plaisirs. Les plus heureux étaient ceux qu'achetaient les femmes stériles, avides de trouver un sourire d'enfant à leur foyer, ou encore de contenter un mari inquiet. D'autres assuraient ainsi, par une descendance apparente, le retour d'un héritage. Saltimbanques et bateleurs acquéraient pour quelques sols des enfants sains qu'ils dressaient à faire des tours.

Un trafic énorme, incessant, avait pour objet cette pitoyable marchandise. Les petites victimes mouraient par centaines. Il y en avait toujours. Jean-Pourri était infatigable. Il visitait les nourrices, envoyait ses gens dans les campagnes, ramassait les abandonnés, soudoyait les servantes des crèches publiques et des orphelinats, faisait enlever les petits Savoyards ou Auvergnats qui, venus à Paris avec leurs marmottes et leur matériel de ramonage ou de cireur de chaussures, disparaissaient à jamais.

Paris les avait engloutis, comme il engloutissait les faibles, les pauvres, les isolés, les malades incurables, les infirmes, les vieillards, les soldats sans pension, les paysans chassés de leur terre par les guerres, les commerçants ruinés.

À ceux-là, la « matterie » ouvrait son sein nauséabond et toutes les ressources de ses industries codifiées par les siècles.

Les uns apprenaient à devenir épileptiques et les autres à voler. Des vieux et des vieilles se louaient pour former le cortège des enterrements. Les filles se prostituaient et les mères vendaient leurs filles. Parfois un grand seigneur payait un groupe de spadassins pour occire un ennemi à quelque coin de rue. Ou bien on allait chercher à la cour des Miracles les éléments d'une émeute destinée à faire triompher une intrigue de cour. Payés pour crier et injurier, les gens de la « matterie » s'en donnaient à cœur joie. Devant un cercle de loqueteux menaçants, bien des ministres s'étaient vus sur le point d'être jetés à la Seine et avaient cédé aux pressions de leurs rivaux.

Et les veilles de fêtes carillonnées, il arrivait qu'on vît se glisser jusqu'aux plus dangereux repaires des silhouettes d'ecclésiastiques. Demain la châsse de sainte Opportune ou de saint Marcel passerait par les rues. Les chanoines du chapitre souhaitaient qu'un miracle bien venu ranimât à point la foi de la foule. Où pouvait-on trouver des miraculés, sinon à la cour des Miracles ? Bien payés, le faux aveugle, le faux sourd, le faux paralytique se postaient sur le passage de la procession et tout à coup proclamaient leur guérison en versant des larmes de joie.

Qui pouvait dire que les gens du royaume de Thunes vivaient dans l'oisiveté ? Beau-Garçon n'avait-il pas bien du mal avec son bataillon de prostituées qui lui apportaient, certes, leur salaire, mais dont il devait apaiser les querelles et voler les atours nécessaires à leur commerce ?

La Pivoine, Gobert et tous les « drilles » et « narquois » du lieu trouvaient parfois la nuit froide et le gibier rare.

Pour un manteau qu'on arrache, que de longues heures de guet, que de cris et de tintouin !... Et cracher des bulles de savon quand on est « sabouleux » en se roulant par terre au milieu d'un cercle de badauds stupides, est-ce si drôle ?

Surtout lorsqu'au bout de la route ne vous attend que la mort, solitaire, dans les roseaux d'une berge, ou pire encore la torture dans les prisons du Châtelet, la torture qui fait éclater les nerfs et saillir les yeux, et la potence en place de Grève, la potence pour finir, l'abbaye de Monte-à-Regret comme on l'appelle au royaume de Thunes.

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Cependant, au royaume de Thunes, Angélique, protégée par Calembredaine et par l'amitié de Cul-de-Bois, jouissait d'une vie libre et préservée. Elle était intouchable. Elle avait payé sa dîme en devenant la compagne d'un truand. Les lois de la pègre sont dures. On savait que la jalousie de Calembredaine ne pardonnerait rien et Angélique pouvait se trouver en pleine nuit aux côtés d'hommes grossiers et dangereux comme La Pivoine ou Gobert, sans être exposée au moindre geste équivoque. Quels que fussent les désirs qu'elle inspirait, tant que le chef n'aurait pas levé l'interdit, elle n'appartiendrait qu'à lui.

C'est ainsi que sa vie, misérable en apparence, se partageait à peu près entièrement entre de longues heures de sommeil et de prostration et des promenades sans but à travers Paris. Il y avait toujours quelque nourriture pour elle et, à la tour de Nesle, elle retrouvait le feu dans l'âtre.

Elle eût pu se vêtir décemment, car parfois les voleurs rapportaient de belles toilettes fleurant l'iris et la lavande. Mais elle n'en avait pas le goût. Elle avait gardé le même costume de serge brune dont la jupe maintenant s'effrangeait. Le même bonnet de lingerie retenait ses cheveux. Mais la Polak lui avait donné une ceinture spéciale pour le couteau qu'elle dissimulait sous son corsage.

– Si tu veux, je t'apprendrai à t'en servir, avait-elle proposé. Depuis la scène du pot d'étain et de l'archer éventré, entre elles s'était établi une estime qui n'était pas loin de devenir une amitié.

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Angélique sortait peu le jour et ne s'éloignait guère. D'instinct, elle adoptait le rythme de vie de ses compagnons, auxquels bourgeois, commerçants et archers, par un accord tacite, abandonnaient la nuit.

Ce fut donc une nuit que le passé se représenta à elle et la réveilla si cruellement qu'elle faillit en mourir.

La bande de Calembredaine dévalisait une maison du faubourg Saint-Germain. La nuit était sans lune, la rue mal éclairée. Lorsque Tord-Serrure, un gamin aux doigts agiles, eut réussi à faire tourner le pêne d'une petite porte de service, les voleurs entrèrent sans trop de précautions.