Le soir, après avoir atteint le fond d'une cruche de vin, la Polak mise en verve parlait de pillage et d'incendie.

– Ah ! beau temps de la guerre ! Je disais aux soldats :

– Baisez-moi, gens d'armes. Je tuerai vos poux !...

Elle se mettait à chanter des refrains de corps de garde, embrassait les anciens militaires. On finissait par l'envoyer dehors à grands coups de pied. Alors, sous la pluie et le vent d'hiver, la marquise des Polaks courait sur les berges de la Seine et tendait les bras vers le Louvre, invisible dans la nuit.

– Eh ! Majesté ! Eh ! Franc-Ripault2 ! criait-elle, quand nous donneras-tu la guerre ?... La bonne guerre ! Qu'est-ce que tu fiches, là-bas, dans ta cambuse, bon à rien ? Qu'est-ce qui m'a f... un roi sans batailles ? Un roi sans victoires ?...

À jeun, la Polak oubliait ses propos belliqueux et ne songeait plus qu'à reconquérir Calembredaine. Elle s'y employait avec toutes les ressources d'un caractère sans scrupules et d'un tempérament volcanique. À son avis, disait-elle, Calembredaine ne serait pas long à en avoir assez de cette fille qui ne riait guère et dont les yeux parfois ne semblaient pas vous voir. D'accord, ils étaient « pays ». Ça crée des liens ; mais elle le connaissait, Calembredaine. Ça ne lui suffirait pas. Et dame, elle, la Polak, elle demandait au fond pas mieux que de partager. Après tout, deux femmes pour un homme, c'est pas beaucoup. Le Grand Coësre en avait six !...

Le drame, inévitable, éclata. Il fut court, mais violent. Certain soir, Angélique était allé voir Cul-de-Bois, dans un trou où il logeait du côté du pont Saint-Michel. Elle lui avait apporté une andouillette. Cul-de-Bois était le seul personnage de la bande auquel elle accordât sa considération. Elle avait pour lui des attentions qu'il recevait d'ailleurs avec une même face de bouledogue hargneux qui trouve cela tout à fait normal.

Ce soir-là, après avoir flairé l'andouillette, il regarda Angélique et lui dit :

– Où t'en retournes-tu ?

– À Nesle.

– N'y va pas. En passant, arrête-toi chez le tavernier Ramez, près du Pont-Neuf. Calembredaine y est avec les compagnons et la Polak.

Il attendit un instant, comme pour lui laisser le temps de comprendre, puis insista :

– T'as compris ce que tu dois faire ?

– Non.

Elle était agenouillée devant lui comme elle en avait l'habitude, afin d'être à la hauteur de l'homme-tronc. Le sol et les murs de la tanière étaient de terre battue. Le seul meuble était un coffre de cuir bouilli dans lequel Cul-de-Bois rangeait ses quatre vestes et ses trois chapeaux. Il était toujours très soigné de sa demi-personne. Le trou était éclairé par une veilleuse d'église volée, plantée au mur : un délicat travail d'orfèvrerie, en vermeil.

– Tu entreras dans la piaule, expliqua Cul-de-Bois d'un air docte, et quand tu auras vu ce que Calembredaine fait avec la Polak, tu prendras ce qui te tombera sous la main : un pot, une bouteille, et tu lui taperas sur le crâne.

– À qui ?

– À Calembredaine pardi ! Dans ces cas-là on s'occupe pas de la fille.

– J'ai un couteau, dit Angélique.

– Laisse-le tranquille, tu sais pas t'en servir. Et puis, pour donner une leçon au gueux qui trompe sa marquise, y a que le coup sur la tête, crois-moi !

– Mais cela m'est bien égal que ce croquant me trompe, dit Angélique avec un sourire hautain.

Les yeux de Cul-de-Bois s'allumèrent dans la broussaille de ses sourcils. Il parla avec lenteur.

– T'as pas le droit... Je dirai plus : t'as pas le choix. Calembredaine est puissant parmi les nôtres. Il t'a gagnée. Il t'a prise. T'as plus le droit de le dédaigner. T'as plus le droit de le laisser te dédaigner. C'est ton homme.

Angélique eut un frisson où il y eut de la colère et une sourde volupté. Sa gorge se serra.

– Je ne veux pas, murmura-t-elle d'une voix étouffée.

Le cul-de-jatte poussa un grand éclat de rire amer.

– Moi non plus, je ne voulais pas, quand un boulet m'a rasé les deux quilles à Nordlingen. Il n'a pas demandé mon avis. On peut pas revenir sur ces choses-là. Faut s'en accommoder, c'est tout... Il faut apprendre à marcher dans un plat de bois...

La flamme de la veilleuse accusait tous les bourgeonnements de la grosse face de Cul-de-Bois. Angélique pensa qu'il ressemblait à une énorme truffe, un champignon poussé dans l'ombre et l'humidité de la terre.

– Apprends donc toi aussi à marcher parmi les gueux, reprit-il d'une voix basse et pressante. Fais ce que je te dis. Sinon tu mourras.

Elle rejeta sa chevelure en arrière d'un mouvement orgueilleux.

– Je n'ai pas peur de la mort.

– J'te parle pas de cette mort-là, grommela-t-il. Mais de l'autre mort, la pire, celle de toi-même...

Tout à coup, il se mit en colère.

– Tu me fais dire des c... ! J'essaie de te faire comprendre, par le diable ! T'as pas le droit de laisser une Polak t'écraser ! T'as pas le droit... Pas toi. T'as compris ?

Il lui vrillait dans les yeux un regard de feu.

– Allons, lève-toi et marche ! Donne-moi la bouteille et le gobelet, là-bas, dans le coin.

Et après avoir versé une rasade d'eau-de-vie :

– Avale ça d'un coup, et puis vas-y... N'aie pas peur de taper dur. Je le connais, Calembredaine. Il a le crâne solide !...

En pénétrant dans le bouge de l'Auvergnat Ramez, Angélique s'arrêta sur le seuil. Le brouillard était presque aussi épais à l'intérieur qu'au-dehors. La cheminée tirait mal et emplissait la salle de fumée. Quelques ouvriers accoudés aux tables boiteuses buvaient en silence.

Au fond de la pièce, devant l'âtre, Angélique aperçut les quatre soldats qui composaient la garde habituelle de Calembredaine ; La Pivoine, Gobert, Riquet. La Chaussée, puis Barcarole hissé sur une table, Jactance, Prudent, Gros-Sac, Mort-aux-Rats, enfin Nicolas lui-même tenant sur ses genoux la Polak débraillée et à demi culbutée, qui hurlait des chansons à boire.

C'était le Nicolas qu'elle haïssait, le visage hideux et grimé de Calembredaine. Ce seul spectacle, joint à l'alcool que lui avait fait boire Cul-de-Bois, réveilla son instinct combatif. D'une main prompte, elle saisit un lourd pot d'étain sur une table et s'avança jusqu'au groupe. Les assistants étaient trop ivres pour l'apercevoir et la reconnaître. Dès qu'elle se trouva derrière Nicolas, elle rassembla ses forces et frappa en aveugle. Il y eut un grand « Hou ! » poussé par Barcarole. Puis Nicolas Calembredaine vacilla et bascula tête la première dans les tisons de l'âtre, entraînant la Polak qui se mit à pousser des hurlements.

Il s'ensuivit un grand désordre. Les autres buveurs s'étaient rués dehors. On les entendait appeler « Au meurtre », tandis que les « narquois » tiraient leur épée et que Jactance, cramponné à la masse de Nicolas, essayait de le tirer en arrière. Les cheveux de la Polak commençaient à flamber. Barcarole courut jusqu'à l'extrémité de la table où il s'était perché, saisit une cruche d'eau et la vida sur la tête de la femme.

*****

Tout à coup une voix cria :

– Caltez, les frères ! V'la les malveillants, v'la les gaffres... Des pas s'entendaient au-dehors. Un sergent exempt du Châtelet, tenant un pistolet, parut sur le seuil en criant :

– Halte-là, malandrins !

Mais la fumée épaisse et l'ombre à peu près totale de la pièce lui firent perdre un temps précieux.

Saisissant le corps inerte de leur chef, les bandits l'avaient traîné dans l'arrière-boutique et s'enfuyaient par une autre issue.

– Grouille-toi, marquise des Anges ! hurla Gros-Sac.

Bondissant par-dessus un banc renversé, elle chercha à les rejoindre. Une poigne solide l'accrochait au passage. Une voix cria :

– Je tiens la gueuse, sergent.

Soudain, Angélique vit la Polak se dresser devant elle. La ribaude levait son poignard.

– Je vais mourir, pensa Angélique dans un tourbillon.

La lame brilla, traversant l'ombre. L'archer qui tenait Angélique se plia en deux et s'effondra avec un râle. La Polak jeta une table dans les jambes des policiers qui accouraient. Elle poussa Angélique vers la fenêtre et toutes deux sautèrent dans la ruelle. Un coup de feu claqua sur leurs talons.

Quelques instants plus tard, les deux femmes rejoignirent le groupe des suppôts de Calembredaine dans les environs du Pont-Neuf. Ils avaient fait halte pour reprendre haleine.

– Ouf ! soupira La Pivoine en essuyant de sa manche son front en sueur. J'crois pas qu'ils nous poursuivront jusqu'ici. Mais, ce sacré Calembredaine, il est en plomb, ma parole !

– Ils n'ont poissé personne ? Tu es là, Barcarole ?

– Toujours là.

La Polak expliqua :

– Ils avaient crocheté la marquise des Anges. Mais j'ai buté le rouauh3 en plein ventre. Ça ne pardonne pas.

Elle montra son poignard taché de sang.

Le cortège reprit sa route vers la tour de Nesle, grossi de tous les camarades qui rôdaient à cette heure dans leur coin favori.

La nouvelle se passait de bouche en bouche.

– Calembredaine ! L'illustre polisson ! Blessé !...

Gros-Sac expliqua :

– C'est la marquise des Anges qui lui a porté un coup de ringlard parce qu'il mignonnait la Polak...

– C'est régulier ! disait-on.

Un homme proposa :

– Je vais aller chercher le Grand Matthieu.

Et il partit en courant.

*****

À l'hôtel de Nesle, on mit Calembredaine sur la table de la grande salle. Angélique s'approcha de lui, lui arracha son masque et examina la blessure. Elle était déconcertée de le voir ainsi immobile et couvert de sang ; elle n'avait pas l'impression d'avoir frappé si fort ; sa perruque aurait dû le protéger. Mais le pied du pichet avait glissé et entamé la tempe. De plus, en tombant, Calembredaine s'était brûlé au front. Elle ordonna :