Alors, pour la première fois depuis qu'ils s'étaient retrouvés si étrangement, elle lui sourit.

– Peut-être.

Nicolas étendit solennellement le bras et cracha par terre.

– Alors, je jure ceci : Même si je dois me faire poisser par les grimauts et les malveillants en me débarbouillant en plein Pont-Neuf, tu ne me verras plus jamais en Calembredaine.

Il fourra sa perruque et son bandeau dans sa poche.

– J'vas aller me déguiser en bas.

– Nicolas, appela-t-elle encore, j'ai un pied blessé. Regarde. Est-ce que le Grand Matthieu, l'empirique du Pont-Neuf, aurait quelque chose pour me guérir ?

– J'passerai le voir.

Brusquement, il prit le petit pied blanc à deux mains et le baisa.

*****

Lorsqu'il fut sorti, elle se pelotonna et chercha à retrouver le sommeil. Le froid était de nouveau assez vif mais, bien couverte, elle n'en souffrait pas. Un pâle soleil d'hiver posait des rectangles de lumière sur les murs.

Le corps d'Angélique était las et même douloureux, mais elle n'était pas sans éprouver une sorte de bien-être.

« C'est bon, se disait-elle. C'est comme l'apaisement de la faim et de la soif. On ne pense plus à rien. C'est bon de ne plus penser à rien. »

Près d'elle, le diamant de la bague étincelait. Elle sourit. Quand même, ce Nicolas, elle le ferait toujours marcher par le bout du nez !

Plus tard, quand Angélique songea à ce temps qu'elle avait passé dans les bas-fonds, elle murmura souvent en secouant la tête rêveusement : « J'étais folle ! »

En vérité, ce fut un peu cette folie qui lui permit de vivre dans ce monde terrifiant et pitoyable. Ou plutôt ce fut un engourdissement de sa sensibilité, une sorte de sommeil animal.

Ses gestes et ses actions obéissaient à des besoins très simples. Elle voulait manger, avoir chaud. Un frileux besoin de protection la ramenait vers la poitrine dure de Nicolas, et la rendait docile à ses étreintes brutales et impérieuses. Elle qui avait aimé le linge le plus fin, les draps brodés, elle dormait sur un lit de manteaux volés qui mélangeaient dans leurs laines toutes les odeurs des hommes de Paris. Elle était la proie d'un rustre, d'un valet devenu bandit, d'un jaloux, fou d'orgueil d'être son maître. Et, non seulement elle ne le craignait point, mais elle ne trouvait pas sans saveur le sentiment excessif qu'il lui portait.

Les objets dont elle se servait, la nourriture qu'elle mangeait, n'étaient le fruit que de vols, sinon de crimes.

Ses amis étaient des assassins et des miséreux. Son logis était un coin des remparts, des berges ou d'un bouge ; son seul monde, enfin, était ce domaine redouté et quasi inaccessible de la cour des Miracles, où les officiers du Châtelet et les sergents de la prévôté n'osaient s'aventurer qu'en plein jour. Trop peu nombreux devant l'armée affreuse des parias qui représentait alors un cinquième de la population parisienne, ils lui abandonnaient la nuit. Et pourtant, plus tard, après avoir murmuré : « J'étais folle », Angélique, parfois, deviendrait rêveuse en songeant à cette période où elle avait régné aux côtés de l'illustre Calembredaine sur les vieux remparts et les ponts de Paris.

*****

Ç'avait été une idée de Nicolas que de faire « occuper » par des voyous et des gueux à sa dévotion les restes de la vieille enceinte construite jadis par Philippe Auguste autour du Paris moyenâgeux. Depuis quatre siècles la ville avait fait éclater sa ceinture de pierre. Les remparts de la rive droite avaient presque entièrement disparu ; ceux de la rive gauche subsistaient, ruinés, envahis de lierre, mais pleins de trous à rats et de caches providentielles.

Pour leur possession Nicolas Calembredaine avait mené un assaut lent, sournois et tenace, dont Cul-de-Bois, son conseiller, avait organisé la stratégie avec une habileté digne d'une meilleure cause.

Tout d'abord on envoyait s'installer ici et là des nichées d'enfants pouilleux, avec leurs mères en loques, de celles que l'archer des pauvres ne peut expulser sans ameuter tout un quartier.

Puis les gueux entraient en ligne.

Vieux et vieilles, infirmes, aveugles, qui se contentent de peu, d'un trou de pierre où l'eau goutte, d'un bout d'escalier, d'une ancienne niche à statue, d'un coin de cave. Enfin les soldats avec leurs épées ou leurs espingoles bourrées de vieux clous avaient pris de force les meilleurs endroits, les donjons et les poternes encore solides avec de belles salles spacieuses et des souterrains. Ils en délogeaient en quelques heures les familles d'artisans et de compagnons ouvriers qui avaient espéré trouver là un toit à bon compte. Les pauvres gens ne se sentant pas en règle avec la ville, n'osaient porter plainte et s'enfuyaient, heureux encore lorsqu'ils pouvaient emporter quelques meubles et ne se retrouvaient pas une rapière dans le ventre.

Cependant ces expéditions sommaires n'étaient pas toujours aussi simples. Il existait une catégorie de « récalcitrants » parmi les propriétaires. C'étaient les membres d'autres bandes de la gueuserie qui refusaient de céder la place. Il y avait de terribles batailles, dont l'aube révélait la violence avec les cadavres haillonneux que la Seine rejetait sur ses plages. Le plus dur, ce fut la possession de cette vieille tour de Nesle, dressée avec son tourillon et ses lourds mâchicoulis à l'angle de la Seine et des anciens fossés. Mais quand on s'y installa, quelle merveille ! Un vrai château !...

Calembredaine en fit son repaire. Et c'est alors que les autres capitaines de la gueuserie s'aperçurent que ce nouveau venu parmi les « frères » encerclait tout le quartier de l'Université, tenait les alentours des anciennes portes Saint-Germain, Saint-Michel, Saint-Victor, jusqu'à se retrouver au bord de la Seine dans les soubassements de la Tournelle. Les étudiants qui avaient le goût d'aller se battre au Pré-aux-Clercs, les petits-bourgeois du dimanche, heureux de pêcher le goujon dans les anciens fossés, les belles dames désireuses de rendre visite à leurs amies du faubourg Saint-Germain ou daller voir leurs confesseurs au Val-de-Grâce, n'avaient qu'à préparer leurs bourses. Une nuée de mendiants se dressaient devant eux, arrêtaient les chevaux, bloquaient les carrosses dans les passages étroits des portes ou des ponceaux jetés sur les fossés. Les paysans ou les voyageurs venus de l'extérieur devaient payer un second octroi aux « drilles » menaçants qu'ils rencontraient postés devant eux alors qu'ils se trouvaient déjà depuis longtemps en plein Paris. En la rendant presque aussi difficile à franchir qu'au temps des ponts-levis. les gens de Calembredaine ressuscitaient la vieille enceinte de Philippe Auguste.

*****

C'était un coup de maître dans le royaume de Thunes. Le sage et cupide avorton qui le dirigeait, le Grand Coësre, Rolin-le-Trapu, n'intervint pas. Calembredaine payait en prince. Son goût de la bataille précise, ses décisions hardies, mises au service d'un génie d'organisation : Cul-de-Bois, le rendaient chaque jour plus puissant. De la tour de Nesle il prit le Pont-Neuf, place privilégiée de Paris avec son flot de badauds toujours béats et qui se laissent couper la bourse si facilement que des artistes comme Jactance se dégoûtent de les voler.

La bataille du Pont-Neuf fut terrible. Elle dura plusieurs mois. Calembredaine gagna, parce que les siens occupaient déjà les abords.

Dans de vieilles plates désaffectées, retenues aux arches ou aux pilotis des ponts, il postait ses gueux, qui, paraissant dormir, étaient autant de sentinelles vigilantes.

Les jours suivants, se hasardant à travers ce Paris souterrain en compagnie de Pied-Léger, de Barcarole ou de Cul-de-Bois, Angélique découvrit peu à peu le réseau de pouillerie et de rançonnement soigneusement mis en place par son ancien compagnon de jeux.

– Tu es plus malin que je ne croyais, dit-elle un soir à Nicolas, il y a quelques bonnes idées dans ta caboche.

Et, de la main, elle lui effleura le front.

De tels gestes, dont elle n'était pas coutumière, bouleversaient le bandit. Il l'attira sur ses genoux.

– Ça t'épate ?... T'aurais pas cru ça d'un croquant comme moi ? Mais, croquant j'l'ai jamais été, j'ai jamais voulu l'être...

Il cracha avec mépris sur le dallage.

Ils étaient assis devant le feu de la grande salle, sous la tour de Nesle. Là s'assemblaient les suppôts de Calembredaine et une foule de guenilleux venus faire leur cour au potentat de leur « matterie ». Comme chaque soir, ce public puant et bruyant grouillait dans les cris des marmots, les éructations, les injures qui sonnaient sous les voûtes, le heurt des gobelets d'étain, et l'odeur insoutenable de vieilles loques et de vin.

L'assemblée offrait un choix de tout ce qu'on pouvait trouver de mieux parmi les troupes de l'illustre polisson. Celui-ci voulait qu'en son fief il y eût toujours des tonneaux en perce et des viandes à la broche. De telles libéralités mataient les plus fortes têtes. En effet, lorsqu'il pleuvait et ventait, que la rue était déserte, que le noble dédaignait le théâtre et le bourgeois la taverne, qu'y avait-il de mieux à faire, pour un « narquois » bredouille, que d'aller chez Calembredaine « s'en mettre plein la lampe » ?... Cul-de-Bois se plantait sur la table avec l'arrogance de l'homme de confiance et l'air sombre d'un philosophe méconnu. Barcarole, son compère, cabriolait des uns aux autres et exaspérait les joueurs de cartes. Mort-aux-Rats vendait son gibier aux petites vieilles affamées, Thibault-le-Vielleur tournait la manivelle de sa musique en jetant des regards moqueurs par la fenêtre de son chapeau de paille, tandis que Linot, son petit suiveur, un gamin aux yeux d'ange, tapait sur une cymbale. La mère Hurlurette et le père Hurlurot se mettaient à danser et les reflets du feu jetaient jusqu'au plafond leurs ombres grotesques et pesantes. Ce couple de gueux, disait Barcarole, n'avait qu'un œil et trois dents pour eux deux. Le père Hurlurot était aveugle et raclait une sorte de boîte tendue de deux cordes qu'il appelait violon. Elle, borgne, épaisse, son énorme chevelure d'étoupe grise s'échappant d'un turban de linge sale, claquait des castagnettes et gigotait de ses grosses jambes enflées, emmaillotées de plusieurs épaisseurs de bas. Barcarole disait encore qu'elle avait dû être Espagnole... dans le temps. Il n'en subsistait que les castagnettes.