« De ce réveil datait ma perte. Par la brèche avaient fui toutes mes défenses.
« Ma présence en ces lieux, parmi ces démons prêts à m'immoler, m'apparaissait non seulement intolérable, mais d'une insupportable injustice.
« Un cri montait à mes lèvres que je me retenais, dans un dernier sursaut de dignité, de clamer : Pas deux fois ! Pas deux fois !
« Je croyais par mon premier supplice avoir gagné des droits à la sérénité et à la prédominance, mais Dieu m'avait trompé, là encore. Il ne me suffisait pas d'avoir été torturé une fois, d'avoir perdu mes doigts...
« Vers l'aube, j'entendis nos Indiens chrétiens, Hurons et Iroquois, qu'on avait placés dans une autre cabane, commencer de chanter leurs chants de mort. Je surpris qu'on vînt les chercher, car leur chant s'éloigna, mais par instants on l'entendait voguer par la forêt au-dessus du village. Puis, je perçus les relents d'odeur de chair grillée si reconnaissable, qu'un vent léger rabattait vers nous : l'odeur des supplices.
« Le soleil se leva. Par un interstice des écorces de la cabane, toujours guettant, je vis le jour envahir un ciel pur et doux comme la surface d'un lac le reflétant.
« On nous emmena à notre tour. Jusqu'à la clairière où déjà fort rôtis, nos Indiens continuaient d'insulter leurs tourmenteurs. D'autres se taisaient au-delà de la parole, la langue tranchée ou grillée, mais lucides encore à leurs regards. Trois poteaux nous attendaient.
« Se relayant auprès des victimes, les guerriers étaient nombreux, rassemblés dans une sorte de silence solennel et préoccupé, que coupait seule, par périodes, une litanie d'insultes et de répons, où, selon le rite, bourreaux et victimes se jetaient à la tête les raisons qu'ils avaient de se haïr, de s'être combattus et d'avoir fait périr leurs amis et parents mutuels.
« Devant moi, surgit Outtaké qui m'affronta de son œil brillant. Les nausées de la peur tourmentaient mes entrailles. C'est alors qu'il s'approcha de moi, muni d'un silex au tranchant aigu et d'un petit maillet et, me faisant ouvrir la bouche, il me cassa deux dents très proprement, très rapidement.
« – Tu es si fier de ta denture, Robe Noire ! me dit-il. Tu envies, comme tous les Blancs nous les envient, nos dents saines. Je les entends qui disent : comme ils ont de belles dents, ces Sauvages ! Et je sais que tu as cherché notre secret pour conserver les tiennes aussi belles et aussi brillantes que tu les portais en arrivant dans nos contrées. Et je t'ai vu mâcher de la gomme mêlée d'argile fine et de jus de sumac blanc, comme nous autres, pour en garder la blancheur et la santé. Tu n'aimes pas souffrir, Robe Noire, ni être diminué devant tes ennemis, et surtout tes amis !...
« Je me mis à trembler.
« Un guerrier s'approcha du jeune Emmanuel et, lui prenant la main, commença à lui scier une phalange avec le tranchant d'un coquillage.
« Tout se mélangeait. J'étais obnubilé par ce doigt blanc du jeune homme adolescent que le coquillage sciait en le déchiquetant et par les gouttes de sang qui tombaient sur le sol, lourdement. Je pensais :
« Ils m'ont déjà pris deux doigts. Cette fois, s'ils en coupent d'autres, c'en sera fait. Je ne pourrai plus dire la messe. Le Pape m'en refusera l'autorisation à cause de mes mutilations, et cette fois, il ne passera pas outre car il saura que je n'en suis plus digne.
« C'était dément et sans logique mais le centre de mon esprit devint un tourbillon de révolte, de détresse et de refus.
« Un cri ! Un cri d'épouvante s'enfla en moi comme un ouragan. J'entendais ce cri et ne savais pas que c'était moi qui le bramais.
« Je me jetai à genoux devant Outtaké. Je rampai à ses pieds en le suppliant de m'épargner. De m'épargner surtout le supplice. Pas deux fois ! Pas deux fois !... lui criai-je. Tue-moi, mais épargne-moi la torture, je ferai ce que tu voudras.
« Ce qu'il y avait de plus affreux au cours de cette scène abjecte, c'était de percevoir les regards effarés, scandalisés, incrédules de ceux qui m'entouraient, aussi bien des bourreaux que de mes malheureux compagnons promis au martyre, de ceux qui déjà parmi les néophytes avaient versé leur sang et souffert leur passion pour la foi chrétienne, et qui, à demi morts, assistaient à mon ignoble défaillance.
« Puis, tous ces regards s'effacèrent, se rétrécirent, ne furent plus qu'un seul regard, celui bleu et candide de cet enfant, du petit « donné » canadien, Emmanuel, qui se laissait attacher, nu, au poteau de tortures, sans une plainte ni un signe d'effroi, et qui me regardait, me regardait... horrifié !... Non par les souffrances et la mort proches, mais par moi... horrifié !...
– Ne pleurez pas, dit-elle. C'est mauvais pour vos yeux. Vous risquez de devenir aveugle.
Elle se leva et vint baigner ses paupières. Les larmes coulaient en petits sillons sur sa face mâchurée, tandis qu'il haletait avec des sanglots secs et déchirants.
– Calmez-vous ! Calmez-vous, lui disait-elle d'un ton bas et rassurant.
D'une main légère, elle caressa son front, constellé d'ecchymoses et de cicatrices perfides.
– Calmez-vous, mon Père ! Nous reparlerons de tout ceci un autre jour.
Mais il lui fallait poursuivre l'hallucinant récit.
– Il y a une certaine volupté à être lâche lorsque toute sa vie on a lutté pour dominer les démons de la peur, reprit-il. Je ne le cèlerai point... Que vous dire ?... Comment décrire le lâche soulagement que j'éprouvais à me retrouver en vie et à voir s'éloigner le spectre sinistre des souffrances inhumaines. Peu m'importait le mépris dont ils m'accablaient tous, les vivants et les morts, les bourreaux et les victimes, les amis ou les ennemis...
« J'avais entendu les chefs discuter de me livrer aux femmes et aux enfants, ce qui était réservé aux guerriers pleutres faisant montre de pusillanimité devant la mort et le poteau du supplice, et croyez que ces petites créatures innocentes aux ongles aigus ne s'y entendaient pas moins que leurs époux, pères et frères pour vous faire mourir un couard dans des douleurs innommables.
« Mais cette solution humiliante fut jugée encore trop honorable pour moi qui avais amené sur la compagnie une honte sans précédent.
« Dieu merci, me dis-je, en devinant le verdict.
« À demi évanoui après cette crise, je restai étendu, le front dans la poussière. J'aurais embrassé la terre vivante. Je l'aurais mangée.
« Ils me relevèrent brutalement. Les yeux d'Outtaké étaient deux lames coupantes.
« – N'espère rien de moi, me dit-il. Je ne te ferai pas le bienfait de te tuer d'un coup de tomahawk comme tu le souhaites. Tu usurperais le titre de martyr auprès de tes frères. Et cela, je ne te l'accorderai pas non plus. Tu es trop vil, et tu m'as blessé par ta conduite, moi qui t'honorais. Tu nous fais non seulement douter de la grandeur de ton Dieu, mais de son existence.
« Rien ne m'atteignait plus de leur mépris, même si on me jeta ensuite comme une ordure aux pieds d'une vieille femme pour être son serviteur et remplacer le fils qu'elle avait perdu à la guerre. Cette perte la laissait sans personne pour lui apporter du gibier et accomplir les corvées que son âge ne lui permettait plus d'effectuer.
« Ma patronne me rouait de coups... d'autant plus que j'étais fort maladroit, peu robuste, et elle était de la part de ses compagnes l'objet de moqueries et de plaisanteries perpétuelles, car jamais n'avait-on vu une femme de village nantie d'un prisonnier qui s'était montré aussi lâche devant la mort, aussi répugnant dans ses supplications. La honte rejaillissait sur elle.
« – Comment tu as pu me faire cela, me disait-elle, toi qui représentais mon fils ?
« J'essayais de lui faire remarquer qu'au moment de ces événements je ne lui avais pas encore été donné comme esclave. Mais pour elle, cette répartition du temps n'était qu'amusette...
« Pour certaines choses, chez les Indiens, il n'y a pas d'avant et il n'y a pas d'après. Elle nous confondait son fils et moi, s'appuyant sur la certitude qui s'établit peu à peu que j'étais son fils ou sa réincarnation et c'était très fâcheux pour elle. Alors je lui rappelais que son fils, précisément, était mort très courageusement, torturé pendant au moins six heures par les Hurons de M. de L'Aubignières. Mais cela ne la consolait pas, car elle avait vu en songe que j'étais son fils et que mon attitude à moi devant les « Principaux » des Cinq-Nations l'avait déshonorée. Or, vous savez que les songes ont pour les Indiens une priorité absolue sur la réalité des faits.
Chapitre 58
Lorsqu'il se tut, terrassé, les paupières closes, elle demeura longtemps assise à son chevet. Les termes de la confession qu'il venait de lui faire, et tout ce qu'ils impliquaient se faisaient jour dans son esprit.
– Je comprends maintenant. C'était donc là le terrible secret que le jeune Emmanuel voulait me confier dans le jardin.
Elle avait parlé à mi-voix pour elle-même. Il ouvrit brusquement les yeux.
– Le jeune Emmanuel ? Les Iroquois ne l'ont donc pas immolé ?
– Non, nous l'avons vu vivant. Il accompagnait le père de Marville lorsque celui-ci, escorté de Tahontaghète, le chef des Onondagua, parvint à Salem pour y apporter l'annonce de votre « mort » et... de votre martyr.
– Pourquoi Outtaké a-t-il voulu que les Anglais fussent informés les premiers ?
– Ce n'était pas « les Anglais les premiers », mais nous les premiers. Or, Outtaké nous savait en Nouvelle-Angleterre, mon époux et moi-même, et voulait que nous soyons avertis avant les Français.
– « De plus terribles ennemis que je ne suis pour toi... » murmura-t-il comme récitant une phrase qui martelait sa mémoire. Ainsi, à vous les premiers, vous que j'avais tant combattus, il envoya ce collier qui disait : « Ton ennemi ne peut plus te nuire. » Oh ! Comme il avait raison.
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