Elle s'approcha du lit et son regard guettait cette face étrangère à l'expression ambiguë et soudain angoissée.
– Qui êtes-vous ? répéta-t-elle. Vous n'êtes pas ce jésuite saint et martyr. Je vous démasquerai.
Elle attira un escabeau, et s'assit à son chevet sans le quitter des yeux. Elle était décidée à lui tendre des pièges pour le confondre.
– Parlez-moi de votre sœur de lait, dit-elle du ton de la conversation.
Il parut troublé comme un enfant qui craint de ne pas trouver la bonne réponse.
Elle insista.
– Oui, votre sœur de lait... son nom commence par un A, comme celui de la Démone... Pourriez-vous avoir oublié cette créature du diable ? Ambroisine ?...
Sa peau terreuse blêmit. Son regard s'éteignit, et il détourna la tête. Puis il répondit en hésitant :
– Ce... Ce n'était pas ma sœur de lait... mais... celle de Zalil.
Puis il recommença de sourire avec une brusque ironie et continua après un silence.
– Cependant la mère de Zalil fut aussi ma nourrice avant lui. L'aîné de Zalil, qu'elle nourrissait en même temps que moi, mon vrai frère de lait, celui-là avait un pied bot... Déposé près de lui, ce dont je me souviens, c'est qu'il voulait me tuer. L'on m'a dit que ce fut moi qui finit par l'étrangler dans notre bercelonnette commune.
Angélique frémit et se souvint des mots qu'Ambroisine aimait à répéter avec exaltation et nostalgie :
« Nous étions trois enfants maudits, là-bas, dans les montagnes du Dauphiné. »
Ramenée sur Terre, elle protesta avec vigueur.
– Sottises ! On a voulu vous persuader de cette fable pour mieux vous effrayer, vous asservir. Que vous ayez été entouré dans votre enfance de femmes perverses et cruelles, je le crois. J'en ai eu un échantillon avec votre Ambroisine. Mais que vous ayez été à leur image, non, je ne le crois pas.
– Comme vous me défendez avec fougue... mais vous avez peut-être raison. Plus singulière est la naissance, plus exigeant est le destin.
– Vous avez été chargé d'un lourd fardeau, Père, et ce n'est pas sans raisons.
– Pourriez-vous m'en exposer les raisons, Madame ?
– Je ne vous connais pas assez. J'ignore même tout de vous. Le personnage qui nous a été présenté : le missionnaire, le guerrier, le conquérant de mondes nouveaux, pour la gloire de Dieu et du royaume, le prêtre dévoué au salut des âmes, était-ce vous ? Ou n'était-ce qu'une défroque, un déguisement pour une période transitoire ? N'êtes-vous venu aux Jésuites que pour mieux prendre votre chemin de traverse ?
– Qui me mènerait où ?
– Où vous êtes en train d'arriver peut-être.
Il se débattit.
– Non. Je ne peux croire. Je ne peux accepter que tant d'horreurs, que tant d'actes vils soient le chemin de mon destin, voulu par Dieu... Vos raisonnements sont fortement entachés d'hérésie. Vous vous rapprochez de Luther qui disait « Pèche, mais pèche fortement !... ».
– Oh ! Ne me fatiguez pas, je vous en prie. Je ne suis pas en état de discuter théologie. Les dogmes ! La Lettre ! Armes qui tuent. Je veux simplement dire qu'il faut jeter sur votre vie un autre regard... la considérer à travers d'autres vérités... Et que vous devriez cesser de vous occuper de ce qu'ont dit Luther, Calvin ou saint Thomas... Car vous n'êtes pas apte à décider de ce qui est péché ou non !
Elle avait parlé sans réfléchir. Ç'avait été un échange subit de paroles, comme deux lames étincelantes de duellistes s'entrecroisent au début d'un combat pour juger de leurs forces.
Ces derniers mots le firent tressaillir et elle retrouva l'éclair dangereux de ses prunelles dont la couleur bleue avec la santé se faisait plus précise, mais elle ne se laissa pas impressionner.
– Oui ! Oui ! C'est ainsi, tout jésuite que vous êtes, et vous ne m'en ferez pas démordre. Ne parlons plus de sujets lugubres.
Il demeura tendu un court instant puis se rejeta en arrière et resta figé, les yeux clos. Elle se demanda s'il n'était pas encore en train de passer de vie à trépas sous le coup de la contrariété, et se reprocha d'être trop brutale dans ses propos et de ne pas assez le ménager. Mais comme elle se levait pour le laisser se reposer, il se redressa d'un mouvement souple, et lui prenant la main dans les siennes la porta à ses lèvres.
– Soyez bénie ! murmura-t-il.
*****
Suivrait une période feutrée, atténuée, mais non dénuée de vivacité et de rayonnement, comme en dispensent les braises ardentes d'un feu couvant sous un manteau de cendre.
C'était en fait un manteau de neige.
Et Angélique perdit un peu la notion du temps, le partageant tant bien que mal entre des nuits où elle devait se relever pour entretenir le feu, et les travaux du jour qu'elle accomplissait, elle s'en rendait compte, fort lentement. Préparer à manger, laver les enfants, leur brosser les cheveux, changer les pansements du blessé, distribuer à manger, le jour, si sombre et si peu différent de la nuit, était fort court. Elle le voyait s'achever avec plaisir, pouvant se glisser à nouveau sous les couvertures. Plus tard, elle se relèverait pour nourrir une fois encore tout son monde et c'était le moment où elle passait derrière son pan de rideau pour procéder à ses ablutions, et s'asseoir devant le miroir pour soigner à son tour ses cheveux. Mais parfois, elle était très vite à bout de forces de se tenir assise, et elle regagnait rapidement le lit où elle se laissait aller avec un soupir de bien aise, le lit où l'on avait chaud et où l'on pouvait se détendre dans le repos, oublier la faim et les angoisses du lendemain, ce lit les porta d'un jour à l'autre de l'hiver mortel, les porta au fond de l'ombre, comme un radeau chargé de vivants sans forces descendrait le courant d'un fleuve nocturne vers la lumière du printemps.
Dans des plats garnis d'étoupe humide, elle mettait à germer, jour après jour, de petites portions de riz de folle-avoine, ces germes représentaient une défense contre le scorbut, qu'on appelait aussi « mal de terre », car il était aussi menaçant dans les hivernages où l'on manquait de vivres frais, que sur les navires. Elle en faisait manger une cuillerée chaque jour aux enfants : quand elle voulut en introduire entre les lèvres du « comateux » il détourna la tête, puis geignit, puis murmura.
– Donnez-le aux enfants. Je suis une bouche inutile. Pourquoi m'avez-vous sauvé ? Pourquoi ne m'avez-vous pas mangé ?...
*****
Tout avait changé.
Le désert blanc relâchait son étreinte.
La nuit, parfois, elle s'éveillait, surprise de goûter la douceur de moments où enfin l'angoisse lovée au creux de son être s'était dissipée. Le confort qu'elle éprouvait, de la chaleur, du repos accordé à ses membres affaiblis, du sommeil des enfants blottis contre elle, un sourire aux lèvres, lui permettait de se détendre et elle goûtait ce calme où toutes choses rassurantes étaient enfin en place.
La lueur des charbons abrités sous les cendres jetait des reflets rosés et dansants aux solives basses de l'abri. La présence humaine à ses côtés avait cessé de lui causer un malaise ambigu, où s'étaient mêlées la peur qui s'attachait à un nom ennemi et l'appréhension qu'elle ne cessait d'éprouver de le voir mourir. Ses réactions premières s'étaient apaisées. Seule demeurait la hantise qu'à tous les échecs dont elle lui était redevable, il ajoutât celui de succomber. Elle aurait vu cette fin comme l'annonce inéluctable de la leur. Elle lui en voulait à l'avance de ce dernier coup. Jusqu'au jour où cela aussi s'évapora et qu'elle comprit qu'elle ne voulait pas qu'il meure parce qu'elle tenait à lui. Dans le silence de la nuit, elle écoutait la respiration de son mort, parfois hachée de râle ou de mots désordonnés.
« Soif !... Soif !... »
Ou bien :
« Ah ! Qu'elle se taise !... qu'elle se taise !... »
C'était une voix humaine en réponse au grand silence qui avait été sur le point de l'ensevelir dans les limbes de la folie. Ses sensations aiguisées percevaient tout de cette existence qui avait pris place avec eux au fond de leur tombeau. En mots brefs et chuchotés, se tissaient une complicité, une approche d'aveugles se cherchant dans leur obscurité, de naufragés, seuls survivants à la surface de la mer s'appelant dans les brumes.
– Vous dormez ?
– Non.
– Souffrez-vous ?
– Non.
Une fois, il répondit :
– Je ne sais... Il y a longtemps que j'ai oublié ce que c'est que de vivre sans souffrir...
Et il commença de discourir de son ton de professeur en chaire sur les principes exposés dans le « Practica Inquisitionis », l'un des célèbres manuels de l'Inquisition, écrit par Bernarel, qui fut Grand Inquisiteur de Toulouse pendant près de vingt ans au début du XIIe siècle. Il cita : « l'audencia de tormento » comme méthode de torture utilisée de façon courante. Là aussi, disait-il, comme poursuivant une conversation avec elle, le sang ne devait pas couler de façon à entraîner une mort trop rapide. C'est pourquoi l'on s'en était tenu à trois points principaux : la roue, le chevalet et la question par l'eau. Le feu venait ensuite pour la purification.
Au début, croyant qu'il délirait, elle le laissa poursuivre son sinistre discours, mais comme il semblait attendre réponse ou commentaire, elle lui intima à mi-voix :
– Taisez-vous. De tels sujets risquent d'alimenter nos cauchemars. C'est la nuit. Dormons.
– Ce n'est pas la nuit, mais le jour.
Sans bouger et sans même ouvrir les yeux, il savait toujours si au dehors, c'était le jour ou la nuit, si la neige tombait ou si le ciel était pur, si le vent allait se lever ou le gel sévir.
Cela aida Angélique à redonner à son existence une structure plus en accord avec la discipline qui aide le commun des mortels à mener le fil de leur vie, d'un jour à une nuit et d'une nuit à un jour, pour en faire des mois, puis des années. Le jour étant destiné à la station debout et aux travaux, elle pouvait mieux résister à la tentation de s'étendre et de se réfugier dans le sommeil, tentation qui l'avait menacée lorsque, ne pouvant se raccrocher qu'à de vagues lueurs qu'elle ne savait comment interpréter, elle se laissait dominer par l'emprise de la nuit.
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