– Et je vous apprendrai en premier lieu que j'ai eu raison de ne pas m'élancer du toit où je me trouvais perchée pour ramener à mains nues cette bête énorme. Je n'aurais pu ni la traîner jusqu'au poste, ni remonter sur le toit et rentrer dans la maison. La porte était close... Est-ce vous qui auriez pu m'aider ? Ou l'un de ces frêles enfants ! Vous ne savez rien !... Vous me répugnez. Vous n'êtes que mépris, orgueil, égoïsme... Croyez-vous que cela m'amuse de panser vos plaies une à une, de m'épuiser à vous rendre la vie, vous à qui je dois injustement tant de malheurs, tant de défaites, de morts et de désastres. Et qui m'insultez de surcroît ! Ah ! Comme vous haïssez les femmes !

Elle voyait sa face blêmir, et son regard s'éteindre, mais elle ne pouvait s'empêcher de parler. L'heure était venue pour lui d'entendre ces vérités et de sa bouche. Et tant pis s'il reprenait son apparence de tronc mort et pourri, abattu sur la terre qui va l'absorber et l'ensevelir. Il n'était rien d'autre.

Lorsqu'elle se tut, il parla cependant et sa voix restait intelligible, bien que lente et rauque.

– Vous avez raison, Madame, je vous dois mille excuses. Le commerce des barbares rend grossier, et toute la vilenie, toute la boue qui demeurent au fond des cœurs des hommes remontent en surface chez celui qui n'a pas l'âme assez forte pour résister à cet abaissement.

« Pardonnez-moi, Madame.

Il répéta à plusieurs reprises, sur un ton de supplication intense : « Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi ! » puis se tut.

Cette soudaine humilité fit tomber sa colère qui s'éteignit en elle comme la flamme d'un feu de paille et la laissa vidée de toutes forces, au point qu'elle dut s'appuyer au mur.

– Je ne sais pas ce qui m'a pris, reconnut-elle, de crier ainsi et d'avoir perdu la tête après avoir abattu l'orignal... J'étais comme folle... Mais je ne sais pas si c'était de joie, de reconnaissance envers vous, d'une ivresse de victoire...

– Nos corps sont faibles pour les courants qui les traversent, dit-il. Il y a des choses enfouies qui, tout à coup, sortent comme des colères ou des désespoirs d'enfants qui n'auraient jamais été exprimés. La folie s'empare de nous lorsqu'on réalise que l'on a été armé pour la victoire, mais que l'on n'était pas prêt.

– Je n'étais pas prête pour vivre un instant aussi sublime, dit-elle, le cœur encore battant d'une émotion qu'elle n'arrivait ni à contrôler, ni à expliquer.

– On est prêt pour ce qu'on doit vivre, répondit-il,mais ce n'est pas toujours ce qu'on avait prévu. D'où notre affolement...

Sa voix baissa.

– Dieu sait que je n'étais pas prêt pour rien de ce que j'ai entrepris de vivre. Tout fut surprise.

Après avoir ainsi parlé avec une clarté et une lucidité qui n'en finissaient pas d'être étranges, venant de lui et en ce lieu, il se tut à nouveau et parut s'effacer et disparaître, comme déserté de l'être de vigueur et de décision qui, quelques heures, l'avait habité.

Elle le vit si pâle, les paupières bleuâtres et closes, le nez pincé, qu'elle comprit que l'effort soutenu par lui pour mener à bien la bataille de l'orignal, l'avait achevé. Il avait rassemblé ses dernières forces. Il avait prononcé un dernier mot : « Pardonnez-moi ». Et puis, il expirait.

Ce fut pour elle un coup suprême. Il était mort. Cette fois, il était bien mort.

Elle tomba à genoux près de la couche, envahie d'une terrible déception, qui effaçait l’exaltation de la victoire.

« De la viande jusqu'au printemps. »

Il faudrait de nouveau rester seule. Il était mort. Elle serait à nouveau seule avec les enfants.

Elle posa son front sur la main inerte et se mit à sangloter.

*****

Ce fut le babil des enfants qui la réveilla. Elle avait si bien dormi qu'elle ne comprenait pas très bien où elle était. Elle avait sur les épaules un pan de fourrure. Elle avait dormi, à genoux, le front appuyé sur la main du mort.

– Qui a mis cette fourrure sur moi ? demanda-t-elle à Charles-Henri, qui se tenait debout près d'elle.

– Lui ! répondit l'enfant, en désignant l'homme gisant. Alors donc, il n'était pas mort. Ces résurrections et ces redisparitions avaient quelque chose d'épuisant.

Elle finissait par se demander si elle n'était pas visitée par un « vrai » mort qui, par instants, semblait mort et à d'autres, revenait habiter son corps.

Sa main cireuse était bien celle d'un mort. Elle l'examina. C'était une main fine et longue qui restait patricienne malgré la déformation des doigts coupés ou des ongles arrachés. Elle la caressa à plusieurs reprises. La main restait glacée. Elle ne s'était même pas réchauffée à la chaleur de son front.

– Pourquoi pleuriez-vous ? demanda une voix.

– Quand cela ?

– Avant de vous endormir.

– Parce que je croyais que vous étiez mort.

Elle répondait à cette voix comme à celle d'un fantôme. Mais elle sentit tressaillir la main qu'elle tenait dans les siennes, et il y eut une exclamation :

– Ainsi vous auriez eu du regret de ma mort ? De ma fin ? Moi, votre pire ennemi ?...

Elle demeurait, sans en avoir conscience, la joue appuyée contre sa main, à en guetter le frémissement.

« Quelle force il y a en lui ! » songeait-elle en se remémorant cet instant où il avait dit : « Approchez ! Venez là ! Venez plus près ! » Et où il l'avait prise entre ses deux mains comme dans des serres et où, de force, il avait appuyé sa tête contre son épaule et lui avait communiqué sa force, à lui, mourant, la force de se lever, de sortir et de tuer l'orignal.

Elle resta longtemps appuyée, à genoux, comme elle avait dormi en ce sommeil réparateur, puis, relevant la tête, elle sourit. Elle eut l'impression que les lèvres blessées lui renvoyaient ce sourire. Une trêve serait possible.

Chapitre 55

Elle avait reconnu qu'il était Sébastien d'Orgeval déclaré mort martyr aux Iroquois depuis deux années. S'en convaincre lui demanderait plus de temps. Le passé avait édifié des situations et des images et tout cela tombait en poussière devant la réalité, puis se recomposait avec brutalité. Le Père d'Orgeval était mort et celui-ci était un imposteur. Il lui faudrait attendre pour recevoir des réponses aux questions qu'elle se posait. Une fièvre ardente s'était emparée du malade, et en examinant ses jambes le lendemain matin, Angélique remarquait l'une d'elle plus enflée, la peau tendue. La crainte de la terrible gangrène s'empara d'elle. Lorsqu'une chose comme celle-là commençait, il n'y avait que deux issues. Ou la mort, ou l'ablation du membre atteint.

– Non ! Non ! Là, je ne pourrais pas.

Elle avait découpé un orignal en entier, mais devoir scier une jambe sur un être vivant, non, là, elle ne pourrait pas ! Elle retrouva sa force intérieure.

Il devait vivre. Eux aussi. Trop de signes avaient été donnés. Elle s'acharna à lui prodiguer tous les remèdes qu'elle avait en sa possession.

Le spectre de la gangrène s'éloigna. Mais la fièvre ne tombait pas. Il s'agitait, geignant et tournant la tête de droite à gauche en répétant : « Oh ! Qu'elle se taise ! Qu'elle se taise !... » et la plupart du temps balbutiant des phrases indistinctes en iroquois.

Quand la fièvre tomba, il resta prostré et Angélique avait à nouveau l'impression qu'un mort partageait leur demeure, en tout cas un être diminué, ce qui lui était le plus difficile à supporter. Car maintenant qu'il y avait de la viande pour longtemps, elle aurait voulu se réjouir et se détendre.

S'il était vraiment le père d'Orgeval, la pensée que les Indiens avaient amené à un tel degré de dépérissement, de consomption, mais aussi, parfois, d'abêtissement, le grand missionnaire la tourmentait.

La maladie qui le rongeait allait plus loin que ses maux physiques. Cette force, qui par moments jetait des éclairs, ne semblait pas appartenir au même individu qui, s'abandonnant aux visions de son délire ou à la torpeur, semblait se laisser glisser vers la mort par lâcheté.

Elle aurait voulu effacer les traces des sévices qu'il avait subis, le ramener à ce qu'il était avant, le grand, l'intraitable, l'intolérant père d'Orgeval qui menait ses troupes au combat en brandissant sa bannière brodée, qui, au pied de l'autel, s'abîmait en prières, qui haïssait la Femme parce qu'il n'avait connu que des femmes infâmes et les combattait comme l'incarnation du Mal, mais aussi qui souffrait des trahisons de ses amis, celui qu'on disait avoir le don d'ubiquité, confessant en Acadie, aux Grands Lacs, à Québec, qui savait tout, menait mille intrigues, et fabriquait des bougies vertes parfumées avec la cire des baies de waxberries.

Un matin, alors qu'elle brossait les cheveux des enfants en leur racontant une histoire, elle sentit qu'il l'observait de façon consciente, et, se tournant dans sa direction, trouva à ce regard, à nouveau lucide, une expression sournoise.

Il ébauchait une sorte de grimace moqueuse, qu'elle jugea vulgaire, dont elle n'aurait pu dire la signification, mais qui la rejeta dans ses doutes. Celui qui gisait là était un imposteur, quelque coureur de bois, sans « congé », excommunié, ivrogne et qui, pour s'échapper, avait pris le crucifix, la soutane du père d'Orgeval défunt. Il la fixait avec ce sourire sardonique, édenté, et cela lui fut très désagréable. Elle ne put s'empêcher de jeter :

– Qui êtes-vous ?

À sa question abrupte, il changea d'expression et parut inquiet.

– Je vous l'ai dit ! Je suis Orgeval de la Compagnie de Jésus.

Et son regard vacilla avec cette tendance à loucher qui avait suivi sa forte fièvre.

– Non ! Vous n'êtes pas le père d'Orgeval. Lui était un être d'élite. Vous !... vous êtes méprisable. Vous avez volé son crucifix, son identité, tout... Vous n'êtes pas lui... Je le sens.