– Arrière ! Arrière !
Mais c'est à peine s'ils acceptaient de reculer, les pattes agrippées au sol, l'échine basse, à la fois pour la dérobade et pour le bond en avant. Et comme elle se penchait afin d'attraper la patte du jeune élan et le tirer à elle, elle vit, presque au niveau des siens, les yeux des loups qu'Honorine aimait tant, et qui lui parurent moins phosphorescents que dans le lointain des bois, mais seulement brillants, plus doux encore que ceux des chiens, presque humains et comme suppliants, avides et tristes. Elle vit combien ils étaient efflanqués et en somme peu nombreux, cinq ou six, ou dix, soumis comme elle à l'épreuve infernale qui menaçait leur existence : la FAIM.
Ils n'avaient pas de férocité. C'était elle qui était la plus féroce, ne voulant rien leur laisser de la proie.
« Je leur laisse l'enfançon, pensa-t-elle, je le dois, je le dois. »
Elle se mit à reculer sur les genoux, lentement, la torche toujours brandie, pour les tenir en respect aussi longtemps qu'elle le pourrait.
– Je vous laisse l'enfançon, leur cria-t-elle.
Et cette fois, ils sursautèrent et firent un bond en arrière à cette voix humaine qui s'élevait étonnamment claire et puissante dans l'air glacé.
– Je vous laisse l'enfançon... parce que vous avez faim... et parce que nous sommes frères... frères.
« Faim, faim, faim !... Frères, frères, frères !... » répétèrent les échos interminables du pays de cristal.
Elle avait rejoint le traîneau et restait à genoux, ce qui était beaucoup plus dangereux que de se tenir debout.
C'était pour demeurer au niveau de leurs yeux et tant qu'elle les fixa, ils ne bronchèrent pas. Ce ne fut que quand elle se redressa qu'elle put les voir se rapprocher du jeune élan, doutant encore de leur bonne aubaine, puis se jeter dessus voracement.
Derechef, Angélique s'attela aux rênes de cuir avec une énergie décuplée. Un peu de pente facilitait sa course vers le fort et son chargement la suivait sans difficulté, en tressautant et en raclant au passage des aspérités avec un bruit répercuté qui lui emplissait les oreilles. Vers la fin, la torche mal équilibrée tomba, roula sur la glace et s'éteignit dans un grésillement. Elle préféra ne pas faire halte. Elle volait, parfois presque dépassée par la traîne.
L'ombre du fort la plongea dans l'obscurité. Des difficultés surgirent. Il y avait des fondrières dans lesquelles elle tomba. La charge versait. La bête se déplaçait. Elle la repoussait tant bien que mal sur le traîneau et refaisait des nœuds avec des doigts inexistants.
Enfin parvenue au bord de la tranchée, elle y bascula sa charge et sauta à son tour.
Elle ne cessait de se demander si les loups, ayant promptement fait un sort à une maigre pitance, ne la suivraient pas, et levant les yeux, crut en distinguer un plus grand, plus maigre, plus vieux que les autres, penché avec son museau aigu tandis qu'elle essayait de repousser la porte pour y introduire le corps de l'énorme orignal.
Elle était là à se débattre dans ce trou avec cette bête aussi grande qu'un cheval, qui en tombant avait coincé le mousquet, et cette porte qui ne s'ouvrait pas. Et ce loup qui la regardait.
Fantasmagorie ! Longtemps après, le souvenir du loup au long museau et aux yeux obliques et humains, aux yeux tristes, rêveurs et pourtant pleins d'intérêt pour ses gesticulations, ce loup qu'elle n'avait peut-être pas vu, viendrait poser un baume doux-amer sur son cœur. Elle se souviendrait qu'elle murmurait de ses lèvres gercées :
– Je t'en supplie ! Je t'en supplie !...
Elle raconterait aux enfants que l'écho des lieux perdus de Wapassou disparu, avait chanté : « Nous sommes frères... frères... frères !... »
Et que le passage de l'orignal à travers les portes et le « sas » obscur du fortin avait eu tout d'un monstrueux accouchement dont elle aurait été la sage-femme minuscule comme dans le conte de Gargantua. Voilà qui les ferait rire et battre des mains, et jeter des cris aigus de revanche et de soulagement que provoque la cocasserie du tragique.
– Mes enfants, leur dirait-elle, l'orignal était là, enfin, dans la salle du fort. Les deux portes étaient refermées. Ni les loups, ni personne ne pouvaient venir nous le ravir. Nous avions de la viande désormais. De la viande, jusqu'au printemps !
*****
– Je l'ai offert aux loups, lui déclara-t-elle d'un air de défi, je leur ai donné l'enfançon !...
Le gisant avait pour elle un regard moqueur, lui semblait-il, comme si son excitation lui paraissait puérile.
– Au matin, vous irez voir s'ils n'ont pas laissé les sabots. On peut en faire une bonne soupe de colle, très nutritive, en dernier ressort... Et maintenant il faut dépecer la bête... Il ne faut pas attendre, fit-il d'un ton impatient comme s'il prévoyait la révolte de sa lassitude. Il faut retirer les viscères qui peuvent gâter les parties saines, couper la langue, mettre à l'écart les abats, le fiel, la vessie. Possédez-vous un grand « devantier » de cuir ?...
Il ne cessa tout au long de la nuit de lui indiquer les étapes du travail. Elle avait allumé un grand feu dans l'autre salle, disposé de tous ses chaudrons, plats, écuelles. Elle venait lui demander échevelée, les mains sanglantes :
– Et maintenant ?
Il disait :
– Prenez une scie, une hache, un coutelas. Sciez, tranchez, grattez, broyez...
Ce qui la frappa d'étonnement au cours de la besogne, ce fut de découvrir qu'il ne s'agissait pas d'une femelle mais d'un mâle.
– Comment se fait-il que ce ne soit pas une femelle ?
– Parce que c'est un mâle, riposta-t-il, toujours avec cette grimace qu'elle prenait pour un sourire moqueur.
Il était exaspérant, sans aucune considération pour l'état de fatigue dans lequel elle se trouvait jusqu'à en être abêtie.
– Un petit le suivait.
– Ce n'était pas un petit mais un jeune sans doute, amaigri et de moindre taille que l'ancêtre.
Il lui donnait des indications très précises pour retirer le cœur, mets de choix.
– Il n'y a pas de cœur, lui asséna-t-elle. Ma balle l'a fait éclater.
– Vous vouliez viser le cœur ?
– Oui.
– Une seule balle ?...
– Oui.
– À quelle distance ?
– À portée de tir.
Toujours cet éclair d'ironie.
Elle ne sut la venue du jour, et qu'on se trouvait au milieu de la matinée qu'à la vue de Charles-Henri devant elle, se proposant pour l'aider, tandis que les deux marmousets, habillés de vêtements propres que le petit garçon les avait aidés à revêtir, commençaient de patauger au milieu des quartiers de viande et à s'intéresser aux oreilles de l'orignal et à ses gros yeux éteints sous des cils en brosse. Ils n'avaient pas la sentimentalité d'Honorine qui aurait dit : « Pauvre orignal ! »
– Me laisserez-vous au moins le temps de m'occuper de mes enfants, et de leur préparer un bouillon ? cria-t-elle à son tourmenteur et guide en dépeçage.
Il s'informa si elle avait porté les principaux quartiers de viande enveloppés de peaux ou d'écorce, au gel, et consentit enfin à ce qu'elle interrompît sa besogne.
Et encore, il lui dictait la recette du bouillon, les morceaux qu'elle devait prendre, c'était la recette de sa « tante Nenibush » lui dit-il, et elle commença à le regarder comme un fou.
Ou bien c'était elle qui devenait folle d'avoir respiré ces exhalaisons de sang et d'entrailles chaudes. Elle était à la fois écœurée et surexcitée.
Elle fit boire les enfants et son bonheur fut tel qu'elle oubliait ses membres courbatus et les heures éprouvantes. Elle but à son tour et crut qu'elle allait tomber évanouie de bien-être. Ce n'était pas encore le moment. Elle prépara pour lui un bol du divin et chaud nectar et, saoulée comme si elle avait, en place de jus de viande, avalé tout un hanap de vins capiteux, le lui apporta. Soutenant sa tête, elle le fit boire à petites gorgées. Il se taisait. Elle pensa qu'après l'orignal, après avoir un peu rangé, il faudrait qu'elle s'occupât de renouveler ses compresses.
– L'enfant m'a donné quelques soins. Je peux attendre. Reposez-vous, Madame.
– Vraiment ? Vous m'accordez du repos ?... Je n'en attendais plus autant de votre bonté, ironisa-t-elle.
Elle tituba vers l'âtre, étonnée de ses gestes, mais ravie car c'était la vie qui revenait en elle avec l'agressivité et le raisonnement, des réactions de personne vivante et non plus à demi morte. C'était le signe que la « camarde » ne les avait pas rattrapés. Oh ! Merci à vous, le Jésuite ! Cher messager de la nuit et des Iroquois. Il était tout à fait haïssable, mais c'était une bonne chose que d'être capable de s'irriter contre quelqu'un. La vie allait redevenir quotidienne. Les gestes se faisaient assurés, les gestes de ceux qui ont de quoi se chauffer et se nourrir sur la Terre.
Il n'était rien arrivé. Jetant des regards vers le lit, elle se demandait encore ce qu'il faisait là.
Il avait un regard très bleu.
Deux lumières pures, qui émergeaient de ce cloaque gris dans lequel se perdait son regard d'habitude. Sa voix redevenue lointaine, faible et hésitante, s'éleva.
– Je crois avoir des excuses à vous présenter, Madame, pour mon manque de civilité. Le gibier passait à portée. Les secondes étaient précieuses.
– Ce n'était pas une raison pour m'insulter comme vous l'avez fait, vous qui êtes la cause de notre état misérable, à moi et à ces pauvres petits enfants, vous qui, même mort, avez poursuivi votre œuvre de destruction, vous à qui nous devons la perte de tout ce que nous avions rêvé ici, conçu, bâti, édifié, avec tant d'efforts et de sacrifices.
Elle reprit haleine, et comme il se taisait, laissa couler le flot de sa colère.
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