Angélique, contrevenant aux règles de l'étiquette qui indiquaient sa place d'hôtesse soit au centre de la table, vis-à-vis du comte de Peyrac, soit à l'une des extrémités, lui se trouvant à l'autre bout, avait pris place d'office à ses côtés comme elle l'aurait fait, ce soir, s'ils n'avaient pas reçu de visiteurs.
L'ayant à peine retrouvé, elle voulait être très proche de lui, se blottir au plus près de sa chaleur, dans le parfum subtil de sa présence retrouvée. Elle aimait capter l'odeur de ses vêtements dans ses gestes, celle tiède et raffinée de ses cheveux lorsqu'il bougeait la tête, de son haleine lorsqu'il se tournait vers elle. Et elle éprouvait alors des envies de baisers secrets et prolongés, hors de tous regards.
Cela devait se voir qu'elle trouvait plaisir à se placer dans le rayonnement de sa mâle présence. Mais tant pis !
Plus elle apprenait à vivre près de lui, et moins elle avait envie de le partager avec les autres. Or, leurs existences à tous deux ne cessaient de les mettre sur un piédestal, à la tête d'une vie publique des plus mouvementées, et Angélique devait faire preuve d'entêtement et d'imagination pour ne pas être requise à chaque instant par des devoirs cérémoniels. Et cela Joffrey l'aidait, car lui aussi était jaloux de se préserver le plus possible d'heures d'intimité. Le voyage sur le fleuve, en couple, leur avait donné de grandes espérances. Mais il n'avait pu quitter assez rapidement Tadoussac et voici que le monde les rejoignait.
M. de Frontenac envoyait des messagers pour transmettre à M. de Peyrac des nouvelles de son expédition et ses remerciements pour son aide. Loménie-Chambord venait pour confier ses tourments et ses doutes.
Angélique décida de boire pour oublier une déception qui lui faisait le cœur chagrin, non celle, après tout, minime et passagère de ne pas être plus longtemps seule avec son mari, mais venant s'ajouter à sa mélancolie d'avoir laissé sa fille derrière elle, le souci d'avoir retrouvé le chevalier de Loménie-Chambord si changé et abattu...
Elle avait besoin de quelques libations pour dissiper sa pénible impression.
Son cœur restait ému des sanglots de cet homme, ce guerrier au cœur pur et vaillant qui s'était abattu contre son épaule, et les paroles qu'il avait prononcées au milieu de ses larmes étaient comme l'écho d'une plainte qu'un autre, invisible et perdu, aurait laissé échapper.
Elle aurait bien voulu oublier cet autre dont il n'était que trop question, ce Sébastien d'Orgeval toujours resurgissant au moment où ils commençaient à se remettre un peu d'aplomb, et, mort ou vif, leur suscitant sans relâche les pires ennuis. Elle était d'autant plus mal à l'aise que les confidences de Loménie éveillaient sa pitié malgré elle, tout en sachant qu'il y avait derrière cela un piège dont elle devait se méfier. « Lui », le jésuite, et Ambroisine, ils avaient toujours statué sur sa générosité, sa bonté pour la perdre... Et elle avait bien failli s'y laisser prendre !...
Elle but donc, comme elle aurait avalé un remède, une première longue lampée d'un vin délicieux et, peu après, sentit sa gaieté revenir. Elle pourrait faire meilleure figure, s'intéresser aux récits de d'Avrensson, donner la réplique à l'exubérant Topin qui avait toujours des histoires de naufrage à raconter.
Cette soirée sur un navire avec des hôtes de passage et des officiers de leur flotte lui rappelait un autre banquet qu'ils avaient eu en cet endroit même, quelques années auparavant alors qu'ils remontaient le fleuve cette fois, se dirigeant vers la capitale de la Nouvelle-France : Québec2.
Ils avaient festoyé avec faste et folie, « à la française » et chacun s'était senti assez joyeux pour confesser de sa vie des secrets inavouables, ce qui avait resserré leur entente au sein du brouillard de novembre, épais et glacial, tandis qu'ils continueraient de pénétrer en tapinois dans les possessions du roi de France au Nouveau Monde.
Comme jadis, elle éleva son hanap de beau cristal de Bohême, cadeau inattendu du marquis de Ville-d'Avray, et à travers le rubis du vin de Bourgogne, elle voyait le visage de ses hôtes de ce soir, gens de bonne compagnie et qui ne portaient plus en eux à leur égard une potentielle menace. Ce soir, ils n'étaient tous qu'une assemblée de Français, bons amis, jouissant de se rencontrer aux confins des frontières de leurs immenses territoires respectifs, qui avaient pas mal de nouvelles à se communiquer, et déjà de souvenirs communs à évoquer. Ne serait-ce que la fameuse nuit de la descente des Iroquois sous Québec, au cours de laquelle Angélique avait aidé le major d'Avrensson à sauver la ville tandis que M. Topin courait le long du fleuve, pour éteindre les pots-à-feu balisant les contours du rivage.
Elle voyait le chevalier de Loménie-Chambord s'animer en contant la bataille de la rivière Saint-Charles, du couvent des Récollets transformé en forteresse, le moine, dans sa bure, qui rappelait des détails. Religieux simple, bon enfant, au Canada depuis plus de vingt ans, il avait demandé de la « piquette » à boire ce qui ne l'empêchait pas de se hisser au niveau de jovialité générale.
M. d'Avrensson était chargé par le gouverneur de remercier M. de Peyrac de lui avoir rendu l'insigne service de guetter et prévenir une éventuelle descente iroquoise sur Québec. Il fit ensuite le récit de l'expédition de M. de Frontenac.
À Cataracoui, sur le lac Ontario où il avait fait construire un fort rebaptisé à son nom, il était sur son fief, sur ses terres.
Cette année, comme les années précédentes, Frontenac avait reçu soixante chefs iroquois pour une rencontre amicale. C'était déjà une victoire que de les y avoir fait venir et assembler. L'Iroquois est généreux, mais il s'entête.
Cependant, il aime négocier autant qu'il aime se battre. C'était par là que le gouverneur de la Nouvelle-France les tenait. Il les avait durement, mais magnifiquement traités, ces superbes Iroquois ! M. d'Avrensson, présent à ses manœuvres, ne se lassait pas d'en décrire les subtilités et les phases !
On avait fini par leur arracher la promesse de demeurer en paix avec leurs voisins, les Outaouais et les Andastes, et de cesser de massacrer systématiquement les Hurons, ou ce qu'il en restait.
Frontenac avait l'art de réprimander les Indiens sans les mettre en colère. Sa vivacité, sa façon de jouer bruyamment avec leurs enfants les attendrissaient. Ils se pâmaient de rire à l'entendre exécuter parfaitement leurs « sassakouas », leurs cris de guerre à figer le sang.
Pour se mettre en condition de palabrer avec sagesse et lucidité, on avait fait tout d'abord deux grands festins, de ces festins où l'on ne mangeait rien et où l'on ne faisait que pétuner, qu'ils appelaient « festins de songerie ». Il faut dire qu'on en sortait plus saouls et mal assurés qu'après les plus effrénées libations, car ils usaient d'un tabac noir et dur qui vous blindait le gosier pour trois jours.
Puis les vrais festins avaient commencé. Là encore, il fallait mettre le doigt sur ce point de ressemblance entre Français et Indiens, et surtout Iroquois. « Le goût des festins » avant ou après la bataille.
La tête du plus gros chien bouilli à M. de Frontenac qui la mangeait jusqu'aux yeux, ce qui n'était pas la moindre de ses actions héroïques.
Poissons divers... En prenant garde de ne pas jeter les arêtes de poissons dans le feu à cause des esprits des eaux qui pourraient s'en trouver incommodés.
Ayant posé sur un grand foyer leur plus énorme chaudière où avaient cuit des morceaux de viande imposants, ils s'étaient mis à trois grands chefs armés d'un bâton pour s'arcbouter contre elle et la renverser. Geste symbolique de renverser la chaudière de guerre signifiant : « La guerre est finie. Nous acceptons la paix. »
Puisant avec une calebasse du bouillon qui restait au fond, les chefs avaient accentué la solennité de leur geste en distribuant de ce breuvage, très corsé et excellent, aux « principaux » parmi les Français, selon une coutume qui priait les anciens ennemis de se nourrir de la reddition même de leurs adversaires, car on l'appelait : le bouillon des vaincus, et quelques mauvais plaisants glissèrent qu'il y avait peut-être os et chair humains de récents massacres pour l'accommoder, ce qui fit pâlir de jeunes officiers nouvellement arrivés en Canada.
En bref, on avait enterré la hache de guerre.
Sous les plafonds de bois précieux du salon de L'arc-en-ciel, les convives applaudirent.
Frontenac, une fois de plus, s'était montré audacieux et habile à sa manière qui faisait trembler ses fidèles, mais qui visait toujours l'intérêt fondamental de la colonie.
Avant de laisser repartir les Iroquois vers leur vallée aux Cinq lacs, il y avait eu échange de wampums et de cadeaux.
Ils refusèrent le sel, denrée pourtant précieuse, car, disaient-ils, il donne soif, l'eau alourdit, et ils veillaient à la souplesse de leurs muscles afin de mieux courir et bander l'arc. Ils n'avaient jamais soif. Leur fade « sagamité » de maïs bouilli leur suffisait, relevée de petits fruits aigres.
Par contre, ils acceptèrent le cadeau, pour eux luxueux, de plusieurs sacs de farine car ils étaient friands de pains de froment. Un boulanger les accompagnerait en Iroquoisie, qui leur fabriquerait à l'entrée de l'hiver de belles roues de pain à conserver pour toute la mauvaise saison.
Il leur avait aussi laissé un armurier avec deux compagnons qui les suivrait jusque dans leurs bourgades aux longues maisons pour raccommoder leurs armes à feu et resserrer leurs haches.
M. de Frontenac les aimait chaudement, ces sauvages, en Gascon heureux de vivre qu'il était !
La joie s'exprima générale autour de la table. L'expédition annuelle avait réussi.
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