Après quelques instants de silence, Claude de Loménie révéla d'une voix lasse que le Père de Marville lui avait également fait parvenir des lettres et des papiers trouvés sur le missionnaire et son bréviaire. Déjà, à Paris, d'autres reliques du martyr avaient été portées à l'église Saint-Roch pour lequel le Père d'Orgeval avait une dévotion. On ne possédait pas la chapelle de voyage, mais l'on savait qu'elle avait été sauvée par des catéchumènes iroquois qui l'avaient cachée dans un village des bords de l'Ontario. Elle serait ramenée ultérieurement à Québec.

– Et le crucifix du Père d'Orgeval ? Cette croix qu'il portait sur la poitrine, que l'on disait incrustée d'un rubis ?

–– Les Barbares l'ont gardé. Puis, croyant que par cet œil rouge, Hatskon-Ontsi comme ils le nommaient, continuait à les regarder, ils ont enterré l'objet.

Elle le vit frissonner, comme un malade saisi de fièvre.

Angélique rattrapa le manteau qu'il laissait glisser de ses épaules avec indifférence, et l'enveloppa avec les gestes d'une mère envers un enfant négligent.

– Le brouillard vous pénètre. Moi aussi, je suis transie. Venez, nous continuerons plus tard cette conversation, si vous y tenez vraiment. Mais, pour l'instant, nous allons nous faire servir une bonne tasse de café turc. Vous, qui êtes de Méditerranée, ne pouvez dédaigner ce nectar. Peut-être êtes-vous sujet comme moi-même aux fièvres que l'on contracte à naviguer par là. Cela nous fera du bien.

Le soutenant presque, elle l'entraîna.

Montant à leur rencontre, la silhouette de Joffrey surgit, se détachant en ombre noire sur les lumières allumées des grosses lanternes.

Loménie s'arrêta, comme effrayé à nouveau.

– Lui, fit-il d'une voix sourde. Lui, toujours si sûr de sa voie, si triomphant, si différent de nous tous. Lui et vous ! Je m'interroge avec angoisse.

« Vous deux, n'êtes-vous pas venus pour nous achever, Sébastien et moi. Je me le demande parfois. N'êtes-vous pas venus pour nous vaincre ?

– Quel genre de victoire ? fit-elle. Je me le demande aussi ! Trêve de discours, chevalier. Allons boire notre café et cessez de vous tourmenter.

Chapitre 3

Malgré les raisons qu'elle s'était données d'être indulgente envers le comte de Loménie-Chambord, il y avait quand même deux ou trois réflexions et remontrances qu'Angélique tenait à lui faire, car ce serait lui rendre service que le mettre en face de ses illogismes et de ne pas le laisser trop divaguer.

Au matin, l'ayant aperçu de loin, sortant de la petite chapelle de Tadoussac dont la cloche grêle avait annoncé la messe et sonné le premier angélus, elle se fit conduire au rivage.

Cette fois, dans le jour ensoleillé, elle remarqua mieux en lui la subite atteinte du temps. Les cheveux d'un beau châtain ne grisonnaient pas cependant, mais leur teinte s'était comme lui fanée. Il lui parut plus touchant dans cette sorte de lassitude, avec sa silhouette amaigrie drapée dans un manteau gris, frappé à l'épaule d'une croix pattée de toile blanche, emblème de l'Ordre de Malte.

Il vint au-devant d'elle avec ce sourire d'accueil si plein de charme qu'elle lui connaissait. Il s'inclina et lui baisa la main en la remerciant de sa bonté pour lui, ce qui prouvait qu'il se souvenait confusément de la scène de la veille, mais qu'il n'en avait pas gardé une idée assez précise pour en conserver une gêne qui aurait dû le pousser à présenter des excuses. Mais elle estima qu'il ne fallait pas feindre l'oubli.

– Ce qui me choque le plus dans les discours que vous m'avez tenus hier soir, Monsieur le Chevalier, lui dit-elle, je ne vous cacherai pas que c'est l'oubli que vous semblez pratiquer de certains témoignages. La première fois que nous nous sommes présentés à Québec, on me soupçonnait d'être la femme diabolique annoncée par une vision de la mère Madeleine du couvent des Ursulines de Québec. Or, de ce soupçon, j'ai été innocentée. Je ne suis pas cette dangereuse créature qui devait surgir pour le malheur de la Nouvelle-France en général, et de l'Acadie en particulier.

– C'est l'évidence même.

– Mère Madeleine l'a affirmé, et vous fûtes témoin de sa déclaration sans ambiguïté.

– En effet. Je fus l'un des premiers à me réjouir de votre réhabilitation dont je n'avais jamais douté.

Apparemment, il semblait avoir oublié une partie de ses désagréables propos de la veille. Plus. Elle aurait juré qu'en ce qui concernait les accusations qu'il avait portées contre elle, il ne se souvenait de rien. Déconcertée, sa vindicte tomba et elle n'insista pas.

– Parlez-moi de votre blessure, mon cher ami. Elle fut plus mauvaise, il me semble, que ce que l'on a bien voulu m'en dire ?

D'un geste, il négligea le propos.

– Ce n'est rien ! Une flèche égarée. Mais j'ai dû revenir sur La Chine et Ville-Marie. J'ai regretté de ne pouvoir suivre Monsieur de Frontenac à Cataracoui. Car, me trouvant non loin du petit bourg de Quinté, sur la rive sud du lac Ontario, j'aurais pu aller recueillir la chapelle de voyage de ce soldat de Dieu, Sébastien d'Orgeval, mort pour sa foi. Au lieu de cela, seul, inutile, immobilisé en l'île de Montréal, je me suis livré à de sombres pensées.

– Qui vous ont égaré. De cela, je crois que vous avez conscience et que c'est la raison, la vraie raison, de la poursuite à laquelle vous vous êtes livré, sur nos traces jusqu'ici, malgré votre état de santé précaire. Et non pas celle de venir me dire des choses pénibles. Ce n'est pas trahir un ami disparu que de se réfugier près de ceux qui vous restent attachés et qui vous comprennent. Claude, nous sommes plus proches de vous que bien des personnes qui vous connaissent depuis plus longtemps. Souvenez-vous de notre première rencontre à Katarunk. De la sympathie que nous avons éprouvée tous trois les uns pour les autres ce jour-là. Encore que vous soyez venu avec vos alliés sauvages pour nous massacrer et incendier nos établissements1.

– Katarunk !... Oh ! C'est là que tout a commencé.

Il fit quelques pas avec agitation. Il raconta comment il avait entendu parler d'eux pour la première fois et les raisons de la campagne de Katarunk. Il se trouvait à Québec et il avait reçu une convocation pressante du Père d'Orgeval qui se trouvait alors à sa mission acadienne de Noredgewook, sur le Kennébec dans le sud. Le jésuite priait son ami, chevalier de Malte et de ce fait officier de haut grade, de prendre illico la tête d'une expédition pour arrêter l'envahissement d'un dangereux contingent d'aventuriers anglais, disait-il, hérétiques à coup sûr, qui s'installait dans les contrées à demi désertes de l'immense Acadie et se trouverait bientôt, de ce fait, aux frontières de la province de Canada. Il fallait profiter de l'absence du pirate qui les commandait pour frapper un coup décisif en s'emparant de son poste le plus important sur le Kennébec, Katarunk. Sébastien d'Orgeval s'adressait à son ami, le comte de Loménie-Chambord parce que le baron de Saint-Castine, à l'embouchure du Pénobscott sur l'Atlantique, prétextant l'éloignement, s'était dérobé.

Il lui indiquait des seigneurs canadiens, officiers sûrs à prendre avec lui : Pont-Briand, le baron de Maudreuil, M. de Laubignières et parmi les Indiens baptisés : Piksarett, le grand Narragansett et ses troupes. Loménie avait rapidement organisé cette campagne sans en informer Frontenac. Et depuis, il était un peu brouillé avec le gouverneur.

Il était arrivé le premier à Katarunk et s'en était emparé.

Loménie secouait la tête comme pour chasser une réminiscence insupportable.

– ... Il voulait que, sans préliminaires, d'emblée, je vous abatte, je vous efface. Ses directives, je dirais presque ses ordres, étaient si pressants et sans recours que j'en fus troublé. Au moins souhaitais-je parlementer avec M. de Peyrac et le juger avant de l'anéantir. Ce que j'ai fait.

– Et vous avez su aussitôt que nous n'étions pas vos ennemis, que nous étions faits pour nous entendre, et que notre venue en ce no man's land serait profitable à tous.

– J'ai cru bon de suivre une ligne diplomatique plus appropriée. Telle que se présentait la situation, le massacre eût été sans merci et réciproque. Et nous détruire mutuellement ne me parut pas aller dans le bénéfice d'aucuns, ni de la Nouvelle-France, de la France elle-même, ni de l'Église et de ses missions que vous preniez sous votre protection.

– Et cela, il ne vous l'a jamais pardonné.

– Je croyais pouvoir lui expliquer les raisons de mon initiative et qu'il se laisserait convaincre... qu'il comprendrait. Nous avions toujours agi de concert dans la plus parfaite entente. Or, cette fois, en mésestimant son jugement, je l'ai frappé à mort.

– Parce que cette fois, pour la première fois quand vous nous avez rencontrés à Katarunk, la pureté de ses intentions dans ses stratégies vous est apparue douteuse, entachée d'une inexplicable hargne, et peut-être... de folie ?... ajouta-t-elle à mi-voix guettant sa réaction.

Le chevalier protesta avec fougue.

–– Non ! Je ne l'ai jamais soupçonné de folie, Dieu m'en garde. Je croyais seulement, vous dis-je, que les données de l'événement et les conséquences de votre destruction lui échappaient, et... qu'il comprendrait... qu'il m'approuverait. J'étais naïf...

– Vous ne connaissiez peut-être pas tout de lui. Je comprends que vous ayez éprouvé une déception amère. Il s'est buté, a continué de maintenir ses projets belliqueux et presque suicidaires. Et c'est cela qui vous tracasse ?... Qui vous peine aujourd'hui ? Que vous appelez votre trahison envers lui ?

Loménie fit quelques pas, plongé dans ses pensées.

– Si vous saviez... Si vous saviez ce qu'il était pour moi ! Nous étions si unis, et depuis si longtemps. Lorsque j'avais voulu le suivre au séminaire des jésuites, il m'en avait détourné. Il me conseillait l'Ordre de Malte. Ainsi dans la vie, nous continuerions à nous compléter. Il serait mon guide spirituel. Je serais son bras guerrier... Et, soudain, pour la première fois en cette affaire de Katarunk, je me dérobai et refusai son plan.