Le religieux qui les accompagnait était un Récollet qui rejoignait la mission de Restigouche, sur le golfe Saint-Laurent.
Le comte de Peyrac les convia tous à descendre dans la chambre des cartes pour y prendre des rafraîchissements avant de souper en leur compagnie.
Angélique avait tendu la main vers le comte de Loménie-Chambord afin de prendre son bras, et qu'il l'escortât à la suite du groupe jusqu'à la chambre des cartes.
Mais comme il demeurait figé et planté comme une souche, son geste demeura inachevé. Sa première impression pénible lorsqu'elle l'avait distingué de loin se confirma. Sa démarche n'avait plus la fermeté alliée à la légèreté qui était celle des guerriers à l'indienne que formait ce pays. Cette démarche lui avait paru languissante, voire pesante au point qu'elle avait hésité à le reconnaître en cette silhouette amaigrie, voûtée. Bref, il avait vieilli.
« Sa blessure, sans doute... »
Elle s'arrêta également, et resta près de lui, laissant s'éloigner la compagnie.
– Parlez-moi de votre blessure, dit-elle.
Il tressaillit et releva la tête. Son visage, pâle et raviné, qu'elle pouvait distinguer malgré la pénombre revenue sur le balcon avec l'éloignement des lumières, confirma ses alarmes, mais, comme elle allait insister pour lui demander des nouvelles de sa santé, il l'interrompit d'un geste impératif.
– Je sais que vous avez cherché à me voir lors de votre séjour à Ville-Marie, fît-il d'un ton abrupt qu'elle ne lui avait jamais connu. Je vous sais gré, Madame, de votre urbanité, mais je n'aurais pu alors vous voir et vous parler avec sang-froid. Cependant, plus tard, j'ai su que je ne pouvais vous laisser vous éloigner et quitter la Nouvelle-France sans vous dire tous les mots qui oppressaient mon cœur. Il faut qu'ils soient dits une bonne fois. C'est un devoir, une dette sacrée. Aussi, mal guéri, je me suis embarqué pour descendre le fleuve avant que votre flotte n'ait franchi les limites de la province de Canada.
Il donnait l'impression de débiter un discours qu'il avait répété mot pour mot pendant des jours et des nuits et qu'il savait par cœur.
– J'ai traversé une terrible crise, mais maintenant je vois clair et je parlerai. Je sais désormais, Madame, que vous êtes bien la femme annoncée qui devait tous nous égarer. Revivant des souvenirs, j'ai pu démonter votre méthode habile, confondante d'ingéniosité. Vous vous faites une vertu d'être sans morale. Et parce que vous n'en avez pas la notion, on vous croit sans péché. Vous êtes comme Ève : inconsciente. Sans remords parce que vous fûtes sans intention. Ne suivant que vos dogmes, vous vous absolvez de transgresser ceux qui ne vous siéent pas dans les lois.
« Vous excusez l'hérésie si ne l'approuvez, et vous montrez indulgente au vice, par esprit de justice, dites-vous, charité ou quelqu'autres prétextes.
« Et tous, tous, nous tombons dans le piège.
« Nous sommes devant vous impuissants, comme devant des enfants qui auraient mis le feu à notre maison. À la fois on les maudit et on ne peut leur en vouloir : ils ne savent ce qu'ils font !...
« Il a perdu la tête ! » s'avoua-t-elle, médusée, après avoir cherché en vain à arrêter le flot de sa diatribe.
Encore un vent de folie qui s'était levé !
Il continuait d'une voix monocorde.
– On dirait que, si belle, si vivante, vous êtes née pour exalter le bonheur, pour nous rendre le Paradis terrestre, et voici qu'on se retrouve échoué sur un rivage aride, ayant perdu la route du salut. Alors, il est trop tard pour comprendre que lui, vous, joignant le charme de son intelligence à celui de votre grâce, menant tous deux une existence contraire à la nôtre, vous vous êtes acharnés à briser les images qui régissent nos sociétés et nous dictent nos devoirs.
– Mais, taisez-vous donc ! réussit-elle enfin à lui intimer avec colère.
Tant qu'il ne s'en prenait qu'à elle, elle ne se laissait pas trop émouvoir. Ce n'était pas la première fois qu'un amoureux déçu la vouait aux gémonies et la chargeait de tous les péchés d'Israël. Mais s'il s'attaquait à Joffrey, là, elle ne le supportait pas.
Il ne tint pas compte de son injonction et continua avec une véhémence qui s'était nourrie de griefs longuement ressassés.
– Par votre vie, à tous deux, vous ridiculisez nos sacrifices ! Vous bafouez nos renoncements.
– Taisez-vous !... Quelle mouche vous pique, Monsieur ? Si vous avez entrepris la descente du fleuve pour venir me bailler de pareilles sornettes, vous auriez pu économiser vos fatigues. Ni mon époux, ni moi-même n'avons mérité que vous nous traitiez ainsi. Vous êtes injuste, Monsieur de Loménie, inutilement blessant, et je ne pardonnerais pas de telles paroles ni de telles pensées venant d'un ami si cher et que je croyais si sûr, si je ne devinais que quelque chose s'est passé qui vous a bouleversé et jeté hors de vous-même.
Dans un subit geste de tendresse, elle posa deux doigts sur sa joue.
– Parlez, Claude, murmura-t-elle. Que vous arrive-t-il, mon pauvre ami ? Que s'est-il passé ?
Il frémit.
– Il s'est passé... qu'il est mort !
Il cracha ces mots dans un râle, comme le sang d'une plaie intérieure.
– Il est mort, répéta-t-il avec désespoir. Il est mort martyr aux Iroquois... Ils ont torturé son corps !... Ils ont mangé son cœur ! Ô Sébastien, mon ami !... Ils ont mangé ton cœur ! Et moi, je t'ai trahi !
Et, soudainement, il éclata en sanglots terribles, des sanglots d'homme à bout de détresse et qui s'est trop longtemps privé des larmes.
Angélique pressentait cette explosion.
Les événements avaient pris le tour qu'elle appréhendait. La nouvelle de la mort du Père d'Orgeval, perpétrée un an plus tôt aux confins du fleuve Hudson, n'était parvenue officiellement que récemment de Paris en Nouvelle-France. La colonie était sous le choc, et Loménie était atteint.
Elle s'approcha et l'entoura de ses bras avec compassion. Alors, il se tourna vers elle et sanglota, le front sur son épaule. Elle le serra contre elle sans rien dire, attendant qu'il se calmât.
Elle sentait qu'il se calmait. Et que c'était d'un geste de compassion, de mansuétude et de tendresse dont il avait manqué pour supporter l'annonce de la mort de son ami. Il se rendait.
Peu après, il redressa la tête, plein de confusion.
– Pardonnez-moi.
– Ce n'est rien. Vous n'en pouviez plus, dit-elle.
– Pardonnez surtout mes paroles. Mes accusations envers vous, soudain, me semblent futiles.
– Elles le sont, en effet.
– ... Et mes soupçons déraisonnables.
– Voilà qui est bien.
– Je me sens mieux. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Vous êtes une amie, une vraie amie. Cela, je le sais. Je le sens. Je l'ai toujours éprouvé. Une exquise amie. Et rien ne m'accable plus que de croire découvrir tout à coup le revers des apparences et d'entendre une voix qui nomme trahison l'amitié que je vous ai vouée.
Il se tamponnait les yeux et paraissait étourdi comme s'il avait reçu des coups.
– Comment ne pas vous juger redoutable ? reprit-il, retrouvant enfin le ton d'humour léger qui était de mise entre eux auparavant. Je suis venu ici, bardé de certitudes et de rigueur, rendant à Sébastien raison pour la méfiance qu'il vous a manifestée, bien décidé à vous fustiger de mille mots qui régleraient, à jamais, par la rupture, l'ambiguïté de notre amitié, de la sympathie que je me reproche, autant celle que je vous porte que celle que m'inspire le comte de Peyrac. Et je me retrouve, pleurant dans vos bras comme un enfant.
– N'ayez pas de honte de votre abandon, chevalier. Sans vous prêcher dans un domaine qui vous est plus familier qu'à moi, je voudrais vous rappeler que l'Évangile nous montre le Christ cherchant auprès de ses amis un réconfort à son angoisse.
– Mais pas auprès d'une femme, protesta Loménie qui avait l'air d'un adolescent abattu, dépassé par ses conflits intérieurs.
– Mais si, il me semble, fit-elle gentiment. Elles étaient là aussi, les femmes, sur le chemin de la douleur. Non seulement la mère, mais aussi les amies, les amoureuses, la prostituée, Marie de Magdala. Vous voyez que je suis en bonne compagnie.
« Et puisque nous parlons de femmes, puis-je vous demander si vous avez reçu de bonnes nouvelles de votre mère et de vos sœurs. J'espère qu'aucun deuil n'est venu s'ajouter à celui-ci ?...
Loménie protesta que sa mère et ses sœurs se portaient bien. Il n'avait pas pris le temps de lire en détail leurs longues épîtres, car en même temps, par ce courrier des navires du printemps, lui était parvenue la lettre du Père de Marville lui parlant des derniers moments de son ami de jeunesse et il ne s'en était pas remis.
Il porta la main à son pourpoint comme si le brûlait l'enveloppe qu'il gardait sur son cœur.
– Lucien de Marville m'a répété les dernières et terribles paroles du mourant... Hélas, contre vous, Madame. « C'est elle qui est cause de ma mort. » Et depuis, cela me poursuit. Peut-être ignoriez-vous ces condamnations.
– Je les connais, fit-elle.
Elle lui expliqua comment, se trouvant à Salem, où le chef des Mohawks avait envoyé le Père de Marville, ils avaient été les premiers avertis. La désignant, le jésuite lui avait répété le cri accusateur.
« C'est elle ! C'est elle ! C'est à cause d'elle que je meurs ! »
Prudemment, Angélique se garda de relever ce qu'une telle accusation avait de morbide et de faux. Dès que l'on commençait à discuter des justifications de l'hostilité du Père d'Orgeval envers eux, et surtout envers elle, les arguments donnaient tort et raison aux deux partis. Elle sentit que le chevalier n'était plus en état de replacer les faits sous un éclairage moins farouche, et se tut.
"La victoire d’Angélique" отзывы
Отзывы читателей о книге "La victoire d’Angélique". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La victoire d’Angélique" друзьям в соцсетях.