Et, c'était irrésistible, elle ne pouvait s'empêcher d'évoquer celle qui, dans ses robes excentriques, avec sa finesse de statuette de Tanagra, son sourire innocent, ses grands yeux émouvants, s'était plu à régner un temps sur ce royaume déshérité, peuplé d'hommes isolés, solitaires, naïfs ou brutaux, candides comme des enfants ou vicieux comme des démons, que les hasards et les obligations de la pêche à la morue jetaient là sur les grèves, le temps d'un été, au pied des côtes et des falaises, hors l'espace et le temps, comme sur l'île maudite d'une étoile perdue.

L'an dernier, au retour de son voyage en Nouvelle-France, sous le coup du trouble qu'avait jeté en son esprit les élucubrations de Delphine du Rosoy et l'interrogatoire du lieutenant de police Garreau d'Entremont, elle avait essayé de chasser de sa pensée des soucis nébuleux, et d'éviter, pour laisser au temps le loisir de décanter ces informations, certaine démarche. Aujourd'hui, en ce voyage d'allée qu'elle effectuait en compagnie de Joffrey et qu'elle comptait bien accomplir avec lui jusqu'au bout, elle se sentait en meilleure disposition.

Un courrier qui l'attendait ici de Mme de Mercouville, toujours prolixe épistolière, lui annonçait que Delphine du Rosoy attendait un enfant pour la fin août, ce qui, calcula Angélique, leur permettrait d'être là pour l'heureux événement, au moins pour le baptême. Une autre lettre affectueuse de Marguerite Bourgeoys, datée du mois de juin, car confiée aux premières barques qui pouvaient gagner l'embouchure du Saint-Laurent dégagée de ses glaces, lui donnait des nouvelles détaillées et satisfaisantes sur la petite fille, et le message était accompagné d'une feuille couverte de grosses lettres appliquées :

Ma chère mère, Mon cher père...

Cela n'allait pas plus loin, car suffisant à remplir la feuille, mais cette première preuve tangible de la bonne santé et gentillesse d'Honorine et de ses progrès en écriture les avait remplis de joie.

La crissante fanfare des insectes célébrait la belle saison.

Angélique s'engagea sur le sentier et monta à travers les hautes herbes déjà presque réduites à paille par la chaleur. C'était la première fois qu'elle se risquait par là et jusqu'alors, quand elle avait fait halte à Tidmagouche, elle évitait de tourner la tête dans la direction des bois.

Elle trouva la tombe.

Autant qu'elle s'en souvenait, ayant dû par convenance assister à l'enterrement, c'était bien là.

Malgré la végétation envahissante, la croix de bois se dressait, à peine rejetée un peu de guingois par un travail actif, à ses pieds, d'une colonie de fourmis.

Apparemment, personne ne s'était préoccupé d'aller nettoyer autour de cette tombe au cours des années. Après l'ensevelissement, sur la terre fraîchement refermée, Joffrey de Peyrac avait fait poser une dalle pesante, et il avait donné une confortable obole à l'un des pêcheurs bretons, sculpteur de pierre en son pays, afin qu'il y gravât les nom et prénom, sans épitaphe, de la riche, noble et pieuse duchesse française, venue mourir tragiquement au Nouveau Monde, sur un rivage déshérité.

Le Breton avait fait son travail avec conscience, et s'il avait dû éprouver des difficultés pour faire tenir le prénom d'Ambroisine et le nom de Maudribourg sur toute la pierre tombale, il y était parvenu en allant à la ligne et en serrant un peu les lettres vers la fin. Il avait réussi à fignoler encore une petite croix et en dessous la date du décès. La date de naissance étant inconnue.

« S'il fallait en croire sa duègne Pétronille Damourt, elle aurait été plus âgée que moi, se souvint Angélique. Mais elle donnait à penser par ses façons timorées qu'elle l'était beaucoup moins. Encore une qui avait trouvé le secret de l'éternelle jeunesse. Mais par l'intervention de Méphisto ! »

À y réfléchir, avait-elle été si belle et si jeune ? Ou était-ce l'effet d'un charme qui émanait de sa personne et jetait des écailles sur les yeux des gens ?

Angélique se pencha afin de déchiffrer l'inscription que rongeait une dentelle arachnéenne de lichens dorés. Elle gratta, écarta un peu plantes et dépôts de poussière incrustés et son doigt suivit le tracé de chaque lettre :

Ici repose


dame


Ambr-


-oisine de


Maudri-


-bourg

Elle se redressa, et s'écarta de quelques pas afin de regarder de loin la tombe. Elle n'éprouvait en cet instant nul sursaut de crainte ou de ressentiment comme chaque fois que le nom de cette femme était prononcé devant elle.

Qui reposait là ? Elle, le corps, la dépouille mortelle de la Démone, l'esprit succube dénoncé par le père jésuite Jean-Paul Maraîcher de Vernon, ou une pauvre fille dévouée à sa maîtresse, Henriette Maillotin, exaltée, prête à tout pour celle qu'elle idolâtrait, et qui, par elle et ses complices cachés, avait été odieusement trompée, sacrifiée, assassinée ?

Angélique, au moment où l'on rapportait de la forêt, sur un brancard, la dépouille mortelle de la duchesse de Maudribourg, n'avait pas voulu, à bout de force nerveuse, s'approcher du cadavre dont elle avait seulement reconnu de loin des lambeaux de jupe maculés, jaune et bleu canard de ses étranges atours.

Mais Marcelline au grand cœur voulant donner quelques soins pieux à ce corps mutilé, l'envelopper au moins dans un linceul avant qu'il fût porté en terre, lui avait parlé de ce visage méconnaissable...

« Une bouillie de chair et d'os... comme si on l'avait frappée, écrasée à coups de maillets... »

Personne n'avait relevé son observation qu'elle n'avait d'ailleurs pas communiquée à tous. On en restait de préférence à l'intervention des loups et des lynx.

« Et les cheveux, Marcelline ?... Comment étaient ses cheveux ?... Longs ?... Noirs ?... »

Sans doute poissés de sang, arrachés par touffes... Néanmoins, il faudrait qu'un jour elle pose la question à Marcelline.

Elle revint s'asseoir près de la tombe.

Dans ce bourdonnement des insectes, l'endroit demeurait doux, serein. Et elle s'étonna, car ici elle ne ressentait pas le malaise de Tidmagouche. Des épilobes mauves, des verges d'or étincelantes, hautes comme des cierges poussant follement à leur manière, l'entouraient, l'abritant du vent qui faisait onduler leurs cimes dans un mouvement continu de berceuse. Des ancolies blanches, des petits asters mauves au cœur jaune, le rose lupin des prés, se mêlaient aux herbes envahissantes et un liseron commençait d'investir la croix, d'une liane innocente.

« Elle n'est pas là ! Si elle était là... les fleurs ne pousseraient pas », se dit Angélique.

Puis elle se releva et s'éloigna, après avoir eu quand même le courage de faire un signe de croix, et en se redisant que sa réflexion à propos des fleurs était puérile car la nature se moque bien de ces nuances.

À supposer que par sa malice et son emprise sur Nicolas Parys ou un autre de ces hommes qu'elle subjuguait, la duchesse de Maudribourg ait pu sauver sa vie, Angélique ne pouvait plus l'imaginer réapparaissant aussi dangereuse qu'avant.

Ces luttes qui sont des épreuves, ces combats, ne doivent pas pouvoir se renouveler dans les mêmes conditions et avec les mêmes personnages, car les uns et les autres en sortent changés.

En ce qui concernait le passé, elle estimait qu'elle ne s'était pas trop mal battue mais qu'aujourd'hui, elle se laisserait moins désarçonner par les ruses et les sourires enjôleurs de la rouée. Puis elle eut un frisson, et s'inclina avec humilité en se souvenant de certaines lueurs dans les yeux d'Ambroisine qu'elle avait vues briller à travers l'ambre de ses prunelles de femme séductrice et qu'on ne pouvait attribuer à un être humain. Par ces yeux de femme, le démon parfois regardait. Devant une telle rencontre avec l'esprit des ténèbres, nulle créature ne peut se vanter de ne pas trembler, et les plus forts eux-mêmes de ne point succomber, paralysés, comme des lapins devant l'œil du serpent.

« Mea culpa ! se dit-elle. Si j'ai acquis quelque expérience à ce combat, au moins que ce soit celle de ne pas me croire plus forte que l'être infernal. C'est par cette prétention que je risquerais encore de me faire abuser. »

« On ne plaisante pas avec ces choses-là, disait le marquis de Ville-d'Avray, tout badin qu'il fût. J'ai reconnu l'écriture de Satan sur ce grimoire. Ma chère, n'y touchez pas ! »

Il avait fait analyser la signature de Mme de Maudribourg par le jésuite Jeanrousse, et celui-ci, paraît-il, s'était signé plusieurs fois.

Le marquis prenait très au sérieux les dangers occultes qu'elle représentait, sans pour cela se départir de sa préciosité mondaine, et cesser de couvrir Ambroisine de compliments et jouer le naïf, ce qui était la meilleure défense.

« Quatre-vingts légions, ma chère enfant, ce n'est pas rien !... Oui, j'ai fait quelques études de démonologie », jetait-il, négligemment, le petit doigt levé tout en puisant un bonbon dans son drageoir...

À vivre près de lui les jours sinistres de Tidmagouche, elle avait pu s'apercevoir qu'il était en effet fort savant en toutes sortes de sciences.

Alors qu'attendrie à ce souvenir elle l'évoquait, voici qu'il apparut. Tel qu'en lui-même, marchant à pas comptés en lançant de côté sa canne à pommeau d'ivoire avec la même élégance souveraine que le roi, ses talons rouges écrasant avec assurance sur le sentier sablonneux les graviers de la plage, le satin de son habit et les fleurs de son gilet brodé miroitant magnifiquement au soleil barbouillé de brumes de la côte Est.

La découvrant, il fit halte. L'avenant sourire, qui ne cessait jamais de fleurir sur ses lèvres, s'épanouit.