Elle se reprocha de donner à sa question une formulation qu'elle savait détournée, mais ne faut-il pas parfois « prêcher le faux pour savoir le vrai » ?
– N'avez-vous pas regretté que vos parents vous envoient si loin pour apprendre à lire et à écrire ? Car Montréal, c'est encore plus loin que Québec.
Honorine interrompit son travail pour regarder longuement la directrice. Il y avait une vague sévérité au fond de sa prunelle mais qui s'adoucit. Elle eut comme un sourire. Et Marguerite Bourgeoys pensait qu'il n'y a rien de plus beau et de plus émouvant au monde qu'un regard de petit enfant qui vous livre son âme neuve avec une parfaite confiance et une parfaite innocence.
– C'est moi qui ai voulu venir, répondit enfin Honorine d'un ton qui sous-entendait : comme si vous ne le saviez pas. Je vous ai vue à Tadoussac et aussi à la cathédrale quand on chantait le Te Deum, et j'ai toujours aimé la lumière qu'il y a autour de votre tête.
La religieuse eut un léger tressaillement d'émotion à cette réponse inattendue.
– Ma petite fille, il est vrai que tu n'es pas une enfant comme les autres. Il faut accepter cela sans te révolter, ni en vouloir à ceux qui ne te comprendront pas toujours. Car toi, tu vois des choses que bien peu ne voient.
– Mais je n'aime pas la lumière qu'il y a autour de la tête de mère Delamare, reprit Honorine en rassemblant avec soin les esquilles de cire blanche. Si vous partez, mère Bourgeoys, je veux partir aussi.
– Mais, ma petite enfant, il n'est pas question que je parte.
– Ne me laissez pas, si c'est mère Delamare qui commande. Elle n'est pas vous et elle ne m'aime pas.
« C'est vrai », pensa la sainte directrice.
Elle fit une petite croix sur le front d'Honorine et dit qu'il fallait prier Dieu. Elle caressait pensivement les longs cheveux cuivrés et son geste était celui de la bénédiction.
Puis elle revint à des questions pratiques.
– Ma petite enfant, l'été sera bientôt là. Tu vas souffrir de la chaleur avec tes cheveux longs. Et tu ne veux pas qu'on te les tresse. Si je te les coupais, juste aux épaules, pour que tu sois plus à l'aise ?
– Ma mère ne veut pas. Dès qu'on touche à mes cheveux, elle en fait toute une histoire.
Elle raconta comment elle avait voulu se faire une coiffure à l'iroquoise et tous les ennuis qui en avaient résulté.
Le récit amusa Marguerite Bourgeoys au plus haut point. Elle en rit, en rit avec une si franche et juvénile gaieté qu'Honorine, enchantée de son succès et d'avoir réussi à dérider la supérieure qu'elle jugeait tant soit peu trop sévère, repartit joyeusement jouer à la balle dans le jardin avec ses petites amies.
À ce jeu de balle participaient souvent des enfants iroquois de la mission de Khanawake. Ils étaient reçus à la Congrégation de Notre-Dame lorsqu'un marché ou des démarches auprès des Français, ou des achats à faire les amenaient avec leurs familles à Montréal.
La réserve des sauvages iroquois convertis avait été plusieurs fois déplacée, car sise les premières années près du lac des Hurons, elle était devenue un but de raid pour leurs compatriotes païens et il avait fallu ramener le plus grand nombre des Iroquois chrétiens sous Montréal, à l'abri des forts et des villages français.
Elle était maintenant établie sur la rive droite du Saint-Laurent, en face de la Chine, au lieu-dit Khanawake : le Sault, le rapide.
Vingt ans plus tôt, elle était plus proche de la ville, à Kentaké la Prairie, et comptait cinq cabanes. Maintenant, il y en avait plus de cinquante et un millier de personnes. Depuis quatre années, elle s'était transférée sur la rivière de portage, à la limite de la frontière protégée des barbares, les Jésuites d'autre part voulant s'éloigner le plus possible du voisinage des Français qu'ils jugeaient préjudiciables aux néophytes.
Mère Bourgeoys disait que les Indiens iroquois convertis étaient un exemple pour tous. Malgré les massacres dont ils avaient été l'objet de la part des leurs parce que chrétiens, ils se sentaient responsables du salut de leurs frères païens et se maintenaient en liaison d'amitié avec leurs familles des Cinq-Nations. Ils pouvaient supporter d'être devenus un peuple sans territoire et sans racines parce qu'en fait ils ne se considéraient pas comme séparés du peuple de la Longue Maison, qui, là-bas, vivait dans la Vallée sacrée où règnent le maïs, la courge et le haricot, sous la protection solaire des champs de tournesol.
Honorine regrettait de ne point les voir arriver à la maison de Notre-Dame, bardés d'armes et de peintures de guerre, mais ayant entendu les commentaires de mère Bourgeoys, elle reconnut qu'elle aussi aimait à rencontrer les Iroquois de la mission de la Prairie. Elle aimait s'asseoir avec eux lorsqu'ils venaient apprendre leur langage et se vanter près d'eux de fort bien connaître Tahontaghète, le grand capitaine des Sénécas, et Outtaké, le dieu des nuages.
Eux l'appelaient : Nuée rouge.
Parmi les femmes qui accompagnaient les enfants lorsqu'ils passaient plusieurs jours à Ville-Marie, il y avait une jeune Indienne avec laquelle Honorine aimait jouer, chanter, prier. Une aimable lumière sans doute auréolait, aux yeux de la petite Française, la fine tête, coiffée de tresses noires retenues au front par le bandeau brodé de perles traditionnel.
Elle s'appelait Catherine. Elle avait été chassée de la tribu des Mohawks ou Agniers parce qu'elle voulait vivre selon l'idéal chrétien et être baptisée comme sa mère, une algonquine chrétienne, enlevée par les Iroquois. Toute la famille de Catherine était morte au cours d'une épidémie de variole, de laquelle, seule, elle avait survécu.
Orpheline maltraitée par son oncle qui voulait lui imposer un époux, elle avait fini par échouer à la réserve de Khanawake. Elle rayonnait du bonheur d'avoir trouvé son lieu d'élection, près des églises et des chapelles où habitait le Dieu d'amour qu'elle avait choisi pour élu de son cœur. Ses compatriotes avaient ajouté à son prénom de baptême Catherine ou Katéri, plus facile à prononcer, celui de Tekakwitha, à double sens comme les noms symboles qu'ils choisissaient, car cela voulait dire « qui renverse les obstacles » et témoignait de sa volonté de survivre aux épreuves qui l'avaient accablée, mais aussi « qui marche les mains en avant pour ne pas se heurter aux obstacles », car, de la variole qui l'avait terrassée à l'âge de quatre ans, elle était restée à demi aveugle.
Cinquième partie
Le fou et sa ceinture dorée
Chapitre 23
Ils étaient arrivés la veille à Tidmagouche, sur la côte est. L'annonce leur étant donnée que la rade était encombrée par la flotte de pêche saisonnière et à laquelle s'ajoutaient des navires en partance pour l'Europe, d'autres arrivant, à bout de traversée, ils avaient jeté l'ancre plus au sud, dans un havre faisant face à l'île Saint-Jean, et s'étaient rendus au poste par terre, accompagnés de membres de l'équipage et des gens de leur maison qui transportaient sur la tête, à dos d'homme, à la perche d'épaules, sacs et coffres pour une installation sommaire.
L'endroit restait assez pauvre, à part les aménagements portuaires, entrepôts et baraquements où logeaient les pêcheurs malouins et bretons qui louaient les « graves » chaque année.
L'ancienne maison fortifiée de Nicolas Parys recevait le comte de Peyrac et sa femme lorsqu'ils s'y arrêtaient pour quelques jours.
On n'avait pas encore eu le temps de la rendre plus spacieuse et plus avenante.
Chaque fois, le comte se promettait d'ordonner des travaux, mais il manquait d'homme de confiance en la place pour les diriger, à part le vieux Job Simon, occupé de ses pêcheries pour son commerce et de son atelier de sculptures et dorures de figures de proue, pour sa consolation ou le gendre de Nicolas Parys, peu amène et sans capacités pour ouvrir et surveiller un chantier de construction en leur absence.
Tidmagouche demeurait donc une escale.
Angélique n'y revenait jamais volontiers, quoique happée par l'excitation des journées intenses et décisives qu'elle y avait vécues lors de son duel avec la Démone, et qui avaient eu ce coin perdu de la côte pour théâtre. Des épisodes lui revenaient en mémoire dès que le vent lui portait aux narines l'odeur saumâtre des poissonneries, mélangée à celle balsamique de la forêt surchauffée de l'été, en arrière-plan.
Tidmagouche était aussi la halte à mi-chemin entre Québec et Gouldsboro. Donc éveillant, malgré tout, un sentiment d'impatience heureuse à l'idée, soit de retourner dans leurs domaines du Sud, ou bien, comme cette fois-ci, de retrouver en sus de leurs amis de Québec, Honorine qu'ils voulaient visiter longuement à Montréal, ainsi que la famille du frère d'Angélique retrouvé.
Pour toutes ces raisons, Angélique se serait fort bien arrangée de ne pas rester ici plus de vingt-quatre heures. Mais c'était un point de rencontre et Joffrey y avait toujours beaucoup de questions à traiter.
Cette année-ci, les jumeaux avaient fait partie du voyage du Kennébec, ramenant les hivernants de Wapassou vers leur port d'attache Gouldsboro. La question s'était débattue de les emmener aussi jusqu'en Nouvelle-France. Mais la double escorte qu'exigeait le déplacement des petits princes, les tracas qui pouvaient en résulter sans nécessité pour un voyage à la fois aussi court et trop long pour de jeunes enfants, avaient fait abandonner le projet. Ils jouissaient déjà à Gouldsboro d'une cour se disputant leur faveur. Abigaël les prenait sous sa surveillance.
Laissant M. Tissot et sa troupe mettre de l'ordre dans la maison sur laquelle venait de s'élever la bannière bleue à l'écu d'argent, elle sortit, reconnut du haut du terre-plein, à mi-côte où était édifiée l'habitation, le vaste amphithéâtre de la baie sous ses brumes matinales, plissa les paupières sous la lumière diffuse, écouta les bruits confus qui montaient vers elle avec une sorte de paresse comme si les activités menées en contrebas : travaux des pêcheurs sur les échafauds pour préparer les morues, allées et venues des barques, ou de groupes de marins se déplaçant pour venir chercher de l'eau à la source, ou bien livrer leurs pêches aux coutelas des trancheurs, etc., l'eussent été par des fantômes.
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