– Le Roi l'espère... Mais, comprenez bien, monsieur. Vous... moi !... Le roi !... Nous n'aurons jamais que des bribes... Et c'est bien ainsi... Et c'est cela qui est infiniment précieux... C'est cela qui rend inoubliable la rencontre que nous avons fait d'elle. Pensez donc à quel point nous sommes privilégiés... Un jour, passant avec ses équipages par votre province, accompagnée ou non de l'homme qu'elle adore, passant dis-je, par votre Berry pour se rendre en Aquitaine, elle, ou ils, s'arrêteront en votre gentilhommière... Vous la recevrez à votre table... Vous lui présenterez vos jardins, votre campagne, et, qui sait peut-être... votre femme charmante, vos enfants heureux...
« N'êtes-vous pas prêt à vivre patiemment l'attente pour ces quelques heures de rêve ?...
« Et moi ?... Moi le grimaud redoutable qui fait trembler le spadassin payé pour un crime et le noble seigneur qui l'a payé pour ce crime, moi qui me salis les mains à manier tant de puantes intrigues, qui ne cesse de rôtir sur le gril de mes fourbes questions moultes créatures plus hideuses les unes que les autres, dont les lèvres ne savent que mentir, dont le cœur est de pierre, sinon pourri comme poire blette tombée, moi qui travaille à assainir Paris et la cour et qui poursuis sans relâche brigands et sorcières, empoisonneurs et assassins, quel aiguillon, croyez-vous, me talonne dans cette ingrate et souvent dangereuse besogne ? Qu'elle revienne un jour, parmi nous, sans avoir à risquer sa vie. Qu'un jour, et je n'aspire à nulle autre récompense, elle puisse, du bout d'une antichambre et me reconnaissant de loin dans la foule des courtisans, me dédier un petit sourire, un petit clin d'œil.
« Voici les vrais secrets des hommes. Ceux dont ils s'honorent. Qui les réjouissent, qui leur prouvent leur bonne étoile !... Qu'une rencontre fortuite, brève le plus souvent, déchirante parfois, leur permette de se dire, tout au long de leur vie : « Au moins, une fois, j'ai aimé. »
Chapitre 21
Cantor à Versailles...
La marquise de Chaulnes jouait au piquet avec messieurs de Sougré de Chavigny et d'Oremans lorsqu'au fond de la galerie passa un jeune page, vêtu de blanc, qui, sans qu'on eût discerné son approche, se trouva soudain derrière les joueurs, un poing sur la hanche.
Ce n'était que petit jeu, le roi étant à Marly, mais les personnages installés autour de la table ne se laissèrent pas déranger par la présence du garçon qui demeurait là, posté dans une immobilité totale.
– Qui vous envoie, M. de Peyrac ? demanda Sougré agacé.
Il avait reconnu le cadet des deux frères qui étaient venus de Gascogne, d'après leurs noms, d'autres disaient de Nouvelle-France, ce qui était moins brillant.
Dès l'abord, ils avaient su bien se placer dans l'entourage du monarque, et l'aîné avait promptement obtenu la charge de « Maître des Plaisirs du Roi », très briguée, et très honorable pour celui qui en était pourvu, car elle était aussi recherchée pour ses bénéfices que difficile à remplir.
– Nous vous avons posé une question, jeune Cantor, interposa M. de Sougré, qui se piquait d'être intime des deux frères, que le roi affectionnait ouvertement, et qui avaient débarqué à la Cour avec un train d'ambassadeur.
Malgré leur jeunesse ils semblaient avoir déjà parcouru le monde, et, plus étonnant encore, ne rien ignorer de Versailles.
Madame de Chaulnes qui jusqu'alors préoccupée par des cartes médiocres qui risquaient de lui coûter sa mise, n'avait pas pris garde à l'intrus, leva les yeux sur lui et fut frappée de deux choses : il était d'une beauté lumineuse d'apparition et il ne regardait qu'elle.
Madame de Chaulnes, par sa taille mince, ses seins parfaits ni menus, ni trop avantageux, son teint délicatement rosé sans être vermeil, inaltérable dans l'émotion, sa peau fine sans être fragile, sa chevelure d'un blond cendré, était de ces femmes auxquelles on donne éternellement trente ans, et qui semblent en tout cas ne jamais franchir le cap de la quarantaine.
Cependant, bien qu'elle fût plus jeune que la marquise de Montespan, elle se sentait plus touchée par les atteintes de l'âge que l'impétueuse marquise qui, dans l'épanouissement de maternités récentes, continuait d'imposer à la Cour le tempérament fougueux d'une nature irriguée par un sang chaleureux, servi par un corps au zénith de sa beauté et de sa pétulance.
Chez Mme de Chaulnes, l'appréhension de l'âge était une sensation intérieure. Elle se gardait de toutes confidences à ce sujet. Elle savait que rien n'en transparaissait et que tous et toutes au contraire enviaient son air de jeunesse qui la faisait parfois prendre par les non-initiés pour une des filles d'honneur, à peine sorties de couvent ou arrivées tout juste de leur province à la Cour afin d'y apprendre, au service des Grands, les manières du monde de la noblesse dans lequel le sort les avait fait naître. Lorsqu'à la suite d'une telle confusion, les fauteurs s'ébahissaient, elle riait et rappelait qu'elle était arrivée à la Cour à quatorze ans, et avait fait ses premières armes, au Louvre, sous la férule de Madame de Maray.
En ce temps-là, les plus jeunes filles d'honneur apprenaient à danser avec le roi qui avait leur âge.
Mme de Chaulnes était toute habileté. Plus de vingt années d'expérience à la Cour lui en avaient appris toutes les subtilités et les chausse-trapes.
Dame d'atours de la reine, elle avait su lui être dévouée, sans déplaire au roi, et remplir son service tout en n'étant jamais là. On la voyait partout, ce qui ne l'empêchait pas de s'esquiver et de se réfugier dans son petit appartement de la rue des Réservoirs, non loin du palais, à Versailles, pour cause de fatigue ou pour une escapade galante, ou tout simplement lorsque l'envie lui en prenait. Elle savait qu'elle avait acquis ce qu'il faut de solitude pour plaire en haut lieu et nul n'aurait songé à émettre contre elle un blâme tant il paraissait inconcevable qu'elle en méritât un, chacun étant persuadé que toutes ses entreprises relevaient de la perfection même, et de l'accomplissement des devoirs de sa tâche. Elle était une parfaite dame de Cour. Tact, impertinence mesurée, flair, empressement pour les danses, les promenades et prendre place aux tables où l'on battait les cartes et secouait les cornets.
Elle jouait bien, gagnait avec modestie, perdait avec grâce, et n'avait jamais laissé en suspens plus d'une heure une dette de jeu.
Accoutumé à la voir vivre en apparence dépendante des autres dans leur service et en fait la plus indépendante des dames de Versailles, nul ne se souvenait plus si elle était veuve ou si son mari vivait encore, et dans ce cas où résidait-il ? Dans ses terres ? À l'armée ?... À la Cour, qui sait ?...
Telle était la femme qui, ce matin-là, levant les yeux des cartes qu'elle tenait en mains, aperçut un jeune seigneur qui fixait les yeux sur elle. Ses yeux avaient l'éclat et la dureté des pierres précieuses et la couleur de l'émeraude.
Pour une raison inconnue et qui était peut-être due au reflet des glaces ou des vitres de la fenêtre qui donnait sur le Parterre du Midi, son visage et tout son être paraissaient pétris de clarté comme si c'eût été de la lumière et non du sang qui circulait dans ses veines. Réflexion qu'elle se fit tandis qu'un silence profond s'établissait et s'épaississait, jusqu'à ce que les personnes présentes, dont elle-même, se sentissent à demi stupides.
Elle s'entendit demander d'une voix lointaine, bien que puissante :
– Or ça !... Que vous arrive-t-il, Messire ?... Je vous en prie, délivrez votre message !...
– Le message, Madame, est que vous me plaisez infiniment.
Sa gravité conférait à la déclaration de l'insolence. Madame de Chaulnes se dressa tout d'une pièce, sa maîtrise mondaine inexplicablement en déroute.
– Que... que voulez-vous dire ?...
– Que je serais le plus heureux des hommes si vous me receviez, Madame, en votre couche !...
– Vous perdez la tête !
– Avez-vous, Madame, si peu d'estime pour vos charmes, que vous ne puissiez comprendre ma requête, et, la trouvant audacieuse, la juger pourtant naturelle et n'étant qu'hommage à leurs perfections.
– Connaissez-vous votre âge ? lui jeta-t-elle.
Et elle s'effraya d'avoir été sur le point d'ajouter dans un cri véhément : « Et le mien ?... »
– Mon âge ? C'est lui, Madame, qui me conduit devant vous. L'ignorance qui est son apanage m'est cause de plus d'embarras que mon ardeur à aimer ne m'accorde de privilèges. Ayant peu pratiqué l'amour, et jamais avec une dame de votre rang, de votre beauté et de votre superbe, il m'a semblé voir en votre divine personne, Madame, si assurée par le monde et savante, me semble-t-il en tout, une réponse à mon ennui.
Les mots manquaient à la marquise de Chaulnes. Elle bégaya :
– Votre... votre ennui... Votre prétention dépasse ce qu'on peut imaginer... Je vous conseille d'attendre... Le lait vous sort encore du nez et vous osez...
– Attendre !... Seriez-vous, Madame, adepte de l'Astrée, de ces Précieuses qui exigent de leurs amants de les attendre cinq ou dix ans afin d'éprouver la sincérité et la constance de leurs sentiments ?... cela ne vous sied pas. Et je n'en crois rien. Car des échos qui se veulent malveillants, mais qui pour moi ont ajouté à vos attraits, vous décrivent comme peu cruelle, et prompte à offrir votre sacrifice sur l'autel de Vénus lorsque le sacrificateur vous complaît !...
– Voyez-moi ça, l'insolent, s'écria Mme de Chaulnes avec un éclat de rire strident.
Et d'un regard éperdu, elle cherchait le soutien à son indignation auprès de ses partenaires. Mais ils ne lui furent d'aucun secours. Figés, cartes en mains et la tête allant de l'un à l'autre, ils présentaient tous les symptômes de l'ébahissement. La vivacité et le mordant du dialogue ne leur laissait pas le temps de compter les coups.
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