« Croyez-vous que vous êtes le seul et le premier, auquel ces sacrifices sont demandés ?... Qui peut prétendre qu'Abraham n'aimait pas sa bonne ville de Ur, et qu'il n'a pas trouvé saumâtre que Dieu vienne lui dire : « Lève-toi et va dans le pays que je te montrerai. »
– Assez !
Maître Berne se boucha les oreilles.
– Je vous interdis, vous entendez, je vous interdis de continuer à me citer la Bible !...
– Soit ! Je me tairai. Mais je vous en corrigerai aussi. La Bible et l'Évangile font partie des livres saints de la tradition autant pour les catholiques que pour les protestants. Et je vous rappellerai que nous adorons le même Christ.
Gabriel Berne déclara forfait.
– On en arrive toujours à la même conclusion, dit-il. Il faut... ou vous SUIVRE, ou vous PERDRE... Vous bouleversez, vous démolissez tout ! Vous nous contraignez à saisir les montants du cadre de notre vie et à en faire du menu bois. Crac ! Crac ! Mais sachez qu'un jour, cela ne sera plus possible. Un jour viendra où je ne pourrai plus vous suivre, où ma foi, mes croyances... m'obligeront à rompre, m'obligeront à vous...
Il eut un geste qui tranchait.
– À vous répudier... Tous les deux ! Vous et lui. Malgré toute l'aide et les bienfaits que nous devons à M. de Peyrac. Ceci pour bien vous prouver que ce n'est pas une question de sentiments personnels et affectifs, mais de principes.
– Pour ma part, j'estime que l'amitié n'est pas une question de principes, ni de dogmes.
« Quand j'ai quelqu'un dans le cœur, je ne peux l'en arracher si facilement et vous savez que vous y avez bonne place depuis très, très longtemps. Maître Berne, je suis votre servante.
À bout de protestations, il hocha la tête.
– Vous êtes désarmante...
Il soupira.
– Les femmes ont besoin d'harmonie. Elles ne peuvent vivre sans se réchauffer sans cesse à la chaleur de leurs sentiments.
Elle glissa son bras sous le sien.
– Me perdre ou me suivre, dites-vous ? Quelle idée ! Je vous connais, vous êtes un habile homme. Vous saurez bien vous arranger pour, à la fois, et ne pas me suivre et ne pas me perdre.
Ils remontèrent, bras-dessus bras-dessous, le sentier.
– C'est un orphelin, reprit Angélique à voix haute, un pauvre garçon sans famille.
Il comprit qu'elle parlait de Nathanaël.
– Il erre au long des côtes d'Amérique, où il n'a guère de place, étant seul et Français, et réformé. Mon frère a connu le même dilemme, étant seul Français et catholique, avant de trouver une femme pour l'aimer. Ce Nathanaël, c'est un exilé comme nous tous, qui dut fuir la mort qui le menaçait sur la terre de sa naissance.
« Je pense que vous m'approuverez d'écrire à Moline. Il sait tout. Il le retrouvera et il saura ce qu'il en est de son patrimoine en France, et des possibilités d'en retirer, par vente ou cession, la plus haute valeur.
– Les choses ne s'arrangent pas pour les huguenots de France, si les nouvelles qui nous parviennent sont exactes.
– Il y a cependant des lois toujours en place que l'on peut avancer et faire appliquer tant qu'elles ne sont pas révoquées...
– Il faudrait parler au roi, dit Berne. Quelqu'un qu'il serait disposé à écouter avec confiance, et qui ne lui mentirait point. Vous, peut-être !...
Angélique tressaillit et ne répondit rien.
« Seigneur ! pensa-t-elle. Les malheureux ! S'ils s'imaginent que mon intervention auprès du roi pourrait être de quelque poids dans une affaire comme celle-ci. Que suis-je, moi lointaine, moi femme, devant la coalition des Jésuites, des dévots, qui persuadent le roi que la France est convertie et que l'Édit de Nantes est devenu caduque parce qu'inutile. Et puis, il me faudrait retraverser l'Océan. Revenir à la Cour. Non. Je ne suis pas encore prête !... »
*****
Autour de la demeure d'Abigaël, les framboisiers attiraient les tourterelles. C'étaient de jolis oiseaux, d'apparence frêle et gracieuse, plumage beige et bleuté, long cou mince, et dont le ramage ininterrompu avait quelque chose d'étourdissant.
Les habitants près des bois s'en plaignaient. Abigaël, qui se réjouissait de tout, les aimait. Elle disait que ces roucoulements endormaient les enfants mieux qu'une berceuse.
Du seuil, elle regarda en souriant Angélique et son époux montant vers elle.
– Vous n'êtes pas jalouse, Abigaël ? lui cria de loin Angélique.
– Pas aujourd'hui. Mais je l'ai été. Affreusement. Lorsqu'à La Rochelle je vous décrouvris auprès de lui, et le vis, presque pour la première fois depuis que je le connaissais, lever le nez de sa Bible ou de ses comptes, et regarder une femme avec d'autres yeux...
– Que disais-je, Maître Berne ? Auriez-vous jamais gagné ce trésor d'Abigaël si vous étiez resté à La Rochelle ? Il a fallu pour le moins que nous soyons ballottés en plein milieu des océans et qu'elle vous voie blessé pour se trahir. Sinon, elle ne vous aurait jamais révélé ses sentiments. N'est-ce pas ?
– Jamais ! affirma Abigaël. D'autant plus que vous étiez une rivale dont la beauté et le charme condamnaient toutes mes chances. Je fus désespérée !... sur le point de me donner la mort !...
– Les femmes sont folles ! marmonna Berne en pénétrant chez lui d'un air faussement outré.
Mais il avait rougi sous les feux croisés de cette feinte dispute, et il découvrait que ce n'était pas désagréable d'être l'enjeu d'une rivalité entre deux superbes dames. Sans conteste, il était plus jeune aujourd'hui qu'à l'époque où il avait le nez dans ses additions.
– Mais les hommes sont fous aussi ! convint-il en s'asseyant à sa place habituelle devant l'âtre.
Et il attira à lui la main d'Abigaël pour y poser ses lèvres avec ferveur.
– Fous de préférer l'habitude au bonheur... au bonheur d'aimer. Vous avez raison, dame Angélique.
Quatrième partie
La forteresse du cœur
Chapitre 18
Chaque année, en revenant à Wapassou vers le début d'octobre, Angélique se promettait, l'an prochain, de s'accorder une saison d'été dans sa résidence préférée. L'obligation de mettre à profit les mois ensoleillés pour effectuer les longs voyages vers la côte, ou des visites en Nouvelle-France et en Nouvelle-Angleterre, la privait de vivre à Wapassou le temps des floraisons qui était aussi celui des cueillettes et récoltes de simples pour les réserves médicinales.
Par bonheur, elle avait eu, en ses amis les Jonas et plusieurs des femmes de l'établissement, de précieux adeptes de sa science qui, pendant son absence, et selon ses instructions, s'occupaient de recueillir les plantes suivant les dates recommandées.
Personne ne chômait à Wapassou et dans aucun domaine.
L'arrière-saison qui, dans sa splendeur, pouvait être brève, était particulièrement chargée. Tandis qu'on se livrait aux dernières grandes chasses, aux amples cueillettes de fruits des bois et des landes, et de champignons, les arrivants, qui remontaient du Sud avec des caravanes de plus en plus importantes, devaient sans plus attendre se lancer, les premières effusions passées, dans les suprêmes travaux, les suprêmes rangements, les suprêmes inspections d'avant la mauvaise saison.
Tout devait être exécuté des tâches que l'incommodité de l'hiver rendrait plus difficiles, sinon impossibles à remplir. La rentrée du bois de chauffage était déjà effectuée. On fabriquait des fagots de torches d'avance.
On réparait les raquettes, les traînes, les traîneaux.
Les échos résonnaient des derniers coups de marteau donnés aux derniers détails des maisons et de leurs communs où des familles, avec leurs porcs, vaches et chevaux, allaient se renfermer dans leur enclos de pieux dont les pointes bientôt émergeraient à peine de la neige.
Si l'hiver permettait un repos relatif, chacun pouvait se dire qu'il était bien gagné.
Une demeure est une chose qui se recommence tous les jours. Celle du grand fort de Wapassou, agrandie chaque année, avec ses dépendances et le nombre de personnes qui s'y renfermaient, les activités communes qui s'y déroulaient, nécessitait le travail attentif et dirigé de plusieurs équipes. Les feux, les poêles, le fumage, les salaisons, la boulangerie, les lessives, les lampes aussi, et les chandelles.
De la côte étaient montés plusieurs tonnelets d'une belle huile de marsouin qui donnait une lumière blanche.
En cette année, Angélique avait eu le temps de courir les bois pour y faire provende de baies qui, après avoir bouilli dans un grand chaudron, laissaient à la surface de l'eau une cire fine, de couleur vert tendre. Cette cire, une fois refondue et coulée dans les moules, donnait des chandelles parfumées.
En passant par le poste du Hollandais sur le Kennébec, le hasard d'une conversation avec le vieux Josuah, lui avait livré un secret qu'elle regrettait d'avoir vu le Père d'Orgeval emmener avec lui dans sa tombe : celui des chandelles vertes. Le vieil employé de Peter Boggan lui avait appris qu'on les fabriquait avec les baies d'un buisson, appelées waxberries. Elle se demanda pourquoi elle ne l'avait pas interrogé plus tôt. Le vieux Josuah, bien qu'Anglais, était aussi versé dans les secrets des plantes qu'un Indien. Enfant, jeté avec les pèlerins du Mayflower sur l'âpre côte déserte du Massachusetts, il avait vu mourir en un premier hiver plus des deux tiers des colons débarqués. La nécessité avait contraint sa génération à tout connaître de la nature environnante.
Il ne se cacha pas que c'était lui, des années plus tôt, qui avait instruit sur la fabrication de ces chandelles le jésuite de Norridgewook, le Père d'Orgeval qui manquait de luminaires pour son sanctuaire.
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